Les villes, dit-on, sont faites pour être habitées. D’autres le sont encore
pour être rêvées – et l’on se souvient volontiers de celles, évanescentes et
féminines, qu’Italo Calvino tissa de ses mots pour le récit imaginaire de Marco
Polo à Kublai Khan dans les Villes
invisibles. Mais la cité qu’explore Anthony Poiraudeau dans Projet El Pocero est d’une autre trempe
encore. Sans doute pourrait-on la ranger dans la catégorie des aberrations
grandiloquentes…
El Quiñon a déjà fait couler beaucoup d’encre dans la presse espagnole. Cette
ville située à une trentaine de kilomètres au sud de Madrid est devenue le
symbole de la crise immobilière qui a frappé l’Espagne au début des années
2000. Construite par un entrepreneur mégalomane désireux de surfer sur
l’engouement effréné né dans son pays au début des années 90, elle avait été
fièrement érigée pour accueillir une population de 40.000 habitants. Ce sont à
peine 3000 âmes qui hantent aujourd’hui cette cité fantomatique. Imaginons La
Courneuve occupée par une population inférieure à celle de Langogne…
Anthony Poiraudeau s’y est rendu, comme poussé par l’envie de toucher du doigt
un mirage. Triste mirage s’il en est, qui lui donne l’occasion d’accompagner
ses déambulations dans ce désert urbain d’une synthèse éclairante sur les
circonstances qui ont présidé à son éclosion. Et à sa suspension en plein vol…
Tout pourrait pourtant commencer, là aussi, comme dans une fiction de Borges, Buzzati ou Calvino. Derrière la vitre fumée de l’autocar qui passe en semblant l’ignorer, une cité imposante se dresse au milieu de rien, tel un dernier et gigantesque hoquet urbain surgi au cœur de l’oubli.
«La ville
semble réduire l’espace autour d’elle, à la façon d’une pupille d’œil poussant
l’iris à se contracter en sa faveur.»
A moins que le scénario qu’ouvre ce panorama ne nous emmène plutôt du côté
de Bradbury ou de Wells…
«El Quiñon
ressemble à un avant-poste hermétique implanté sur une planète reculée, qu’on
aurait chargé de tester les possibilités d’une vie urbaine à la terrienne sur
ces contrées méconnues.»
Mais le retour à la réalité (fût-elle hallucinante) nous détourne très vite
de ces pistes. El Quiñon est bien une ville en dur, elle n’est ni une chimère,
ni un effet d’optique. Elle a été bâtie à une trentaine de kilomètres de Madrid
sur la commune de Seseña. 5500 logements ont été construits en moins de cinq
ans, entre 2003 et 2008 et l’intention initiale de son ambitieux géniteur était
d’y élever plus de 13.000 appartements. Anthony
Poiraudeau nous rappelle dans quel contexte cette édification a vu le
jour : celui de l’éphémère « miracle
économique espagnol ». Un miracle qui reposait sur une spéculation
immobilière fort juteuse, et qui a très vite parsemé le littoral espagnol et
les abords de quelques grandes villes d’un chapelet de complexes hôteliers, de
barres d’immeubles et de villes-champignons. Construire vite, vendre vite,
engranger vite, construire encore…
En 2007, la construction immobilière représentait près d’un cinquième du
PIB de l’Espagne. Certes, tout passait au final par le levier de crédits que
les ménages consacraient 40% de leurs revenus à rembourser. Mais quand la roue
tourne, elle tourne… Sauf quand elle ne tourne plus… Quelques âmes mal avisées
eurent un jour l’intuition que la très large majorité des logements ainsi
essaimés chaque année n’avaient plus de vocation résidentielle mais seulement
spéculative (pour ordre d’idée de cet enthousiasme bâtisseur : «une production supérieure à celles de la
France, de l’Allemagne et de l’Angleterre réunies»). Ce que révèle alors le
bâtiment dans la seconde moitié des années 2000 est son gigantesque «potentiel d’inconsistance». La chute
des dominos venait de commencer et «le sol s’est dérobé sous l’échelle des profits»...
