dimanche 8 juillet 2012

> La littérature qui dit non

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Essayiste, poète, flâneuse et lectrice pleinement éveillée, Edith de la Héronnière serait un peu de tout cela. Si ses publications demeurent relativement confidentielles, elle semble avoir attiré à elle un cercle de lecteurs attentifs et sensibles à ses qualités d'écriture ainsi qu'à la finesse du regard qu'elle porte sur les œuvres qui lui parlent. Eric Dussert, évoquant en 2007 la parution d'un recueil d'articles de l'auteure, Promenade dans les tons voisins, n'hésite pas à lui trouver quelque chose d'un  Rémy de Gourmont. D'autres critiques ont également salué son essai  déambulatoire sur l'univers des labyrinthes : Les labyrinthes de jardin ou l'art de l'égarement. Culture immense, discrétion, élégance, profondeur, sont des mots qui viennent souvent à la bouche de ceux qui parlent de ses textes. Si nous ne connaissons encore d'elle que son dernier opus, Mais la mer dit non, force est de constater que cet ouvrage est habité par une grâce assez indéfinissable. Il y est question de dix œuvres, des classiques pour beaucoup, qui à travers des personnages aussi différents qu'emblématiques, mettent en scène une même posture : le refus. Une promenade buissonnière et stimulante dans la littérature qui dit non.



Qu’est-ce que dire non ? Que se passe-t-il vraiment lorsque l’on prononce, en l’assumant pleinement, ce mot à la simplicité confondante, « deux petits points autour d’un rond, trois lettres, dont une double, presque rien, une syllabe sybilline » ?

C’est pourtant à partir de ce simple mot que tout commence. L’enfant qui dit non, affirme soudain son identité balbutiante en se détachant du corps de la mère. Mais, chemin faisant, cet adverbe lui sera rentré en gorge, il apprendra à le ravaler. Tout est prévu pour. Savoir dire non, réapprendre à dire non, n’est pas toujours chose aisée. Car un non peut engager beaucoup :

« Trois lettres accolées et le cours des choses s’enraye, les arguments se mettent à bégayer et les discours à bafouiller, les plus belles constructions politiques, idéologiques ou sociales retombent sur elles-mêmes comme un soufflé raté. »

Ce n’est pourtant pas tant un traité théorique du "non" qu’entreprend ici Edith de la Héronnière, qu’un voyage subjectif sur quelques territoires littéraires où ce mot a été illustré. Subjectif car il y sera avant tout question de personnages, de figures qui auront incarné le refus et, par ce refus même, occupé une place de prédilection dans l’existence de celle qui a décidé d’en parler.

« Leurs personnalités sont si prégnantes, si surprenantes aussi, qu’elles ont envahi subrepticement ma vie et n’en décollent plus, au point qu’il m’a fallu m’habituer à vivre avec eux, un peu comme ce personnage de Pirandello que l’auteur met à la porte et qui revient par la fenêtre. »

Des personnages qui, au-delà l’affection qui leur est ici portée,  partagent un trait commun : « le refus absolu, intraitable, enragé, de l’oppression qui s’exerce sur eux. »

D’Antigone à Oblomov, en passant par Côme, le Cyrano d’Edmond Rostand, le Bartleby de Melville et quelques autres, ce refus a pu prendre des formes souvent différentes. Il se caractérise pourtant à chaque fois par une radicalité sans compromis. Cette radicalité le rapproche souvent du sacrifice. Si le non, tel qu’il a été formulé et vécu par ces différents personnages, est l’affirmation d’une liberté non monnayable, il est aussi souvent le premier pas qui conduit à la perte, à l’abandon ou à la mort. Mais, et ce n’est pas là un moindre paradoxe, « ces êtres qui marchent délibérément vers leur mort suscitent en nous une émotion dont l’un des versants est la joie ».

