mardi 10 septembre 2013

> Les nectars de Pierre Veilletet

.















Un peu avant l’été, les éditions Arlea réunissaient en un seul et volumineux ouvrage l’ensemble des œuvres de Pierre Veilletet. Sept livres qu’elles avaient déjà publiés au fil du temps, avec le souci régulier de suivre et donner à connaître le travail d’un écrivain rare, discret, inspiré et délicat. C’était lui rendre hommage puisque ce journaliste, bordelais de cœur et de hasard, nous a quitté le 8 janvier dernier. L’œuvre de Pierre Veilletet, érudite, sensible et généreuse, inspire une sorte d’amitié immédiate, une familiarité de cœur. L’écriture qui la porte est exigeante, précise et classique jusque dans ses moindres relâchements. Mais elle déborde pourtant d’une curiosité amoureuse, elle trahit un goût buissonnier pour la rêverie des sens et il ne s'y trouve de référence culturelle que passée d’abord par la peau. On y perçoit des vibrations qui, selon les moments, évoquent Barthes, Morand, Ramuz ou Ponge mais toujours aussi cette singularité, cette facture propre qui les en distinguent.



Pierre Veilletet n’a publié que sept livres entre 1986 et 2002 : quatre romans (qui pour certains s’apparentent à des récits interconnectés, comme dans le Prix du sang, sa dernière œuvre) et trois essais vagabonds. Une production somme toute assez mesurée à laquelle il a d’ailleurs souhaité mettre fin au début des années 2000, au grand regret de ses éditeurs et du cercle de lecteurs fidèles épris de son travail littéraire.

Pour ce qui est de ses romans, il est toujours difficile de savoir dans quel espace-temps nous allons entrer… Veilletet se promène avec autant d’aisance entre Séville et Sarmakand au XIVe siècle que dans le Médoc d’après-guerre, la Lisbonne du XVIe siècle, l’Italie ou l’Allemagne du Nord des années 80. Ses prédilections ne s’encombrent pas de ce genre de restrictions. Ses talents de conteur semblent pouvoir se nourrir des cadres et des contextes les plus variés, qu’il investit et développe toujours avec une minutie et un souci du détail que beaucoup pourraient lui envier, sans jamais pourtant trahir le trait d’une idée ou d’une inspiration première.

Dans la Pension des nonnes, ce premier roman qui lui ouvrit le cœur et les portes des éditions Arlea, Veilletet nous dépeint tout en finesse une sorte d’exil à la fois banal et mystérieux, un enchantement inattendu. L’histoire, pourtant est simple et pauvre en événements. C’est celle d’un génois, Domenico, que les hasards de la vie conduisent à s’expatrier à Hambourg, loin de tous ses repères, de toutes ses racines, de toutes ses valeurs et de tous ces petits riens qui vous font vibrer dans le sentiment de l’appartenance à un lieu. Il se trouve pourtant peu à peu et mystérieusement subjugué par ce territoire «hors de lui», par ses lumières, ses ambiances, ses couleurs ; il se laisse flotter, accepte de s’oublier et se soumet avec une étrange délectation à la force intérieure qui le conduit toujours plus au Nord. Il y a dans ce texte le souffle d’un réalisme magique à fleur de peau et tout empreint de poésie. On pourra peut-être y trouver aussi une manière de parabole un peu personnelle dans laquelle l’écrivain bordelais interroge certaines de ses trajectoires. On y décèle en germe sa formidable faculté, lorsqu’il est question de villes et de terroirs, de dire en un même mouvement les douceurs de l’attachement et du détachement. La fameuse sentence qui nous rappelle que «l’universel, c’est le local sans les murs» lui siérait comme un gant. Il y a chez Veilletet quelque chose d’un mélange de Giono et Bouvier. L’écrivain du cru (ici le Sud-Ouest et Bordeaux) se fait chez lui explorateur, prompt à l’étonnement, à la reconfiguration des lieux cent fois parcourus, alors que le voyageur sait aussi déceler loin de chez lui des familiarités transversales, des couleurs intérieures. La question et le «souci» du lieu (fût-il métaphorique, comme il arrive dans Querencia) traverse toute son œuvre et d’une certaine manière la motive sans cesse.

