Il y a onze ans déjà,
l’effondrement des tours du World Trade Center inaugurait une série de béances,
de discours, d’alibis et de traumas. Au-delà de ces images, inscrites pour
longtemps dans nos mémoires cathodiques, quelque chose prenait fin. Témoignage ultime et spectaculaire de la
montée en force d’une nébuleuse islamiste qui donnait là la preuve tout à la
fois de sa détermination et de sa puissance stratégique, cet
événement marquait aussi la fin du rêve d’immunité de la plus grande puissance
militaire du monde. Derrière le fanatisme qui les frappait en plein cœur, les
Etats-Unis payaient peut-être aussi – ou
faisaient payer à des centaines de leurs citoyens innocents - le prix d’une
arrogance politique de longue date. Difficile, pourtant, de ne pas ressentir
une empathie immédiate et insupportable avec ces hommes et ses femmes
qui se laissaient glisser le long des tours enflammées, alors même que leur mort inutile allait justifier une guerre
absurde agrémentée de son florilège de « raisons d’Etat ». Difficile
de supporter les réactions islamophobes occasionnées par ces attentats, tout
comme à l’inverse la transformation par certains de cette date du 11 septembre en jour
de Sainte-Victoire contre les puissances du Mal. Dans la logique
perdant-perdant, tous les coups allaient être permis. Entre Guantanamo, qui nous
ramenait à l’âge de pierre des Droits de l'Homme, la circulation sur de nombreux marchés d’Afrique et
du Moyen-Orient de tee-shirt arborant le visage de Ben Laden devant les tours
en feu et les théories du complot relayées sur Internet qui développèrent l'idée d'un attentat forgé de toute pièce par le gouvernement américain
lui-même, l’espace laissé à la raison allait se faire étroit...
En attendant, le lieu
même de cette destruction allait susciter des phénomènes d’attraction et de
répulsion variés et passer par différentes étapes avant d’aboutir à ce Mémorial
lui-même ajointé depuis le 30 avril dernier au symbole viril d'une reconstruction : le One World Trade Center, un gratte-ciel, c’était
couru, qui s’octroie à nouveau la palme verticale du ciel new-yorkais.
Au milieu de ce
faisceau de symboles, de drames humains, d’aberrations, d'orgueils, de tensions politiques,
idéologiques et religieuses, le livre de William Langewiesche, American Ground, enfin traduit en
français, apporte un éclairage unique et singulier de par l’apparente humilité de son
intention : il raconte la déconstruction des ruines du World Trade Center
au lendemain des attentats. La première étape d’un travail sur le lieu de
l’événement : un travail de déblaiement, mais de déblaiement hors normes.
Si le nom d’Oussama Ben Laden n’apparaît pas une seule fois dans le livre de
Langewiesche, on connaîtra à la virgule près le nombre de tonnes de béton et
d’acier qu’il a fallu déplacer, le nom des engins utilisés à cette fin, les
hommes qui se sont improvisés chef de projet de ce chantier historique… Il faut
d’abord entrer dans ce livre avec un casque d’ouvrier du bâtiment. C’est un
travail de journaliste, sans parti pris et sans pathos, à la fois précis
et au long souffle. On sera pourtant bientôt surpris, au cœur de cette immersion
dans les gravats, les égouts, la poussière, les ordres, les contre-ordres et les périmètres de
sécurité, de retrouver, mais par un angle encore rarement envisagé, tout ce qui
fait sens : le poids du deuil, la valeur de la chair, les conflits
d’intérêt et de symbole… Paru en 2003 aux Etats-Unis, American Ground est le fruit d’un travail de terrain intelligent et
entêté porté par une plume proche de celle des grands non fiction writers américains. Et un voyage inédit dans le ventre
disloqué du New-York de septembre 2001.
Derrière un paysage, si
l’on en croit tous ceux qui l’ont eu sous les yeux, digne de l’Enfer de Dante,
les ruines fumantes des Twin Towers pouvaient, dès le 12 septembre 2001, être
objectivement ramenées à ceci : un million et demi de tonnes de débris.
William Langewiesche nous raconte comment cette chose inconcevable s’est
transformée en quelques mois en un «trou propre». Ground Zero,
considéré comme une place nette avant « autre chose » fut d’abord le
dernier maillon d’une série de manœuvres insensées, le lisse moignon obtenu à
l’issue d’une opération démesurée de désenchevêtrement. Le guide du routard /
New-York 2000/2001 (un collector…), rappelait au touriste assoiffé d’impressions
fortes que le béton concentré dans les tours du WTC (qui se visitaient encore) aurait permis de couvrir, utilisé comme seul revêtement, une route
reliant la Terre à la Lune. Langwiesche apportera bien d’autres précisions et
notamment celle-ci : l’armature des tours reposait sur deux cent mille
tonnes d’acier structurel, deux cent mille tonnes d’acier pur, pour les seules
colonnes et poutrelles. Invisible et dressé dans le ciel, ce n'était pas sans
effet ; mais mis à nu et jeté à terre, il y avait soudain de quoi faire
tourner de l’œil le plus aguerri des entrepreneurs en bâtiment.