Car ce rappel à la possibilité tragique du non est également jubilatoire. Et l’on n’est pas loin d’entrevoir ce qui pourrait être l’une des fonctions de la littérature : celle de nous inviter à suivre les brèches de nos murs gris, à chercher l’appel d’air dans l’étuve des jours, à retrouver cette capacité première de nous détourner de ce qui nous est unilatéralement imposé.



Contre les lois humaines qui régissent la cité attique de Thèbes, l’Antigone de Sophocle offre un tombeau à son frère proscrit. Juste un filet de terre contre le sacrilège. Mais un non immense opposé à la toute puissance de Créon, refus par lequel elle replace la loi des dieux au-dessus de celle des hommes.

D’apparence moins spectaculaire, le « I would prefer not to » du scribe Bartleby est lui aussi la marque d’une exigence sans faille.  Et il n’est pas sans conséquences. Son refus d’agir et de choisir renvoie les autres à leurs propres choix, qui s’inscrivent souvent dans le cycle de la violence et vide de son sens toute forme d’action. Une posture simple et radicale qui n’est pas non plus sans conséquences pour celui qui l’exerce puisqu’ « à toute demande, il oppose son refus, le cisèle jusqu’à en faire l’instrument de sa mort »

Chez Cyrano de Bergerac, c’est une autre forme de refus qui opère, une forme révolutionnaire de consentement à la chute. La réplique emblématique de Cyrano est ce « non, merci ! » par lequel il semble « affirmer qu’il y a une beauté possible dans ce temps de tournoiement et de flottement avant l’écrasement ». C’est cette théorie implicite du panache dans le mouvement vers le bas, que le personnage d’Edmond Rostand incarne avec brio, une sorte de grâce dans le refus de s’élever qu’illustre si bien à ses yeux la chute des feuilles mortes :

« Comme elles tombent bien ! / Dans ce trajet si court de la branche à la terre, / Comme elles savent mettre une beauté dernière, / Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol, / Veulent que cette chute ait la grâce d’un vol ! »

On pourra encore suivre Edith de la Héronnière sur d’autres routes du refus : elle reparcourt avec précision et complicité les chemins d’Oblomov, l’homme à la verticalité horizontale, celui de l’héroïne du Silence de la mer, le roman de Vercors cousu à la lisière du mutisme et qui met en scène un amour sacrifié par fidélité à une promesse de refus. On retrouvera encore le mystérieux renonçant de la Soirée d’Elseneur l’un des Sept contes gothiques de Karen Blixen, un homme qui, alors que tout souriait à son bonheur, décide de disparaître en mer. Il y aura encore le pompier récalcitrant de Farenheit 451 et l'incontournable baron perché d’Italo Calvino, ainsi que deux autres personnages, peut-être moins connus, qui traversent des œuvres de Iouri Dombrovski et d’Augustin Gomez-Arcos.

Cette liste est subjective, disions-nous, et nécessairement non exhaustive, un peu comme l’était la sélection d’œuvres retenues par Eric Bonnargent dans son Précis de littérature atopique pour illustrer cette tendance de la littérature à accueillir des visions du monde décalées, des personnages qui nous embarquent sur  leur tangente.

La littérature recèle d’autres refus fulgurants et chacun garde sans doute les siens par devers-lui. On sera reconnaissant à Edith de la Héronnière d’avoir su nous présenter si subtilement et si généreusement les siens.

Derrière les indignations faciles et manufacturées, elle nous montre simplement du doigt ce vivier de forces bouillonnantes qui travaillent la littérature. Preuve peut-être  « que l’horizon du malheur n’est jamais tout à fait bouché et que l’esprit de résistance, lorsqu’il se fait poétique, marque toujours une victoire pour la pensée, parce que son pouvoir  s’inscrit à la verticale de toutes force d’oppression, pour en désamorcer la contrainte par une sorte de bon vers le vide qui ouvre tous les possibles. »







Edith de la Héronnière, Mais la mer dit non, Editions Isolato. 2011.

Images : 1) Homme à la mer (source) / 3) Antigone (source) / 4) Oblomov (source)

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