Essayiste, poète, flâneuse
et lectrice pleinement éveillée, Edith de la Héronnière serait un peu de tout
cela. Si ses publications demeurent relativement confidentielles, elle semble
avoir attiré à elle un cercle de lecteurs attentifs et sensibles à ses qualités
d'écriture ainsi qu'à la finesse du regard qu'elle porte sur les œuvres qui lui
parlent. Eric Dussert, évoquant en 2007 la parution d'un recueil d'articles de l'auteure, Promenade dans les tons voisins, n'hésite
pas à lui trouver quelque chose d'un
Rémy de Gourmont. D'autres critiques ont également salué son essai déambulatoire sur l'univers des labyrinthes :
Les labyrinthes de jardin ou l'art de l'égarement. Culture immense, discrétion,
élégance, profondeur, sont des mots qui viennent souvent à la bouche de ceux
qui parlent de ses textes. Si nous ne connaissons encore d'elle que son dernier opus, Mais la mer dit non, force est de constater que cet ouvrage est habité par une
grâce assez indéfinissable. Il y est question de dix œuvres, des classiques
pour beaucoup, qui à travers des personnages aussi différents qu'emblématiques,
mettent en scène une même posture : le refus. Une promenade buissonnière et
stimulante dans la littérature qui dit non.
Qu’est-ce que dire
non ? Que se passe-t-il vraiment lorsque l’on prononce, en l’assumant
pleinement, ce mot à la simplicité confondante, « deux petits points autour d’un rond, trois lettres, dont une
double, presque rien, une syllabe sybilline » ?
C’est pourtant à partir
de ce simple mot que tout commence. L’enfant qui dit non, affirme soudain son
identité balbutiante en se détachant du corps de la mère. Mais, chemin faisant,
cet adverbe lui sera rentré en gorge, il apprendra à le ravaler. Tout est prévu
pour. Savoir dire non, réapprendre à dire non, n’est pas toujours chose aisée.
Car un non peut engager beaucoup :
« Trois
lettres accolées et le cours des choses s’enraye, les arguments se mettent à
bégayer et les discours à bafouiller, les plus belles constructions politiques,
idéologiques ou sociales retombent sur elles-mêmes comme un soufflé
raté. »
Ce n’est pourtant pas
tant un traité théorique du "non" qu’entreprend ici Edith de la Héronnière, qu’un
voyage subjectif sur quelques territoires littéraires où ce mot a été illustré.
Subjectif car il y sera avant tout question de personnages, de figures qui
auront incarné le refus et, par ce refus même, occupé une place de prédilection
dans l’existence de celle qui a décidé d’en parler.
« Leurs
personnalités sont si prégnantes, si surprenantes aussi, qu’elles ont envahi
subrepticement ma vie et n’en décollent plus, au point qu’il m’a fallu
m’habituer à vivre avec eux, un peu comme ce personnage de Pirandello que
l’auteur met à la porte et qui revient par la fenêtre. »
Des personnages qui,
au-delà l’affection qui leur est ici portée,
partagent un trait commun : « le
refus absolu, intraitable, enragé, de l’oppression qui s’exerce sur eux. »
D’Antigone à Oblomov,
en passant par Côme, le Cyrano d’Edmond Rostand, le Bartleby de Melville et
quelques autres, ce refus a pu prendre des formes souvent différentes. Il se
caractérise pourtant à chaque fois par une radicalité sans compromis. Cette
radicalité le rapproche souvent du sacrifice. Si le non, tel qu’il a été
formulé et vécu par ces différents personnages, est l’affirmation d’une liberté
non monnayable, il est aussi souvent le premier pas qui conduit à la perte, à
l’abandon ou à la mort. Mais, et ce n’est pas là un moindre paradoxe, « ces êtres qui marchent délibérément
vers leur mort suscitent en nous une émotion dont l’un des versants est la
joie ».
