Le narrateur de N, le dernier récit d’Eric Pessan, n'entre jamais au village. Il évolue dans une forêt où son père l’a entraîné il y a déjà longtemps, loin des hommes, loin de leur passé et de leur mémoire familiale. On ne connaîtra jamais clairement les raisons de cet arrachement, de cette fuite. Le fait est qu’ils habitent la forêt ou plutôt que la forêt les habite. Car toute autre réalité s’est estompée. Si le père a connu cet autre monde, il n’en parle jamais et pour le fils, ce monde ne constitue pas même un souvenir. A peine une réminiscence, une zone d’ombre traversée par quelques pâles figures (le visage d’une sœur ?), quelques images qui flottent dans la mémoire comme des débris de rêve.
« La
fatigue chaque jour entretenue a lavé la mémoire. Un matin, roulé en boule, je
cherche un interrupteur sur une table de nuit, me réveille tout à fait et
perds tout souvenir d’une chambre où
j’aurai dormi un jour. La forêt a planté ses racines dans mon esprit, elle a
recouvert les sédiments d’une vie plus ancienne »
Ainsi, le monde du fils est à la fois extrêmement
réel et extrêmement déréalisé. Il se limite au père (lâcher sa main c’est
longtemps risquer de se perdre) et à la forêt. Le reste n’existe pas. Cette
forêt n’est pas une forêt enchantée. C’est une forêt humide, faite d’odeurs, de
champignons, de moisissures, de filets de lumière, d’animaux, de bruissements.
Elle déteint sur les mots, imprègne le langage. Elle semble délimiter, pour le
fils, le début et la fin de ce qui peut-être dit. L’autre limite, c’est le
père, avec ses mots de survie, qui se cantonnent depuis toujours à l’essentiel :
« Des années dans l’écho de quelques
syllabes ». C’est dans ses pas, tant bien que mal, que le fils avance et grandit,
certain d’être, dans ce milieu hostile, un fardeau, un boulet, un mauvais
animal de compagnie auquel le père aurait dû « briser la nuque ».
On suit le N de la boussole, seul jouet, interdit,
de l’enfant. On dort dans des duvets, on s’abrite dans des trous. La moindre
fièvre, que l’on ne soigne pas, dure longtemps. La moindre douleur s’éternise
dans l’inconfort d’une vie en retrait de toutes les commodités du dehors.
Cet exil centré sur une relation père-fils, cet ensauvagement
au cœur des forêts ravivera sans doute quelques
souvenirs littéraires chez plus d’un lecteur. Difficile de ne pas penser
à la Route de Cormac McCarthy ou à Sukkwan Island de David Vann. La réclusion
hors du temps et de la société telle qu'elle se déploie dans N m'a également fait parfois songer à The Woods, le film fantastique et
poétique de Night Shyamalan.
Ce récit, pourtant, donne l’impression d’être à peine une
histoire : un fil tiré à la surface d’un texte qui prête avant tout aux mots une
présence simple et inouïe. Car c’est là la grande surprise que produit ce petit
livre. Le curseur a trouvé sa juste place et la musique s’impose comme une
évidence. Les paragraphes prennent plutôt l’allure de fragments et le récit,
dans sa partie centrale, se fait presque poème. Et c’est dans le poème que la relation
sans issue du père et du fils se mue en combat. Un combat à demi-mots et pourtant
d’une force extrême, qui pourrait tout aussi bien être le combat symbolique de
tous les fils contre tous les pères, le combat de l’homme contre ce qui
l’oppresse. Cette dimension allégorique du récit de Pessan n’alourdit pourtant
jamais le texte, elle en constitue juste une résonance possible. L’écriture se tient pudiquement à la croisée
de multiples chemins, fantastique, allégorique, réaliste, tout en gardant sa
force et sa singularité. Le réel, poignant, fragile, semble constamment inscrit
au cœur du récit mais allégé de toutes les références et de tous les apparats
qui auraient pu le constituer comme tel.
On a le sentiment que l'écriture d' Eric Pessan a atteint ici ce lieu précieux, a trouvé ce souffle rare que décrit Jean-Philippe Toussaint dans son dernier essai, L'urgence et la patience :
"Nous y sommes, c'est la bonne profondeur, nous avons maintenant le recul nécessaire, la distance idéale pour restituer le monde, pour retranscrire, dans les profondeurs même de l'écriture, tout ce que nous avons capté à la surface."
N est le second texte que vient de publier la toute jeune maison d’édition Les Inaperçus, qui souhaite avant tout faire travailler ensemble plasticiens et
écrivains. Au texte d’ Eric Pessan fait ici écho, comme un second récit en surimpression, une très belle série d’images
du photographe franco-suédois MikaëlLafontan.
Mikaël Lafontan, Eric Pessan, N. Les Inaperçus.
2012.
Images : 1) Arcimboldo - les quatre saisons / 3) ©Mikaël Lafontan
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