Ses romans et leurs galeries de portraits, attachants et surprenants, bien sûr, nous ont touchés. On se souviendra notamment de Mari-Barbola, la naine des Ménines de Velasquez, à laquelle Veilletet offre un récit de vie incarné et sensible ; de Tiago le nain menteur qui créé de toute pièce une légende vivante autour d’un novillero insipide pour combler les vieux jours d’un aficionado devenu aveugle ; de cet américain revenu dans le Medoc pour reconnaître son fils naturel, jamais connu ni oublié, fruit de ses amours avec une jeune française à l’heure du Débarquement... Mais c’est encore dans les trois autres livres de Pierre Veilletet, qui serpentent entre fragments monographiques, souvenirs personnels et essai, que l’on a trouvé les plus belles pages de son œuvre.

Dans Bords d’eaux, l’écrivain se penche amoureusement sur sa ville, et, en quelques pages, l’explore autant en poète qu’en historien-géographe - sans jamais lâcher la bride ni à sa sensibilité ni à son vécu. Une ville que sous sa plume, loin des clichés mauriaciens qu’il pourfend volontiers et qui ont jusqu’à ce jour encore figé Bordeaux dans une gelée bourgeoise et vénéneuse, on n’avait encore jamais vue… Ville de brume et de pluies, prise entre ses eaux contradictoires, ville à l’âme flottante qui accueillit des déracinés des quatre coins de France et de Navarre, ville qui fut aussi celle de Cayrol, de Guérin, de Forton , une «contrée propice à la libre circulation des fluides, aux échanges entre la réalité mouvante et l’esprit qui se meut en elle.». Veilletet effeuille sa ville, ses quartiers, ses zones d’ombre et de lumière, il pianote sur les touches de son histoire, y lance en peu de mots des sondes éclairantes tout en laissant courir le fil des rêveries permanentes qu’elle lui procure. On rêverait, quant à nous, de découvrir mille autres villes à l’aune d’une telle plume !

Dans Querencia et autres lieux sûrs, publié en 1991, Pierre Veilletet déambule dans quelques-uns de ses espaces de prédilection. Espaces tout à la fois intérieurs et extérieurs, qu’il faut parfois le temps d’une vie pour reconnaître comme siens. On appréciera la belle justesse du titre, ce terme de Querencia qu’il emprunte à Mauriac (plus inspiré ici…) et à travers lui au vocabulaire de la tauromachie. La querencia est ce lieu qui dans l’arène inspire confiance et sécurité au taureau, le lieu invisible qu’il s’invente comme un refuge - dans les limites duquel le torero ne peut que difficilement l’affronter et dont il s’efforce donc de le déloger lorsque l’animal s’y «enferme». Si l’on excepte quelques courtes dérives pongiennes un peu moins personnelles, Veilletet fait preuve d’un toucher profond, drôle, sensible. Qu’il évoque les chemins de Gascogne, la pluie (qui, lorsque «l’éclair montre la voie» nous permet de faire «l’économie du savon et de la sainteté»), la société des lacs («n’est-ce pas la part toujours manquante de nous-mêmes que nous venons y contempler ?»), le souvenir feutré de la fréquentation à la fois austère, chaleureuse et silencieuse des académies de billard, les lits (pourvoyeurs de ces douces «pensées horizontales» ne possédant «ni urgence, ni profondeur, ni aspérités»), un tour de cartes au-dessus d’un tapis vert dans un bistrot de la haute lande, Pierre Veilletet nous communique à chaque fois, sans fioriture, sa bienveillance attentive, son sens aiguisé de l’existence vécue dans ses moindres recoins.

S’il fallait garder le meilleur pour la fin, je conseillerais volontiers au lecteur de terminer par Le vin, leçon de choses. Il est toutefois prévenu dès l’avant-propos.

«Ici on est prié d’amener son vin, la maison n’en fournit point. Il ne sera donc pas question de cryoextraction, ni de fermentation malolactique, ni même d’ in vino veritas, l’auteur n’ayant jamais découvert la moindre parcelle métaphysique au fond de son gobelet».

