Dès les premières lignes, on se
dit qu’il ne nous faudra pas manquer de souffle pour nager jusqu’à la dernière
page du volumineux Journal de Polina,
récemment traduit en français par Véronique Patte aux Editions Books. Et
effectivement, mieux vaut se préparer à une longue apnée en eaux froides. Pourtant,
alors que l’air ne cesse de nous manquer au fil de ce journal, on ne lâche
rien. On veut éprouver notre effarement jusqu’au bout.
Polina Jerebtsova avait quatorze
ans en 1999, lorsqu’éclata la seconde guerre de Tchétchénie. Elle vivait avec
sa mère à Grozny, sa ville natale. Elle tint durant trois ans un journal intime.
Ce récit de survie au jour le jour nous parvient aujourd’hui comme un
témoignage inouï sur ce conflit, dont la population civile de la capitale
tchétchène paya le prix le plus fort.
Alors que nous nous apprêtons à
commémorer le centenaire de cette immense boucherie - la Première Guerre
Mondiale, que beaucoup considèrent par son « style » comme la
dernière grande guerre du XIXème siècle, il est étonnant de s’immerger dans ce
qui fut, bien plus près de nous, l’une des premières du XXIème. Si le dernier
vétéran de la Grande Guerre est mort en mai 2011 à l’âge de 110 ans, Polina
aura trente ans en 2015. Son vécu (à tout le moins celui de son adolescence),
pour différent qu’il soit du nôtre, s’est écrit à nos côtés. Dans l’ombre d’un
temps partagé. Il y a un effet troublant, en lisant son journal, à comparer les
dates ; à essayer de nous souvenir de notre passage à l’an 2000, ou de
recoller les bribes de notre « 11 septembre 2001 » ; à convoquer
dans notre mémoire ce que nous lisions, mangions, disions, quand Polina
« fêtait » ses 15 ans dans les ruines de son appartement, entourée de
ses chats en train de mourir de faim, d’immeubles en flamme, de snipers
invisibles et de potagers minés. Si loin, si proche.
Si les journaux d’Anne Frank et
d’Hélène Berr, qui continuent à nous émouvoir, tirent leur force de la lente
infiltration du désastre qui les corrode et les détraque peu à peu, on est ici
jeté d’emblée dans le chaudron de la violence et de la mort. Et l’on n’en
sortira plus. Le journal s’ouvre sous les bombes et dès les premières pages,
Polina nous restitue le terrible attentat du marché central de Grozny qui lui
vaut d’être blessée aux jambes par des éclats d’obus – blessures qui la feront
encore longtemps souffrir. La jeune fille, comme beaucoup d’autres, est une
survivante de chaque instant, et l’on n’en finirait pas d’énumérer tout ce qui
contribue à faire de son quotidien un enfer difficilement imaginable :
chaque jour, des attentats (des bus ou des véhicules qui explosent sous ses
yeux) ; des crimes en pleine rue ou sur les marchés où elle et sa mère
tentent de vendre quelques maigres denrées ; des obus qui crèvent les murs
de l’immeuble dont elles occupent le rez-de-chaussée ; des feux croisés
qui les obligent à finir leurs trajets en rampant dans l’herbe ou à s’abriter
dans la première cave venue ; des tireurs embusqués qui les prennent pour
cible pour se faire la main ; des enfants qui sautent sur des mines en
ramassant des salades dans les jardins ; des voisins qui
disparaissent ; des proches à enterrer… Elles doivent constamment se
prémunir des vols et des pillages par lesquels chacun s’efforce de tirer son
épingle du jeu pour récupérer quelque chose à vendre ou ne pas crever de faim.
Et crever de faim est aussi leur lot. Il ne leur reste longtemps qu’un maigre
stock de farine moisie pour survivre. Elles se confectionnent des chaussons
avec du bicarbonate, boivent de la neige fondue. Leur appartement n’a plus de
vitres depuis longtemps et la porte vole en éclats régulièrement, le plancher
de la cuisine est enfoncé dans la cave, les murs sont branlants. Chaque pièce
est infestée de rats qu’elles nourrissent parfois pour éviter de se faire
mordre. Le froid est tel que leurs doigts bleuissent durant leur sommeil… On
pourrait continuer encore et encore.
Russe par son père, Polina se
trouve deux fois du mauvais côté. Elle est tchétchène pour les Russes, russe
pour les Tchétchènes. Et elle récolte les mauvais fruits sur toute la ligne. Sa
mère et elle sont souvent insultées ou menacées et elles manquent à plus d’une
reprise d’être expulsées ou exécutées pour leur « russité ». Elles
finiront d’ailleurs par déménager après avoir surpris un soir la conversation
d’une famille de voisins complotant à les assassiner pour de bon. Bien que «dédié aux dirigeants de la Russie
d’aujourd’hui» (en page de garde), le
Journal de Polina est tout sauf un journal politique. Bien sûr elle sait
que c’est l’armée fédérale qui arrose Grozny (Poutine apparaît narquoisement à
ses débuts dans les pages du Journal en «jeune mec qui veut sauver la
Russie»). Mais les Tchétchènes ne sont pas tendres non plus avec les
civils les plus démunis, surtout lorsqu’ils ne sont pas de leur lignée :
ils violent, tuent et pillent. Prise du haut de ses quatorze ans dans l’étau effroyable,
complexe et confus de la guerre, Polina neutralise les deux factions ennemies,
qu’elle nomme seulement «les Rouges et les Blancs».
