samedi 19 octobre 2013

> Ciudad de Nada

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Les villes, dit-on, sont faites pour être habitées. D’autres le sont encore pour être rêvées – et l’on se souvient volontiers de celles, évanescentes et féminines, qu’Italo Calvino tissa de ses mots pour le récit imaginaire de Marco Polo à Kublai Khan dans les Villes invisibles. Mais la cité qu’explore Anthony Poiraudeau dans Projet El Pocero est d’une autre trempe encore. Sans doute pourrait-on la ranger dans la catégorie des aberrations grandiloquentes…
 
El Quiñon a déjà fait couler beaucoup d’encre dans la presse espagnole. Cette ville située à une trentaine de kilomètres au sud de Madrid est devenue le symbole de la crise immobilière qui a frappé l’Espagne au début des années 2000. Construite par un entrepreneur mégalomane désireux de surfer sur l’engouement effréné né dans son pays au début des années 90, elle avait été fièrement érigée pour accueillir une population de 40.000 habitants. Ce sont à peine 3000 âmes qui hantent aujourd’hui cette cité fantomatique. Imaginons La Courneuve occupée par une population inférieure à celle de Langogne…
 
Anthony Poiraudeau s’y est rendu, comme poussé par l’envie de toucher du doigt un mirage. Triste mirage s’il en est, qui lui donne l’occasion d’accompagner ses déambulations dans ce désert urbain d’une synthèse éclairante sur les circonstances qui ont présidé à son éclosion. Et à sa suspension en plein vol…





Tout pourrait pourtant commencer, là aussi, comme dans une fiction de Borges, Buzzati ou Calvino. Derrière la vitre fumée de l’autocar qui passe en semblant l’ignorer, une cité imposante se dresse au milieu de rien, tel un dernier et gigantesque hoquet urbain surgi au cœur de l’oubli.

«La ville semble réduire l’espace autour d’elle, à la façon d’une pupille d’œil poussant l’iris à se contracter en sa faveur.»

A moins que le scénario qu’ouvre ce panorama ne nous emmène plutôt du côté de Bradbury ou de Wells

«El Quiñon ressemble à un avant-poste hermétique implanté sur une planète reculée, qu’on aurait chargé de tester les possibilités d’une vie urbaine à la terrienne sur ces contrées méconnues.»

Mais le retour à la réalité (fût-elle hallucinante) nous détourne très vite de ces pistes. El Quiñon est bien une ville en dur, elle n’est ni une chimère, ni un effet d’optique. Elle a été bâtie à une trentaine de kilomètres de Madrid sur la commune de Seseña. 5500 logements ont été construits en moins de cinq ans, entre 2003 et 2008 et l’intention initiale de son ambitieux géniteur était d’y élever plus de 13.000 appartements. Anthony Poiraudeau nous rappelle dans quel contexte cette édification a vu le jour : celui de l’éphémère « miracle économique espagnol ». Un miracle qui reposait sur une spéculation immobilière fort juteuse, et qui a très vite parsemé le littoral espagnol et les abords de quelques grandes villes d’un chapelet de complexes hôteliers, de barres d’immeubles et de villes-champignons. Construire vite, vendre vite, engranger vite, construire encore… 

En 2007, la construction immobilière représentait près d’un cinquième du PIB de l’Espagne. Certes, tout passait au final par le levier de crédits que les ménages consacraient 40% de leurs revenus à rembourser. Mais quand la roue tourne, elle tourne… Sauf quand elle ne tourne plus… Quelques âmes mal avisées eurent un jour l’intuition que la très large majorité des logements ainsi essaimés chaque année n’avaient plus de vocation résidentielle mais seulement spéculative (pour ordre d’idée de cet enthousiasme bâtisseur : «une production supérieure à celles de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre réunies»). Ce que révèle alors le bâtiment dans la seconde moitié des années 2000 est son gigantesque «potentiel d’inconsistance». La chute des dominos venait de commencer  et «le sol s’est dérobé sous l’échelle des profits»...

La bulle d’or métamorphosée en bulle d’air a phagocyté l’ensemble du secteur de l’immobilier et avec elle la chaîne de vigueur de l’économie espagnole. Constructions stoppées net, fin des crédits bancaires et de fil en aiguille passage en mode récessif, taux de chômage multiplié par 6 en 5 ans, surendettement, augmentation des sans-logis…

Mais c’est en arpenteur qu’Anthony Poiraudeau souhaite aller au-devant de cette ville. Il ne faut pas moins de trois bons quart d’heures de marche depuis le dernier arrêt de bus pour rejoindre El Quiñon que ne desservent jusqu’à son point d’entrée aucun transport en commun ni aucune sortie d’autoroute. On découvre alors la ville par ses yeux (discrètement médusés)… Une ville rebaptisée Residencial Fransisco Hernando (du nom de son constructeur), comme le signale pompeusement une sculpture hiératique de Richard Serra. Et l’entrepreneur ne s’est pas contenté de cette griffe toponymique. On découvrira plus loin que la ville abrite aussi, dans un geste tout à la fois d’appropriation et de modeste hommage, l’humble statue de ses propres parents : la réplique minérale de papa et maman se tenant par la main sur une place de la ville et contemplant d’un regard anachroniquement ému l’œuvre du fiston… 