Car ce rappel à la
possibilité tragique du non est également jubilatoire. Et l’on n’est pas loin
d’entrevoir ce qui pourrait être l’une des fonctions de la littérature :
celle de nous inviter à suivre les brèches de nos murs gris, à chercher l’appel
d’air dans l’étuve des jours, à retrouver cette capacité première de nous
détourner de ce qui nous est unilatéralement imposé.
Contre les lois
humaines qui régissent la cité attique de Thèbes, l’Antigone de Sophocle offre
un tombeau à son frère proscrit. Juste un filet de terre contre le sacrilège.
Mais un non immense opposé à la toute puissance de Créon, refus par lequel elle replace la
loi des dieux au-dessus de celle des hommes.
D’apparence moins
spectaculaire, le « I would prefer
not to » du scribe Bartleby est lui aussi la marque d’une exigence
sans faille. Et il n’est pas sans
conséquences. Son refus d’agir et de choisir renvoie les autres à leurs propres
choix, qui s’inscrivent souvent dans le cycle de la violence et vide de son
sens toute forme d’action. Une posture simple et radicale qui n’est pas non plus
sans conséquences pour celui qui l’exerce puisqu’ « à toute demande, il oppose son refus, le cisèle jusqu’à en faire
l’instrument de sa mort »
Chez Cyrano de
Bergerac, c’est une autre forme de refus qui opère, une forme révolutionnaire
de consentement à la chute. La réplique emblématique de Cyrano est ce
« non, merci ! » par lequel il semble « affirmer qu’il y a une beauté possible dans ce temps de
tournoiement et de flottement avant l’écrasement ». C’est cette théorie
implicite du panache dans le mouvement vers le bas, que le personnage d’Edmond
Rostand incarne avec brio, une sorte de grâce dans le refus de s’élever
qu’illustre si bien à ses yeux la chute des feuilles mortes :
« Comme
elles tombent bien ! / Dans ce trajet si court de la branche à la terre, /
Comme elles savent mettre une beauté dernière, / Et malgré leur terreur de
pourrir sur le sol, / Veulent que cette chute ait la grâce d’un
vol ! »
On pourra encore suivre
Edith de la Héronnière sur d’autres routes du refus : elle reparcourt avec
précision et complicité les chemins d’Oblomov, l’homme à la verticalité
horizontale, celui de l’héroïne du Silence de la mer, le roman de Vercors cousu à la
lisière du mutisme et qui met en scène un amour sacrifié par fidélité à une
promesse de refus. On retrouvera encore le mystérieux renonçant de la Soirée
d’Elseneur l’un des Sept contes gothiques de Karen Blixen, un homme qui, alors
que tout souriait à son bonheur, décide de disparaître en mer. Il y aura encore
le pompier récalcitrant de Farenheit 451 et l'incontournable baron perché d’Italo
Calvino, ainsi que deux autres personnages, peut-être moins connus, qui traversent
des œuvres de Iouri Dombrovski et d’Augustin Gomez-Arcos.
Cette liste est
subjective, disions-nous, et nécessairement non exhaustive, un peu comme
l’était la sélection d’œuvres retenues par Eric Bonnargent dans son Précis de littérature atopique pour
illustrer cette tendance de la littérature à accueillir des visions du monde
décalées, des personnages qui nous embarquent sur leur tangente.
La littérature recèle
d’autres refus fulgurants et chacun garde sans doute les siens par devers-lui.
On sera reconnaissant à Edith de la Héronnière d’avoir su nous présenter si
subtilement et si généreusement les siens.
Derrière les
indignations faciles et manufacturées, elle nous montre simplement du doigt ce
vivier de forces bouillonnantes qui travaillent la littérature. Preuve
peut-être « que l’horizon du malheur n’est jamais tout à fait bouché et que
l’esprit de résistance, lorsqu’il se fait poétique, marque toujours une
victoire pour la pensée, parce que son pouvoir
s’inscrit à la verticale de toutes force d’oppression, pour en
désamorcer la contrainte par une sorte de bon vers le vide qui ouvre tous les
possibles. »
Edith de la Héronnière, Mais la mer dit non, Editions Isolato. 2011.
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