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Eleni Sikelianos est
une poète américaine dont quelques traductions nous sont déjà parvenues grâce aux
belles Editions Grèges. Arrière petite-fille du poète grec Ángelos Sikelianós et
de la chorégraphe Eva Palmer, Eleni Sikelianos est née en 1965 et a poussé sur le terreau hippie de la Californie des années 70. Cette enfance
vagabonde est traversée par la figure d'un père le plus souvent absent,
toxicomane et emporté par une overdose au début des années 2000. Dans Le Livre de Jon, enfin traduit (par
Claro) chez Actes Sud, elle compose autour de ce portrait fragmentaire et
tragique une sorte d'album de famille poétique, détraqué et totalement
émouvant. Ce bref mais intense témoignage, à travers les différentes formes
qu'il emprunte, semble se nourrir de ses propres contradictions
affectives. Contournant l'hommage comme le règlement de compte, ce curieux
tombeau cherche un chemin de parole qui oscille entre des bribes de souvenirs
émus et les noirs échos d'une déchéance paternelle programmée.
Le
livre de Jon est un récit hybride, un recueil
composite que l'on pourrait presque parfois croire à l'état de brouillon. Une
sorte de carnet en attente de ses raccords et d'une mise en musique finale. Il
est pourtant ce qu'il y a de plus abouti et le point d'arrivée d'un travail
d'écriture qui, comme elle ne s'en est pas cachée, a beaucoup coûté à son
auteur. Et il porte de toute évidence la trace de cet effort.
On y trouvera pêle-mêle
tout aussi bien des extraits de lettres, des poèmes, des souvenirs annotés,
quelques photographies et beaucoup de questions restées sans réponse. Le livre
de Jon semble accueillir et cristalliser un reflux de notes anciennes,
d'extraits de journaux et de souvenirs fragmentaires - à l'image de la relation
qui fut celle du père et de sa fille.
A quelques dates
réelles s’entremêlent des dates inconnues. Aucune forme de chronologie n’est
vraiment respectée. Parfois ce sont les mots même du père qui circulent dans ce
récit quand ce n’est pas un Poème
inachevé qui s’efforce de s’écrire comme si Jon l’écrivait. Le fil de la
mémoire semble suivre une ligne définitivement brisée, la seule qui puisse
convenir au souvenir d’une enfance bousculée, marquée par la présence étoilée
de ce personnage qui fit de sa vie une fuite en avant. Le texte d’Eleni
Sikelianos nous touche par cette double tentative d’inscrire le passé dans un
récit et de faire tout à la fois de ce récit le lieu de déposition d’une
absence fondamentale. On trouve ainsi des lettres adressées à Jon du temps de
son vivant, des lettres qu’il n’a probablement jamais lues et que sa fille,
consciente du vide où son père s’était réfugié,
s’adressait peut-être déjà à elle-même :
« Tu
t’es effondré, relevé, effondré. Dans les villes blanches et enneigées de ta
jeunesse, dans la brutalité des familles américaines et des paysages tout en
pelouses, avec la lumière bleu de l’hiver s’étendant au-dessus de toi – comment
vas-tu survivre ? »
Si derrière ce destin
personnel transparaît une Amérique où tout semble prédisposé à sonner l’appel
du vide, il n’y a pourtant aucune complaisance dans le regard que la fille
porte sur l’existence de son père. Car celui-ci est tout aussi bien le «membre d’une longue et ennuyeuse litanie de
pères absents et de connards défoncés».
Il n’y aura pas non
plus d’acharnement ni de reproche. Entre manque et tendresse, douleur et
mémoire, le récit construit une route étroite où résonne des échos d’amplitude
variable. Certains souvenirs
correspondent à des moments vécus, d’autres sont des souvenirs rapportés comme
ces « quelques histoires avec Jon et
Elayne racontées par Elayne » et numérotés de 1 à 5. La propension à
recourir à des listes pourrait parfois combler les vides de l’histoire, mais
ces listes, souvent sommaires ou avortées, se retournent contre elles-mêmes,
sont anti-exhaustives et prolongent le plus souvent l’effet d’ébauche, de
projet condamné à demeurer elliptique, telle cette « liste d’histoires à ajouter » . Ou bien ellesmarquent
à leur façon l’impossibilité de reconstituer la présence d’un individu à part
entière comme lorsqu’Eleni Sikelianos recense les objets trouvés dans les
poches de Jon au «dernier jour de sa vie».
Quelques photos et documents
alimentent également cette mosaïque nécessairement incomplète. Mais
au-delà des images qui se télescopent,
des lieux qui traversent le récit comme dans un travelling hoquetant, les mots s’imprègnent
peu à peu du corps en morceaux du père et ressassent le festin nu auquel il
s’est livré. Et c’est sans doute dans ces passages où le récit fait place au
poème ou se distend vers une forme de prose poétique qu’Eleni Sikelianos semble
trouver la musique la plus juste pour dire ce qui ne peut-être dit.
« Dans
le bras de mon père se trouve cette substance sucrée et le thé et l’amour d’une
cuillère, une ficelle, un garrot. Dans son bras se trouve le triangle des
Bermudes. Dans le bras spirituel de mon père dans la nuit est la nuit il
s’inquiète du sort des scolytes des ormes qui meurent de faim. Dans le bras
spirituel de mon père il y a une photo de moi quand j’étais bébé j’ai un crâne
mou, il l’embrasse. Au milieu du bras spirituel de mon père il y a de petites
rafales de neige, à peine visibles maintenant, et des petites gouttes de sang
sur les touches du piano. »
Eleni Sikelianos, Le livre de Jon. Actes Sud. 2012.
Traduit de l’américain par Claro.
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