Dans
le tumulte du salon du livre, l'objet avait retenu mon attention. C'était sur
le stand des éditions du Rouergue. Car avant d'être un livre, Sade up, de Franck
Secka, est un objet. Un bel objet intriguant. Vendons la mèche : il s'agit d'un
livre pop up, vous savez, ces livres animés dont les corolles se déploient quand
on tourne les pages. Qui n'a pas rêvé, enfant, devant quelques unes de ces
histoires qui jouent avec la troisième dimension : un château soudain se dresse
devant nous, des arbres passent à la verticale, des oiseaux s'envolent. Ou bien
il faut trouver la bobinette, la languette qui fera surgir le lapin
du chapeau ou la sorcière du placard. Sauf qu'ici le palais de nos rêves d'enfant a été troqué pour l'univers de Sade. Sade up est une libre variation en dix tableaux animés autour de la
Philosophie dans le boudoir. Mais on retrouvera tout aussi bien des
"citations" visuelles de Salo ou de Justine. D'ailleurs le travail
n'est pas tant narratif que suggestif. Chaque double page nous entraîne dans
une nouvelle scène qui fonctionne comme une proposition sadienne bien plus que
comme la reconstitution d'un passage précis de l'œuvre du « divin marquis ».
Et
il faut bien avouer que le résultat est impressionnant à plus d'un titre.
D'abord parce qu'il s'agit d'un vrai beau livre. On aurait envie de parler
d’un « livre d'artiste », par le souci du détail, la qualité
des photo-montages, le choix et le rendu des couleurs, la précision des dessins
et la composition d'ensemble. Chaque nouveau tableau met en branle des
entrées différentes, constitue une petite création à part
entière, avec ses astuces qu’il faut prendre le temps de découvrir, avec sa
tonalité et son champ de profondeur. Il y a de l'élégance, du sourire, de la
grivoiserie dans ces tableaux. Mais s’y trouve aussi inscrite la violence dérangeante qui
traverse l'œuvre de Sade : des machines, des instruments de torture, des chairs
mises à mal. La mécanique des corps est ici rendue avec habileté par
l’ingénierie de de l’exercice.
Le
principe du dévoilement, sur lequel repose le pop up, se prête forcément bien
aux jeux de la fiction érotique. Le rapport livre-lecteur institue ici de
manière mimétique une relation de voyeurisme-exhibitionnisme conditionnée
par le fonctionnement même des
animations. Le lecteur n’a pas le choix : il doit aller voir en dessous,
derrière, démasquer, rendre visible.
Frank
Secka aurait pu s’en tenir à une ligne claire et stylisée. On aurait pu avoir
un livre chic et frivole ou à l'inverse une machine bien huilée dans le
registre du trash. Mais son travail est plus subtil. Son esthétique est à la
fois très personnelle et se nourrit de nombreux échos. Certaines de ses compositions
ont un peu la facture d’une imagerie surréaliste ou de collages à la Prévert.
D’autres tableaux évoqueront plutôt d’improbables notices techniques ou des figures de tarots
revisitées sous l’angle de combinaisons libertines. On en retient pourtant une
belle tonalité d’ensemble, sombre, rouge et sepia, servie d’abord par les
montages photographiques. Mais on est également touché, si ce n'est par un propos
univoque, par une force d’intention.
Quelque chose qui fait sens, ou interroge le sens, à travers un libre mais
authentique dialogue avec Sade.
Une
forme de syncrétisme se dégage de cette juxtaposition d’images, d’époques, de
registres. On trouve des références vestimentaires ou iconographiques aussi
bien à l’Antiquité, qu’au Moyen Age, au siècle des Lumières, au Second Empire,
à la Belle Epoque et à la société actuelle. Comme si la scène érotique et ce
qu’elle engage ne se trouvait arrimée à aucune mode, à aucune période. Partout
le même théâtre social pour masquer la même animalité de fond… La présence
animale constitue d’ailleurs l’un des leitmotiv de ces tableaux : chiens,
poules, béliers, vaches, brebis, cochons sont toujours là pour nous rappeler l’humaine porcherie qui se profile derrière les conventions instituées.
Les
positions sociales semblent elles-mêmes interchangeables et chacun tient son
rôle, le pire derrière le meilleur. Du viol campagnard à l’uro-aristocratie en
passant par la partouze de salon et la soutane licencieuse, rien n’est laissé
de côté dans ce théâtre où les apparences hypocrites ne masquent jamais très
longtemps la noire et irréductible nature de l’homme.
Car
il y a aussi la violence disions-nous. Violence des corps, violence faite au
corps... Mais violence politique aussi, comme le rappelle notamment la belle et
troublante dernière scène du livre. C’est cette fois un échantillon de nos
contemporains qui se trouve emballé dans un drôle de décor. Voilà donc nos semblables cloîtrés dans
une sorte d’antichambre de la mort, entre abattoir, usine désaffectée et musée
des horreurs, écrasés par un tableau en contre-plongée qui met en scène une guillotine
au travail. Cette guillotine qui fut si familière à Sade et à laquelle il
échappa de peu. C'est donc en filigrane l'évocation d’une violence faite aussi à la parole de
l’écrivain.Qu’on se souvienne seulement que Sade fut embastillé sous tous les
régimes de son époque et passa plus de la moitié de sa vie d’adulte
dans un mouchoir de poche entre murs et barreaux…
«Sade
pense. Toute l’œuvre de Sade pense». Michel Surya trouve judicieux de nous
le rappeler dans sa préface à l’ouvrage de Frank Secka. Et c’est avant tout
pour ce qui pensait et donnait à penser dans ses textes
que le marquis a fait les frais des préjugés de son temps, que son œuvre allait encore être
proscrite plus d’un siècle après sa mort et que par bien des aspects, elle
dérange encore.
L’hommage
de Frank Secka est audacieux, sensible et intelligent. Son livre est un objet
qui se regarde et se manipule. Mais il garde aussi, à sa façon, l’une des
forces majeures de l’œuvre avec laquelle il dialogue : il pense et donne à
penser.
Si vous êtes à court d’idées pour la fête des mères, n'hésitez plus.
Frank Secka, Sade up. Editions du Rouergue. 2011. Préface de Michel Surya. Ingénierie papier par Philippe Huger.
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