Le dernier roman de Céline Minard
est un western. Il y a des cow-boys, des Indiens, des mottes de terre qui
volent sous le ventre des chevaux lancés au galop, des saloons où le whisky
coule à gogo, des grognards qui puent, des scalps pendus aux ceintures, des putains
qui fument au comptoir, des règlements de compte et des villes qui poussent
dans le désert. On connaît bien Céline Minard, alors on s’attend d’abord à ce
que le cadre frissonne, se distende et soit pulvérisé. On guette les elfes au
coin des cactus ; on se dit qu’un samouraï en bas bleu pourrait bien
soudain pousser la porte du saloon ; on parie sur des bifurcations
impromptues qui nous feront passer du Far-West à la lune. On redoute avec
délices le coup de feu qui nous propulsera dans quelque seconde dimension, le
monologue autophage qui incendiera le récit. On prédit le carnage, on suppute
l’entourloupe fabuleuse… On sait qu’avec elle tout est possible. Et bien rien
de tout cela ne se produit vraiment. L’auteure de Bastard Battle et de So long Luise ne s’adonne pas ici au mélange des genres. Elle reste jusqu’au bout
dans les vents d’Ouest qui soufflent sur ses premières pages. Mais elle nous
offre pourtant, une fois encore, un roman somptueux, désentravé et
bouillonnant.
Faillir être flingué est sans doute un titre assez peu orthodoxe
pour un roman de genre que l’on vient de présenter comme établi peu ou prou
selon les règles du western. On y perçoit un sens de la dérision qui nous
promet toutefois certains écarts ou à tout le moins un ton particulier. Et la
promesse sera tenue. Il faut dire que chez
Céline Minard, la profondeur
boude rarement la légèreté et que lyrisme et burlesque ne font pas
nécessairement mauvais ménage… Mais c’est aussi cette autre promesse du titre,
plus terre à terre, que tiendra le récit : voici un roman où, si l’on
passe souvent près du pire, on meurt somme toute assez peu… La plupart des protagonistes
dont nous aurons suivi les destins tumultueux et croisés s’en sortent même plus
tôt pas mal. Transformés, vengés, libérés ou amochés. Mais pour finir, ils pourraient
presque tous chanter « même pas mort ! » d’un ton joyeux et
narquois. On ira d’ailleurs jusqu’à épargner les affres du trépas à un coiffeur
scalpé large et bas. C’est pour dire… Et arrivés en bout de course, on peut
même franchement parler de Happy end,
phénomène relativement rare dans la bonne littérature. Alors ne boudons pas
notre plaisir !
Dans cette fresque qui ne souffre
pas le moindre relâchement de rythme, les personnages se suivent, se
rencontrent, s’éloignent, se retrouvent et ne se ressemblent pas. Chacun
promène avec lui ses lubies, ses rêves, ses désirs de vengeance, ses errances, sa
quête. On y trouve des péquenots sublimes et dérisoires, des noms indiens pleins
de tirets à sucer comme des bonbons ou qui claquent sous la langue comme des
formules secrètes, des petites filles qui devinent d’un seul frétillement de
narine, entre deux cactus et un horizon de poussière, qu’elles ont franchi la
frontière invisible du Dakota… Il y a un médecin pénitent qui s’est détourné
son office après avoir involontairement décimé une tribu entière avec un vaccin
frelaté – tribu dont l’unique et insaisissable survivante prodigue ses dons de
guérisseuse à travers les plaines. Il y a deux frères qui transportent leur
mère agonisante sur un chariot tiré par des bœufs. Il y a des voleurs de voleurs,
des parties de cartes et de dés dont on ressort plus sec qu’un arbrisseau du
Nouveau Mexique… Une violoncelliste dépossédée de son archet qu’un vaillant
cow-boy se mettra en tête de lui rapporter coûte que coûte…Le trophée, récupéré suite à quelques remarquables faits de guerre, vaudra à
son galant détenteur provisoire le sobriquet pawnee de «Baguette-de-crin-noir».
