Alors que son "vieil" Atelier volant, (actuellement joué au Théâtre du Rond-Point) semble ne pas avoir pris une ride, Valère Novarina continue... A tordre le cou au langage, à
le chantourner, à interroger son
insondable présence. De livre en livre, de pièce en pièce, on dirait qu'il n'a
qu'une chose à nous dire : derrière les mots, se cache quelque chose de
magique. D'indécent et d'incandescent. Et derrière cette incandescence, où le
théâtre doit se consumer tout entier, il y a quelque chose d'inaliénable qui
s'appelle l'homme. Pour le crier haut et fort Valère Novarina construit une
œuvre ambitieuse, tout à la fois magistrale, foutraque, exaspérante et
immodérément inventive. Mais le jeu, croit-il, en vaut la chandelle. Il y a
dans ce qu'il écrit, pour ou à propos de la
scène, un souffle de liberté un peu hors du
temps, un bricolage métaphysique sur-inspiré
qui a force de poésie. Novarina, qu'il fasse du théâtre ou parle de
théâtre, qu'il forge des mots ou pense le langage, se situe toujours et encore au
point d’ébullition du théâtre et de la langue. Dans un article du Monde des livres, Eric Chevillard faisait remarquer à
juste titre qu' "il serait fort peu judicieux
en l'occurrence d'exclure les textes théoriques de cette œuvre, qu'ils
illustrent bien plus qu'ils ne l'analysent". Son dernier recueil de textes, la Quatrième personne du singulier en est
une fois encore la preuve vivante.
Ce recueil regroupe une
série de textes, de lettres et de notes dont l'esprit pédagogique se confond
volontiers avec sa forme incarnée. En ouverture, nous voilà propulsés dans une
interminable liste de «figures à plusieurs noms». Il s’agit en fait
de sobriquets que Novarina avait glanés au début des années 90 en terroir chablaisien, et qu'il se plaît ici à faire revivre et rouler en bouche. Patiauque, Zosime à
Vitrier, Cafiaule Canuque… Le name droping se fait ici musical et archéologique
et introduit une variation linguistico-poétique autour de quelques patois chers
au cœur de l’auteur : le chablaisien, le savoyard, le franco-provençal…
Ici la langue se contrefout de la chose écrite, elle est «touchée»,
se chante, se respire. Le patois est «langue
humiliée et victorieuse, langue qui se venge, qui invente et qui rit :
langue idiote et idiome de la vengeance poétique qui renverse – qui se sort par
la vie de toute situation». Retour chantant et enchanté vers les
langues caressées durant l’enfance franco-suisse de Novarina, le patois des
vallées, qui préfigure une quête plus radicale : celle d’ «une
langue à un» qui se souvient de tout, une quête du «puits philologique»
d’où jaillit chaque langue particulière et qu’il nous revient de sonder sans
fin. Tout un programme se dessine alors devant nous :
«nous avons tous urgemment besoin de
pratiquer à nouveau par l’ouverture, la variation, le jeu, et le changement de
registres : l’offrande du langage, le don de la pensée, la prière de la
respiration».
C’est le théâtre, on le comprend bien, qui est pour
Novarina le plus à même de conduire cette quête, de la danser. Les lettres qui
suivent sont adressées à des acteurs avec lesquels il a travaillé ou
auxquels il a confié certains de ses textes. Tout comme celles de Genet à Roger
Blin ou de Rilke au jeune poète, elles développent une vision, déroulent un
souffle, bien plus qu'elles ne construisent un "kit". Penser d’accord, mais penser en volutes puisqu’on nous demande de
«chasser toute pensée non en chair musicale». Nous voilà donc prévenus. Dans ces quelques lettres, ces textes et ces
notes aux allures théoriques on retrouve la plupart des fougueux démons que
Novarina a déjà poussés sur la scène : il y est question de cette scission
radicale que doit opérer le travail théâtral, cette «sortie
d’homme», ce «désapprentissage» qu’il doit mettre en œuvre.
Et l’on suit Valère Novarina comme l’on suivrait Vulcain dans sa forge, on le regarde
faire crépiter sous nos yeux une matière verbale surchauffée, toute en injonctions et en inventions, et
s’efforcer de réveiller en nous une force lointaine et oubliée qui échappe aux
règles imposée. Quelque chose comme cette Quatrième
personne du singulier.
Au fond, il n’y a qu’un seul registre dans l’œuvre
prolixe de Novarina : celui de l’appel, comme on sonne l’appel dans une
partie de chasse… Car le théâtre, comme le langage repris en main, peut encore
faire effet de renversement, de libération. Il peut nous arracher aux postures
et aux mots contraints qui nous obligent, nous rapetissent. Il y a encore du
jeu dans les produits que nous ne sommes pas seulement… Il y a encore en l'homme un espace à découvrir. C’est vers ce savoir-là que foncent l'acteur et avant lui le dramaturge. Dans le Vrai Sang, la dernière pièce de Novarina, on trouvait cette
prometteuse définition de la science, qui pourrait bien valoir pour le théâtre :
"La
science du véritable anthropophile consiste à en savoir chaque jour un peu plus
sur les anthropopithèques que les sciences homniaques ne le disent !"
Valère Novarina, la Quatrième Personne du singulier.
Editions P.O.L. 2012
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