Deux bonnes nouvelles
valent mieux qu’une. La première concerne la collection Orphée. Cette élégante
collection de poésie au format de poche lancée il y a quelques lustres par
Michel Cluny s’était malheureusement éteinte. Il n’y a plus guère chez les
soldeurs que l’on pouvait encore glaner les précieux recueils épuisés chez
l’éditeur. Des poètes français méconnus, des poètes antiques, une poésie aussi,
et le plus souvent, des quatre continents, dont la traduction nous était
toujours livrée avec le texte original, quelle qu’en soit la langue. Un
précieux vivier de poésie bilingue, de qualité et à prix hautement abordable,
ce n’était pas si courant. Et voilà que les éditions de La Différence, voyant
sans doute combien nombreux étaient ceux qui soufflaient sur les braises, ont
décidé de relancer la flamme. La collection a été officiellement ressuscitée au
mois de juin dernier, avec au programme plusieurs rééditions : Garcia
Lorca, Anna de Noailles, Adonis.
La seconde bonne
nouvelle est que parmi les premiers titres de cette nouvelle aventure, on
trouve une sélection des poèmes de Thomas Bernhard, traduits par Susanne Hommel
et rassemblés sous le titre Sur la terre comme en enfer. L’écrivain
autrichien, quoique porté au Panthéon des grands auteurs du XXème siècle, n’était
encore connu en France que pour son théâtre et ses textes en prose. Une poésie
essentiellement écrite entre 1951 et 1962, rarement traduite, et qui semble
avoir été le plus souvent cantonnée au rôle d’ « annonciatrice » de l’œuvre
à venir sur d’autres versants de la littérature. Cette poésie nous offre pourtant une mélancolie sombre, une
nourriture amère et essentielle. Elle se situe à la fois dans la lignée de Rilke et Trakl mais porte
également en elle toute la lourde fracture qu’ont introduite dans la
littérature les béances du nazisme et de la Seconde Guerre.
Dans sa préface,
Susanne Hommel, nous rappelle quel fut le parcours poétique de Thomas Bernhard.
Il publie son premier poème à l'âge de 21 ans dans la revue Münchner Merkur.
Ces derniers poèmes datent de 1962. Ils étaient destinés à constituer un
recueil, Gel, qui, jugé "trop sombre" par les éditeurs auxquels il
fut proposé, ne devait jamais voir le jour. On sait que le basculement vers la
prose s'opèrera à cette période. Le premier texte publié de Thomas Bernhard
date de 1963 et porte le titre du recueil refusé. L'écrivain autrichien, homme
de ruptures et de décisions définitives, n'écrira plus de poésie. Si ce dernier échec a
peut-être joué, sans doute Thomas Bernhard avait-il avant tout trouvé la forme
d'expression qui lui convenait le mieux, celle dans laquelle il allait pouvoir
accomplir son travail essentiel d'écrivain.
Il n'a pourtant jamais
renié ses poèmes et avait pris la poésie on ne peut plus au sérieux.
Ce dont il est effectivement difficile de douter à la lecture de ce florilège.
On découvre d'abord très vite
une langue tendue, maîtrisée. Chaque mot semble posé comme une pierre choisie
avec soin, affûtée. Un certain lyrisme n'est pas absent de cette poésie, il y a
des jeux de répétitions, d'inversion mais on ressent tout à la fois une force
interne qui le contraint, le retient. Susanne Hommel nous rappelle que la poésie
de Thomas Bernhard a pris corps dans la mouvance du groupe
pluriculturel actif viennois des années 50, marqué par un souci de
simplification, de dépersonnalisation et par une forme de minimalisme et
d'économie de moyens dans l'écriture.
Mais ce dégraissage
progressif du chant va au-delà d'un effet de style. Il est avant tout la
marque d'une tension interne entre la figure du pays honni et haï (qui annonce déjà les exécrations à venir chez Bernhard) et la
quête d'une pureté qui serait liée à l'enfance, aux figures aimées, à la terre
des aïeuls. On pense notamment au poème Mon
arrière-grand-père était marchand de saintdoux qui se clôt par ses vers :
"Il
inventa la musique des cochons / et le feu de l'amertume / et parla du vent /
et du mariage des morts. / Il ne me donnerait aucun bout de lard / pour mes
désespoirs"
La pays est celui des
mains du père plongées dans la neige, celui du corps de la mère, mais il est
aussi et avant tout pays de mort. L'élégie est avortée, ravalée et la mal du pays prend un tout autre sens.
"L'âme
malade, regardant/ autour d'elle, / ne glisse plus vers le village"
Ce qui s'affiche parfois devant nous ressemble
souvent au cadavre d'une nostalgie balayée par l’histoire, broyée dans la
poussée des germes du nazisme qui, bien que jamais nommé, pèse ici de tout son
poids - comme sur toute la poésie de
langue allemande d'après guerre.
"Derrière
les arbres est un autre monde, / le pays de la pourriture, le pays / des
marchands, / un paysage de tombes, laisse-le derrière toi / tu anéantiras, tu dormiras cruellement / tu
boiras et tu dormiras / du matin au soir et du soir au matin / et plus rien tu
ne comprendras, ni le fleuve ni le deuil"
Une poésie habitée par la
mort et qui trouve parfois son dernier retranchement
"
dans la Parole de la neige fraîche qui vient de tomber"
En lisant les poèmes de
Thomas Bernhard, et abstraction faite des heureuses bifurcations prises par son oeuvre à partir de 1963, on est en droit de regretter que ce chemin de neige se soit
interrompu si tôt.
Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer. Orphée - La
Différence. 2012. Traduit de l'allemand (Autriche) et présenté par Susanne
Hommel.
Images : 1/3 : ©Michael Kenna
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