Partout l’ambiance est celle d’un «station balnéaire hors saison» : larges avenues vides écrasées de soleil et battues par les vents, promenades sans promeneurs entretenues avec soin, blocs de béton rectangulaires qui évoquent d’imposantes marinas… Et on a l’impression qu’à chaque carrefour, les yeux vont tomber sur la mer. Mais en guise d’océan on ne rencontre que «les surfaces courbes du sol, vierge de constructions, les parcelles aplanies que le chantier avait réservées pour des immeubles qu’il n’allait jamais bâtir, des routes qui passent avec indifférence leur chemin, et une zone industrielle juste de l’autre côté de l’autoroute».  

 Poiraudeau, avec son regard perçant et ses dix mots d’espagnol, ausculte El Quiñon comme un gamin curieux tournerait et retournerait un jouet cassé. Les riverains l’observent avec un rien de méfiance et d’étonnement alors qu’il nous dévoile les rues Joan Miró, Léonard de Vinci ou Zurbarán (c’est cette dernière qui tient lieu de centre animé de la ville)… Il apparaît comme un flâneur étrange dans cette ville où tout semble avoir été conçu pour faire défaut à la flânerie, intention qui s’est malencontreusement concrétisée et renforcée par la réduction inattendue de la population («le désastre imprévu ») de la ville.

Interrompant son investigation vagabonde, l’auteur revient sur le parcours du maître d’œuvre d’El Quiñon, le fameux Fransisco Hernando. Figure emblématique du self-made man, Hernando, égoutier de son premier état, sut donc transformer la merde en or de façon pour une fois quasiment littérale (et vice versa, pourrait-on dire, si l’on songe à El Quiñon). Enfant pauvre qui volait des légumes sur les berges du Rio Manzanares, il abandonne un plus plus tard l’âne paternel pour investir le réseau des égouts de Madrid. Il travaille comme un chien, magouille comme un renard et s’arrache bientôt des catacombes pour se frotter au béton. Il rachète des terrains agricoles qu’il qualifie de constructibles à grand renforts de pots-de-vin, d’intimidations et de malversations et devient bientôt le plus grand investisseur immobilier de son pays. Il a pris sa première douche à 29 ans et à 40 ans il est milliardaire. El Quiñon devait être sa Grande Œuvre, la monumentale cerise sur le gâteau d’une existence superlative. C’était compter sans l’élection impromptue d’un maire communiste (Manuel Fuentes) singulièrement incorruptible et dont la résistance forcenée lui donnera bien du fil à retordre. Et sans compter non plus sur le virage en épingle pris par la conjoncture dans le secteur de l’immobilier espagnol… 

Hernando finira par jeter l’éponge et laisser sa cité en plan. On retrouve sa trace en Guinée Equatoriale où il semble avoir voulu convoler avec le président Mbasogo dans le lancement d’un pharaonique projet immobilier. Les dernières nouvelles relevées par Anthony Poiraudeau «font état d’une plainte qu’il a déposée, auprès de la Banque mondiale, contre l’Etat équato-guinéen, pour rupture abusive de l’accord qu’ils avaient tous deux contracté». Les histoires d’amour finissent mal en général. Et le vent de la chance…

A tout le moins Hernando a-t-il légué à l’Espagne cette inconséquente boursouflure au sud de Madrid. Le pays en compte d’autres et on peut lire dans la presse que l’ensemble des logements espagnols inoccupés pourrait abriter la population entière de la Norvège… Mais El Quiñon mériterait un label particulier aux yeux de notre auteur, qui a visité plusieurs de ces villes interrompues.

Son périple s’achève dans l’immense décharge (la plus grande d’Europe, ai-je lu quelque part) qui surplombe El Quiñon. Une décharge où s’entassent, dans des proportions jamais vues, des montagnes de pneus.

«Leur hauteur dépasse de loin toute taille humaine, masquant le reste du paysage. Ils remplacent les courbes du monde qui les précédait par celles que forme leur propre accumulation. Au gré de la pente où s’étale la décharge et des chemins qui la traversent, El Quiñon réapparaît souvent, à la façon d’un souvenir mal assimilable que l’oubli échoue à évacuer».

Comment imaginer un paysage plus allégorique pour évoquer la fin d’une course folle ?












Anthony Poiraudeau, Projet El Pocero. Editions Inculte. 2013.


Photos : (c)Anthony Poiraudeau. 


 

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