Et l’on pourrait s’épancher encore longtemps en recensements poétiques ou
pittoresques puisque Faillir être flingué,
où ne manquent pourtant ni l’action ni les rebondissements, est avant tout une
délicieuse galerie de portraits.
Tout ce beau monde se déploie
d’abord par petites touches dans les plaines sans fins du grand Ouest.
L’écriture de Céline Minard se
vautre avec délectation dans l’immense appel d’air des grands espaces
américains, dans un univers sans contour et aussi hostile qu’enivrant. Mais
tous les personnages convergeront finalement vers «la ville», sorte de fleur fragile que l’on voit presque éclore
sous nos yeux et sur la frontière mouvante du territoire et du rêve de chacun.
C’est sur ce périmètre plus confiné, mais encore bercé de toutes parts par
l’infini qui l’entoure, que se concentre la seconde partie du récit. La vie
collective se construit, encore toute fruste, rugueuse, pleine de dangers et de
bégaiements. Société de jeux, de beuveries, de règlements de compte et de
business naissant. C’est finalement entouré de tous que chacun tirera son
épingle du jeu. Mais n’allons pas chercher dans ce cours-là des choses une
morale sociale trop appuyée… Car ce que pétrit avant tout le lecteur c’est une
littérature généreusement inspirée où il constate à chaque page qu’une belle
soif d’écrire à la source de tous les possibles est en train de s’étancher.
Comme le rappelle Eric Dussert dans un récent article du Matricule des Anges consacré à ce roman,
«le western n’en finit pas de se
renouveler» (Nouveau Western, Western spaghetti, Western SF…). Pourtant,
comme nous le disions plus haut, Céline
Minard agit ici avec une certaine douceur sur le cadre et les codes du
genre. Elle semble plutôt se limiter à un hommage légèrement bousculé et la
prouesse est d’autant plus remarquable. Car le plaisir que produit son roman
tient à la seule force de son écriture et au bonheur presque palpable avec
lequel elle s’empare de cette source inépuisable de fictions, d’images et de
circulation d’énergie...
Un certain réalisme historique
imprègne pourtant souvent le texte. Aussi bien dans le sens du détail, la
précision (les protocoles de transaction avec les Indiens, les objets, les
plats que l’on cuisine, la façon de tondre un mouton) que dans la peinture plus générale d’une
époque. Une époque où, derrière le rêve, la misère côtoyait la violence brute
et où l’on pouvait fumer son prochain pour une paire de bottes ou un mot de
travers. On en trouvera d’éminents reliquats, à peine plus tardifs, dans Témoignages, la somme de poèmes objectivistes
que Charles Reznikoff composa à
partir d’archives judiciaires américaines couvrant la période 1885-1915.
Si le cinéma fournit plus d’une
référence incontournable en matière de western, on sent également passer dans
le texte de Minard quelques belles vibrations
littéraires. Le Cormac McCarthy de Méridien de sang n’est pas toujours très
loin, peut-être, dans quelques scènes de combat ou quelques embardées (dont la
plus belle est cette chevauchée soudaine et effrénée à laquelle se livre «Baguette-de-crin-noir» à la tête de
cent chevaux sauvages). Mais il y a aussi un long trait d’humour délicat dans
le roman de Céline Minard –
dimension radicalement absente de l’œuvre magnifiquement sombre de McCarthy… Et sur le versant de la
cocasserie, qu’elle sait toujours tempérer et tenir à juste distance de la
tentation parodique, on pensera plus d’une fois aux Frères Sisters de Patrick De
Witt, cet autre roman jubilatoire de facture westernesque paru en 2012 chez
Actes Sud.
Quels que soient les échos
variables qui puissent nous atteindre lorsqu’on lit Faillir être flingué, une chose est sûre : chaque nouveau
livre de Céline Minard est une
impressionnante affirmation de liberté. Elle écrit des romans qui semblent
souvent ne l’avoir été qu’à une seule fin – mais on s’en contentera
volontiers : nous rappeler que la littérature existe et que c’est une
bonne nouvelle.
Céline Minard, Faillir
être flingué. Editions Rivages. 2013.
Ouaip !
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