Si le Journal de Polina nous
restitue dans son intégralité vécue le siège de Grozny, il nous permet
également de contempler le pourrissement d’une société enfanté par la guerre. Alors
que celle-ci s’achève officiellement en 2001, rien ou presque ne transparaît de
ce retour présumé à la paix. Les attentats, le narcotrafic, la contrebande, la
circulation des armes, la violence urbaine, la criminalité et la haine de l’autre
semblent s’installer durablement dans la ville et les mœurs. Les cent dernières
pages constituent un journal d’après-guerre où presque rien ne semble avoir
changé. Polina, comme de nombreux « russes ethniques », se trouve
mise en quarantaine dans sa propre ville (sort d’autant plus cruel que la jeune
fille et sa mère n’ont plus aucune attache familiale et pas un seul lieu de
repli à l’extérieur de Grozny). Il est officieusement proscrit de parler russe
dans les lieux publics, et Polina est ostracisée, on lui coupe à plus d’une
reprise ses maigres allocations, on la malmène et elle se voit condamnée à
vivre dans une société, la seule pourtant qui soit la sienne, où elle n’incarne
plus qu’une seule chose : la figure de l’ennemi.
Et pourtant un fil incandescent
traverse de part en part la compacité du malheur. On l’oublie souvent tant la
somme des désastres est ici immense, presque indigeste… Mais il y a malgré tout
l’incroyable énergie de Polina Jerbtsova. Il y a chez elle un mélange de hargne
et de délicatesse. Une extrême maturité, c’est certain – induite par la force
des choses, mais également un désir de vie et une insoumission qui continuent à
rouler contre vents et marées au beau milieu de sa «jeunesse dévastée ». Elle ne cède pas une once de terrain sur
ses impératifs catégoriques (ne jamais rien voler aux autres), elle se refuse
les facilités que plusieurs propositions de mariage lui offrent, elle suit des
cours de karaté dans un club presque exclusivement masculin où on la déteste en
tant que russe et elle poursuit et réalise un rêve d’accès à des études
supérieures. Une rêve doublement insensé puisque la société tchétchène relègue
volontiers les femmes, souvent mariées dès 13 ans, aux seuls rôles de mère et
de ménagère et que d’autre part la guerre, la faim et le dénuement matériel font
du projet de Polina un défi à peine envisageable… On est aussi frappé par les
bouffées de candeur qui parviennent à survivre à tout ce qu’elle endure :
elle rêve d’amour, s’éprend, se morfond. Elle signe ses pages du nom de ses
princesses et personnages préférés… Mais survivre c’est aussi pour elle écrire,
on le sent à chaque page de ce journal
qui prend la forme d’un personnage à part entière. Sa graphomanie devient une
sorte de résilience en temps réel… Lire, aussi, lui est d’un secours précieux :
elle est férue de sagesse orientale, curieuse de tout – raffole de Boulgakov et
abreuve souvent son journal de vers de
ses poètes préférés (Vissotsky, Anna Akhmatova…).
Bien sûr, on est ému, surpris
presque, devant cette adolescence abîmée qui continue tant bien que mal de
brûler sous les cendres de la guerre… Mais le Journal de Polina nous dévoile sous l'adolescente la figure d'une femme impressionnante, tant par son déterminisme et son
sens de la dignité que par son esprit d’insoumission…
Le 31 mars 2001, Polina écrivait :
« J’ai seize ans ! L’âge du premier bal ! C’est Tolstoï,
je crois, qui l’a écrit.
Je vis dans une décharge. Le plancher du couloir est criblé de trous, une odeur de rats et de déchets remonte de la cave humide, des morceaux de murs pendent au-dessus de nos têtes et des bûches sales et détrempées semblent déposées dans la cuisine pour l’éternité. »
Je vis dans une décharge. Le plancher du couloir est criblé de trous, une odeur de rats et de déchets remonte de la cave humide, des morceaux de murs pendent au-dessus de nos têtes et des bûches sales et détrempées semblent déposées dans la cuisine pour l’éternité. »
Aujourd’hui, elle en a 28, elle
est mariée et elle vit en Finlande.
On lui souhaite de danser longtemps.
On lui souhaite de danser longtemps.
Polina Jerebtsova, Le journal de Polina, une adolescence tchétchène. Books Editions. 2013. Traduit du russe par Véronique Patte.
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