La bulle d’or métamorphosée en bulle d’air a phagocyté l’ensemble du
secteur de l’immobilier et avec elle la chaîne de vigueur de l’économie
espagnole. Constructions stoppées net, fin des crédits bancaires et de fil en
aiguille passage en mode récessif, taux de chômage multiplié par 6 en 5 ans,
surendettement, augmentation des sans-logis…
Mais
c’est en arpenteur qu’Anthony Poiraudeau souhaite aller au-devant de
cette ville. Il ne faut pas moins de trois bons quart d’heures de marche depuis
le dernier arrêt de bus pour rejoindre El Quiñon que ne desservent jusqu’à son
point d’entrée aucun transport en commun ni aucune sortie d’autoroute. On
découvre alors la ville par ses yeux (discrètement médusés)… Une ville
rebaptisée Residencial Fransisco Hernando
(du nom de son constructeur), comme le signale pompeusement une sculpture
hiératique de Richard Serra. Et l’entrepreneur ne s’est pas contenté de
cette griffe toponymique. On découvrira plus loin que la ville abrite aussi,
dans un geste tout à la fois d’appropriation et de modeste hommage, l’humble
statue de ses propres parents : la réplique minérale de papa et maman se
tenant par la main sur une place de la ville et contemplant d’un regard
anachroniquement ému l’œuvre du fiston…
Partout
l’ambiance est celle d’un «station
balnéaire hors saison» : larges avenues vides écrasées de soleil et
battues par les vents, promenades sans promeneurs entretenues avec soin, blocs
de béton rectangulaires qui évoquent d’imposantes marinas… Et on a l’impression
qu’à chaque carrefour, les yeux vont tomber sur la mer. Mais en guise d’océan
on ne rencontre que «les surfaces courbes
du sol, vierge de constructions, les parcelles aplanies que le chantier avait
réservées pour des immeubles qu’il n’allait jamais bâtir, des routes qui
passent avec indifférence leur chemin, et une zone industrielle juste de
l’autre côté de l’autoroute».
Poiraudeau, avec son regard perçant et ses dix mots
d’espagnol, ausculte El Quiñon comme un gamin curieux tournerait et
retournerait un jouet cassé. Les riverains l’observent avec un rien de méfiance
et d’étonnement alors qu’il nous dévoile les rues Joan Miró, Léonard de Vinci ou Zurbarán
(c’est cette dernière qui tient lieu de centre animé de la ville)… Il apparaît
comme un flâneur étrange dans cette ville où tout semble avoir été conçu pour
faire défaut à la flânerie, intention qui s’est malencontreusement concrétisée
et renforcée par la réduction inattendue de la population («le désastre imprévu ») de la ville.
Interrompant son investigation vagabonde, l’auteur revient sur le parcours
du maître d’œuvre d’El Quiñon, le fameux Fransisco Hernando. Figure emblématique
du self-made man, Hernando, égoutier de son premier état, sut donc transformer
la merde en or de façon pour une fois quasiment littérale (et vice versa,
pourrait-on dire, si l’on songe à El Quiñon). Enfant pauvre qui volait des
légumes sur les berges du Rio Manzanares, il abandonne un plus plus tard l’âne
paternel pour investir le réseau des égouts de Madrid. Il travaille comme un
chien, magouille comme un renard et s’arrache bientôt des catacombes pour se
frotter au béton. Il rachète des terrains agricoles qu’il qualifie de
constructibles à grand renforts de pots-de-vin, d’intimidations et de
malversations et devient bientôt le plus grand investisseur immobilier de son
pays. Il a pris sa première douche à 29 ans et à 40 ans il est milliardaire. El
Quiñon devait être sa Grande Œuvre, la monumentale cerise sur le gâteau d’une
existence superlative. C’était compter sans l’élection impromptue d’un
maire communiste (Manuel Fuentes) singulièrement incorruptible et dont la
résistance forcenée lui donnera bien du fil à retordre. Et sans compter non
plus sur le virage en épingle pris par la conjoncture dans le secteur de
l’immobilier espagnol…
Hernando finira par jeter l’éponge et laisser sa cité en plan. On retrouve
sa trace en Guinée Equatoriale où il semble avoir voulu convoler avec le
président Mbasogo dans le lancement d’un pharaonique projet immobilier.
Les dernières nouvelles relevées par Anthony
Poiraudeau «font état d’une plainte
qu’il a déposée, auprès de la Banque mondiale, contre l’Etat équato-guinéen,
pour rupture abusive de l’accord qu’ils avaient tous deux contracté». Les
histoires d’amour finissent mal en général. Et le vent de la chance…
A tout le moins Hernando a-t-il légué à l’Espagne cette inconséquente
boursouflure au sud de Madrid. Le pays en compte d’autres et on peut lire dans
la presse que l’ensemble des logements espagnols inoccupés pourrait abriter la
population entière de la Norvège… Mais El Quiñon mériterait un label
particulier aux yeux de notre auteur, qui a visité plusieurs de ces villes
interrompues.
Son périple s’achève dans l’immense décharge (la plus grande d’Europe,
ai-je lu quelque part) qui surplombe El Quiñon. Une décharge où s’entassent,
dans des proportions jamais vues, des montagnes de pneus.
«Leur hauteur
dépasse de loin toute taille humaine, masquant le reste du paysage. Ils
remplacent les courbes du monde qui les précédait par celles que forme leur
propre accumulation. Au gré de la pente où s’étale la décharge et des chemins
qui la traversent, El Quiñon réapparaît souvent, à la façon d’un souvenir mal
assimilable que l’oubli échoue à évacuer».
Comment imaginer un paysage plus allégorique pour évoquer la fin d’une
course folle ?
Anthony Poiraudeau, Projet El
Pocero. Editions Inculte. 2013.
Photos : (c)Anthony Poiraudeau.
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