Veilletet souhaite modestement réhabiliter «un peu l’innocence du désir et le claquement de la langue contre les docteurs de la lois». Il ne nous empourpre pas de formules ni ne nous met d’emblée la coupe aux lèvres. Il parle bien plus, d’ailleurs, de tout ce qui tourne autour du vin que du nectar lui-même : la vigne, la cave, le bouchon, la terre, le tire-bouchon, le verre, la bouteille… Et il arpente, il arpente sans cesse. Il nous dit tout des paysages, modeste dans son immense érudition (allez y voir !), il déchiffre pour nous leurs largesses, leurs «artifices», leurs promesses, leurs mesquineries, leurs douceurs insoupçonnées. Il nous ouvre les yeux sur les vignes désertées en hiver et que plus personne ne songe à aller visiter (car si l’on traverse un champ, on visite un vignoble…) «dans un brouillard qui glace les os». Et c’est pourtant le moment où se lit l’une des vérités de ce qui se joue là : «le vignoble aspire à la permanence du minéral, à l’intime maturation, et non à la parade». Si c’est le Bordelais qui est souvent au centre de ses pérégrinations, il s’en excuse. Il précise que ce n’est pas par chauvinisme mais parce qu’ «on parle moins mal de ce qu’on a sous les yeux». Fausse modestie encore, car il sait porter ses pieds, ses yeux et sa bouche bien plus loin que devant chez lui. Il suffit pour s’en convaincre de lire le très beau texte qu’il consacre à Bordeaux et Porto, deux villes de fleuve, de vin et d’océan dont il savoure les écarts et les parentés. Il faut encore lire le récit de son Voyage de Bordeaux à Beaune. Il nous fera entrevoir, derrière «un enchevêtrement d’obstacles géologiques et de complots hydrographiques» les caractères et les charmes antithétiques, ignorants l’un de l’autre, des deux grands vignobles français. Il finira pourtant par nous faire découvrir Beaune comme d’autres l’auraient fait de Saint-Jacques de Compostelle… Mais il faut savoir descendre en elle :

« En dessous de la ville, disons de sa partie visible et trompeuse, existe un double d’elle-même, enfoui sous la terre. C’est le Beaune des caves ombreuses, des bougies et des souterrains où gît son mystère fondateur. »

Et dans cet antre-là, le Bordelais qui répugne à remplir son vin de trop d’épithètes, concèdera pourtant un aveu de taille :

«Là, j’ai peut-être entrevu…et bu, dans la pénombre, des choses qui n’étaient pas seulement belles et bonnes, mais réellement admirables.»

Pierre Veilletet a ses façons bien à lui d’aimer le vin. Et d’en parler. On trouvera encore de belles pages où il est question de comptoirs, de vin triste. On appréciera ses variations sémantiques et subjectives sur les mérites et inconvénients graduels de la griserie, de l’ivresse et de l’ébriété. On sera touché aussi par les limites de sa complaisance et le texte qu’il consacre, hommage amer à l’ami et à l’écrivain perdus, à l’addiction et à la déchéance d’Antoine Blondin.

On sera enfin sensible à la méfiance que lui inspirent certaines conjonctions immuables. Car le terroir, où s’inscrit mais où l’on retient aussi parfois le vin, est «un mot qui sent fort». Il prête le flanc à un usage qui pourrait abolir l’homme derrière la pierre et le sol. On retrouve alors la pompeuse évocation des «terres bien nées» et du vin «de sang bleu». Le vin conçu comme seul fruit d’un terroir, ne fait peut-être que servir mollement la mentalité du «maître chez soi». Pierre Veilletet l’entend autrement, ce mot-là, et boit son vin d’une autre bouche…

«Dans ce vin de Médoc, il n’y a pas que le vignoble dont il est issu et le chemin fleuri qui le longe, il n’y a pas que l’air qu’on y respire. Il y a aussi les vapeurs qui montent nuitamment de la rivière et le harcèlement de l’océan, il y a les nuages qu’Odilon Redon a regardés avec nos yeux, il y a l’empreinte des comètes en allées, le sommeil du vigneron près de sa femme, l’amour qu’il porte à des êtres que nous ne connaissons pas. Il y a la leçon des morts et la musique qui demeure après leur ensevelissement. Puissance dilatante et autonome, le vin réinvente le terroir jour après jour. Nourri des songes de l’homme, de ses projets, de sa mélancolie active, le vin refait le sol à son image.
Voilà pourquoi je ne peux me satisfaire d’un terroir qui ne serait qu’une localisation, une équation géologique, immuable conjonction du terrain, des cépages et du climat, ou encore un conservatoire de l’ordre des choses. Pour moi il sera tojours bien davantage : ni achèvement, ni don, mais rêverie dynamique. Imagination de la matière.»

Une certaine conception du vin. Et de la littérature.



Pierre Veilletet, Oui, j’ai connu des jours de grâce. Editions Arlea. 2013.



                                               

1 commentaire: