Dire qu’avec Une enfance de Jésus,
Coetzee revient au roman, comme on a pu le lire ici ou là, ne suffit pas à nous
faire entrevoir l’étrange originalité de son dernier récit. Il ne revient nulle
part, il va encore ailleurs. Où on ne l’attendait pas. Certes on reconnaîtra
sans doute sa patte, son art du désespoir distillé, son acrimonie tranquille.
Mais on le voit ici s’aventurer sur un terrain qu’il n’avait pas encore
exploré. Il nous entraîne dans un univers à la fois très personnel et composé
pourtant à la lisière de différentes formes littéraires éprouvées : Une enfance de Jésus emprunte au conte
philosophique, au roman d’apprentissage, à la fable surréaliste, au récit
initiatique, au drame psychologique, à la science-fiction… Et pourrait encore
se lire comme une sorte d’évangile
apocryphe et dévoyé alors même que le nom du Christ ne figure nulle part
ailleurs que dans le titre et que la place de Dieu se limite à deux maigres
occurrences dans un texte de près de 400 pages.
Coetzee manie à merveille l’art de passer tout près. Il saupoudre ici
de poisons rares les parfums les plus sucrés. Le pays imaginaire qui constitue
le cadre de son roman pourrait parfois en évoquer d’autres : Israël,
l’Argentine, l’Australie... Mais cette terre d’asile – lieu d’exil faussement
idéal, prend bientôt la forme d’un monde parallèle, un Eden légèrement vrillé
que l’écrivain sud-africain tresse sous nos yeux d’une plume naïvement
vénéneuse.
Simon vient de débarquer à
Novilla, la ville principale de son nouveau pays d’accueil. Il veille sur
David, un garçon de cinq ans qui n’est pas son fils et qui a perdu lors de sa
traversée la lettre qui aurait dû le conduire vers sa mère. L’homme et l’enfant
sont fatigués, ils ont faim et l’on semble d’abord entrer dans un roman d’exil
et d’épreuves – une histoire bruissant des nombreux échos d’une actualité
récente et moins récente. Camps, réfugiés, faim et soif sont les premiers
ingrédients d’Une enfance de Jésus.
Pourtant, les deux arrivants sont tièdement mais efficacement accueillis par
l’Assistance sociale. On les loge dans le camp de Belstar avant de leur trouver
un logement. Simon sera bientôt employé sur les docks. Un travail pénible, très
physique mais qui lui permet de subvenir à ses besoins et à ceux de l’enfant.
On découvre rapidement que ce pays (où l'on parle un espagnol qui n'est la langue maternelle de personne) est exclusivement habité par des migrants
qui sont venus s’y réfugier et que la première règle d’existence dans cette
contrée consiste à se «laver à grandes
eaux» de ses anciennes attaches. On ne saura donc rien ni du passé de
Simon, ni de l’histoire de David, ni de la mémoire d’aucun autre citoyen du
pays. Lorsque l’enfant lui demande ce qu’ils font là, Simon a une réponse qui
en dit long :
«Je ne sais quoi te dire. Nous sommes ici pour la même raison que tous
les autres. On nous a donné la chance de vivre et nous avons accepté cette
chance. C’est formidable de vivre. C’est ce qu’il y a de mieux au monde.»
Le credo de Simon est voilé
d’emblée par l’ellipse qui le traverse. Le grand art de Coetzee consiste ici à
laisser en pâture à l’entière imagination du lecteur l’avant et l’ailleurs de
son roman. Le hors champ crée pourtant une discrète mais perpétuelle
tension et prête à son cadre narratif un statut hybride, l’imprègne d’un flou
qui interroge sans cesse notre interprétation profonde du texte et le pacte de
lecture à travers lequel nous l’appréhendons. Le romancier nous introduit-il
dans un îlot de survivance post-apocalyptique ? Les personnages sont-ils
les rescapés d’un génocide ? Quelle misère, quelles répression, quelle
violences ont-ils fuies ? Toutes les hypothèses sont permises et aucune
n’est assurément la bonne.
A l'autre bout du voyage, ce pays
d’accueil imaginaire où il est donné à chacun «la chance de vivre»
revêt peu à peu des contours assez ambigus et émerge comme un étrange
phalanstère. Une certaine bienveillance générale semble présider aux relations
inter-humaines : on s’entraide, on s’efforce de rendre service et la violence
semble exclue des rapports sociaux. Mais cette paix a un prix, un
contrecoup : tout y semble trop lisse, dangereusement désincarné. Les
désordres du cœur et du corps sont tenus à distance… On se nourrit
essentiellement de pain, la viande est introuvable (si ce n’est la chair des
rats que certains, dit-on, s’aventurent à cuisiner), le sexe est le plus
souvent ignoré et lorsqu’on s’y adonne c’est sur le mode du tiède consentement.
Les habitants de Novilla passent la plupart de leurs soirées à l’Institut, où
ils suivent des cours de philosophie durant lesquels les débats portent sur la «chaisité des chaises». Il existe
quelques bordels, conçus comme des unités thérapeutiques où il faut s’inscrire
sur des listes d’attente pour contracter des
rapports (appelés «mariages») à durée variable… La possibilité d’une vie
nouvelle semble s’être construite sur la base d’un renoncement où le bébé a été
jeté avec l’eau du bain. Simon incarne quant à lui le refus du renoncement. Il
revendique ses appétits, ses désirs et ne souhaite pas s’habituer à leur
tourner le dos :
«Quand nous aurons appris à annihiler notre faim, dites-vous, nous
aurons prouvé que nous pouvons nous adapter et alors nous serons heureux pour
le restant de nos jours. Mais je ne veux pas affamer le chien de la faim. Je
veux le nourrir»
Simon apparaît comme un étranger
porteur de traces et d’inclinations résiduelles dont il ne se résout pas à se
déprendre. Sans doute Coetzee aurait-il pu composer une parabole bien huilée
autour de cette opposition – et de fait Simon défend souvent, au cours de
longs dialogues avec ses différents interlocuteurs, une vision humaine et
sensible de l’existence contre la conception idéaliste, angélique et éthérée de
la vie qui prévaut à Novilla. A l’opposé de ce monde trop lisse, mais dans une
posture encore différente de celle de Simon, on trouve Daga, personnage qui
incarne une sorte de démon tentateur : voleur, baiseur, bagarreur, séducteur
potentiel de la mère et de l’enfant. Toutefois, le manichéisme n’est pas la
tasse de thé de Coetzee et les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît…
D’abord, Simon se soumet lui-même à un acte de foi qui
cadre bien peu avec l’esprit réaliste dont il fait preuve par ailleurs. Il s’est
promis et a promis à David de lui trouver une mère. Il sait qu’il reconnaîtra
cette mère dès qu’elle surgira, que ce sera elle et aucune autre. Il part en
quête, tel un ange Gabriel en retard sur l’histoire, d’une mère qui ne sera ni
mère biologique, ni mère adoptive, mais une sorte de mère absolue et
incontestable de l’enfant… Il jette son dévolu sur Inès, une femme acariâtre
qui vit à la Residencia (un confortable hôtel dont l’accès est interdit aux enfants) entouré de
ses deux frères et d’un inquiétant chien-loup.