Dès le lendemain des
attentats du 11 septembre, Langewiesche s’est rendu sur place et y est resté. Il
a d’abord, dans le désordre le plus total qui régnait sur les lieux, fouillé,
relevé, noté. Il a fait des listes, à l’aveugle, s’est improvisé des perchoirs
sur des pans d’immeubles tranchés, a découvert des dessins tristes, des slogans
anti-musulmans laissés par des pompiers, des fourchettes tombées du ciel
immaculées. Mais il a surtout très tôt, cherché à comprendre comment ce vaste
chantier de l’après 11 septembre était en train de se mettre en branle, il a
interrogé, suivi, regardé, assisté à des débriefings, à des prises de gueule et
de décision, sans relâche, durant les quelques mois qu’ont duré ces extractions
et ces camionnages pharaoniques.
Pour comprendre comment
on en est (matériellement…) arrivé là, Langewiesche opère un fécond retour en
arrière sur les phases de collision et d’écroulement des tours. On pourra
prendre la mesure de quelques phénomènes aussi éclairants que surprenants et,
par exemple, essayer de se figurer comment un bâtiment a été « capable d’engloutir un 767 entier, et
de le freiner pour le faire passer d’une vitesse de neuf cent cinquante
kilomètres par heure à l’arrêt complet sur seulement soixante-quatre
mètres »
Chacun des deux chocs est
analysé avec force détails et William Langewiesche s’efforce de nous faire
comprendre avec précision comment chacune des tours a pu s'effondrer et s’est effondrée,
répondant par avance à toutes les
théories du complot non encore formulées et à leurs implacables présomptions de « dynamitage en
sous-sol . On sera peut-être étonné d’apprendre (par quelles très
sérieuses voies de conséquence, vous le découvrirez vous-mêmes) que la tour sud
doit presque exclusivement son affaissement sur 410 mètres aux ramettes de
papier que contenaient ses bureaux...
Mais c’est sur
l’après-désastre que se concentre bien sûr American
Ground : la réouverture de Fresh Kills, la déchetterie de Staten
Island, seul lieu possible d’entreposage et de « tri final » des
débris de métal et de pierre des tours à une distance raisonnable du sud de
Manhattan ; le déploiement, sur le site des attentats, des excavateurs
Diesel les plus lourds du monde au prix d’aménagements considérables pour que
le sol même des artères de New-York puisse les supporter ; les risques
imminents (et jamais rendus publics) d’inondations dévastatrices des réseaux de
transports souterrains de la ville auxquels ont dû faire face les ingénieurs et
les équipes en raison des dégâts provoqués dans le périmètre des fondations des
tours ; la manière spontanée et non régulée dont quelques hommes ont
« pris la main » sur cet immense chantier de déconstruction, en
raison notamment de l’urgence dans laquelle il fallait commencer à
déblayer ; le portrait, le parcours, le travail et le style
de chacun d’eux, toujours à la fois engagé mais aussi intéressé à tirer un
certaine épingle du jeu ; les décomptes macabres et la présence humaine
qu’il faut, en plusieurs étapes, absoudre de la matière qui pourrait la
confondre ; le dernier voyage des colonnes d’acier tronçonnés du World Trade Center
vers l’Inde ou la Chine parce que le recyclage coûte trop
cher aux Etats-Unis…
La somme de ce que l’on
apprend à chaque page de ce livre est trop importante pour tenter de pousser
plus loin le recensement. On notera toutefois encore quelques points forts de ce livre :
Si la part technique de
l’ouvrage n’est pas négligeable, jamais l’on ne s’y ennuie. William Langewiesche n’a
pas peur de nous conduire assez loin dans les méandres de l’extraction, du
déblaiement, de la réduction ou du transport des matériaux de tout crin. Il est
parfois question de cinétique, de combustion, de physique, de refroidissement,
de pulvérisation, de déflagration… Il sait pourtant garder un effet de récit
étonnant à travers les informations qu’il nous fournit, à travers ses
descriptions et ses analyses. Son approche est informative et journalistique
mais sa langue, aussi peu littéraire soit-elle, est belle, rythmée, précise.
En nous introduisant dans
cette sorte de parenthèse entre le temps du désastre des attentats du 11
septembre et celui de sa mémoire instituée, William Langewiesche nous a ici laissé le récit dense et précieux d'un
épisode qui aurait sans cela été largement voué à l'oubli.
William Langewiesche, American Ground. Editions du sous-sol 2011.
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