On aurait rêvé mieux comme tutelle maternelle… Et de fait Inès se montre
rapidement surprotectrice et accaparante. Elle écarte Simon autant que possible
et voue à cet enfant inespéré un amour exclusif et castrateur qui va infléchir
son évolution et sa vision du monde. David devient une sorte d’enfant-roi insupportable
pour qui le monde ne se conçoit qu’à l’étalon de ses désirs et voudrait tout
soumettre aux seules lois de son imagination. Sans jamais remettre en question
l’autorité maternelle miraculeuse d’Inès, Simon s’emploie à une sorte de
contre-éducation de David dans l’espoir de le ramener sur le chemin de la
réalité. Il ne parviendra pourtant jamais à le faire ployer…
Le livre-fétiche de David est Don
Quichotte, personnage dont il constitue une forme d’avatar. Le roman de
Cervantès est le support d’échanges contradictoires avec Simon qui cherche à
faire prendre conscience à l’enfant de l’illusion dans laquelle se fourvoie
perpétuellement le chevalier manchègue. Pourtant David n’en démord pas :
don Quichotte est – tout comme lui… - un héros incompris, et il est fasciné par
ses exploits et la puissance de ses récits. On pourrait penser que Simon joue
là encore la partition de la vérité, mais ce n’est pas si simple. Il attribue
la paternité de Quichotte à Benengeli et non à Cervantès. Or, Cid Hamet Benengeli est un personnage de Cervantès, un historien musulman en trompe-l’oeil
auquel l’écrivain espagnol attribue par goût de la facétie une partie de ses
propres récits… Autant dire que Simon est lui-même pris dans les rets d’une
certaine forme d’illusion littéraire… Par ailleurs, un renversement va s’opérer dans le cours du roman. David est exclus de son école
parce qu’il refuse de se soumettre à l’autorité du maître, invente des
histoires abracadabrantes, ne semble pas avoir fait l’effort d’apprendre à
lire, écrire, compter. On découvrira pourtant qu’il sait aussi bien lire,
écrire que compter… Une décision de justice le contraint à rejoindre un centre
spécialisé pour enfant inadaptés à Punto Arenas, décision à laquelle sa «mère»
refuse irrévocablement de se soumettre, préférant tout quitter pour prendre la
fuite avec son enfant. Un mystère plane sur cette mystérieuse école : s’agit-il
d’un univers concentrationnaire, une sorte de camp de redressement ceint de
barbelés comme tendent à nous le faire croire le témoignage de David (qui y séjourne quelque temps) et les
appréhensions d’Inès ? Ou Punto Arenas constitue-t-il un lieu alternatif, de
convivialité et de liberté qui aurait pu permettre à l’enfant d’échapper aux tentacules maternelles (ce que semble attester d’autres sons
de cloche) ? L’enfant s’est-il enfui de Punto Arenas de son propre chef ou
s’est-il résigné à quitter cette nouvelle vie pour satisfaire à l’appel
intransigeant d’Inès ? Coetzee ne tranche pas et laisse planer un doute quant à
la nature libératrice ou coercitive de ce lieu.
Simon, également hésitant sur ces
questions, s’engage pourtant (comme par fidélité à un pacte) avec David, Inès,
son chien et ses frères dans cette fuite en avant qui doit les conduire à Estrellita,
dans le Nord du pays. L’étrange sainte famille tâte à nouveau de la poussière
des routes et se trouve encore une fois contrainte à l’exil. Les derniers mots
du roman semblent ainsi inaugurer un cycle sans fin :
«nous
cherchons un logement pour commencer notre nouvelle vie.»
Une Enfance de Jésus prend la forme d’une allégorie détraquée qui
diffèrerait sans cesse son message de vérité. Coetzee joue sur des formes et
des registres divers, glissant sans fausse note de la cocasserie à la
mélancolie, pour nous offrir un récit puissant parsemé d’interrogations
qui lui sont chères : l’oubli est-il rédempteur ? Est-il possible de
vivre coupé de sa mémoire ? La violence peut-elle être expurgée d'une société ? Existe-t-il
un lieu sûr où l’homme puisse se réinventer loin de ses vieux démons ?
Quelles relations le réel et l’imaginaire entretiennent-ils ?
A défaut de réponses sûres ou
rassurantes à ces questions, on gardera de la lecture du dernier roman de
Coetzee le sentiment d’avoir voyagé en grande littérature.
J.M. Coetzee, Une enfance de Jésus. Editions du Seuil. 2013.Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga Du Plessis.
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