jeudi 24 octobre 2013

> Polina et les jours

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Dès les premières lignes, on se dit qu’il ne nous faudra pas manquer de souffle pour nager jusqu’à la dernière page du volumineux Journal de Polina, récemment traduit en français par Véronique Patte aux Editions Books. Et effectivement, mieux vaut se préparer à une longue apnée en eaux froides. Pourtant, alors que l’air ne cesse de nous manquer au fil de ce journal, on ne lâche rien. On veut éprouver notre effarement jusqu’au bout.


Polina Jerebtsova avait quatorze ans en 1999, lorsqu’éclata la seconde guerre de Tchétchénie. Elle vivait avec sa mère à Grozny, sa ville natale. Elle tint durant trois ans un journal intime. Ce récit de survie au jour le jour nous parvient aujourd’hui comme un témoignage inouï sur ce conflit, dont la population civile de la capitale tchétchène paya le prix le plus fort.





Alors que nous nous apprêtons à commémorer le centenaire de cette immense boucherie - la Première Guerre Mondiale, que beaucoup considèrent par son « style » comme la dernière grande guerre du XIXème siècle, il est étonnant de s’immerger dans ce qui fut, bien plus près de nous, l’une des premières du XXIème. Si le dernier vétéran de la Grande Guerre est mort en mai 2011 à l’âge de 110 ans, Polina aura trente ans en 2015. Son vécu (à tout le moins celui de son adolescence), pour différent qu’il soit du nôtre, s’est écrit à nos côtés. Dans l’ombre d’un temps partagé. Il y a un effet troublant, en lisant son journal, à comparer les dates ; à essayer de nous souvenir de notre passage à l’an 2000, ou de recoller les bribes de notre « 11 septembre 2001 » ; à convoquer dans notre mémoire ce que nous lisions, mangions, disions, quand Polina « fêtait » ses 15 ans dans les ruines de son appartement, entourée de ses chats en train de mourir de faim, d’immeubles en flamme, de snipers invisibles et de potagers minés. Si loin, si proche.

Si les journaux d’Anne Frank et d’Hélène Berr, qui continuent à nous émouvoir, tirent leur force de la lente infiltration du désastre qui les corrode et les détraque peu à peu, on est ici jeté d’emblée dans le chaudron de la violence et de la mort. Et l’on n’en sortira plus. Le journal s’ouvre sous les bombes et dès les premières pages, Polina nous restitue le terrible attentat du marché central de Grozny qui lui vaut d’être blessée aux jambes par des éclats d’obus – blessures qui la feront encore longtemps souffrir. La jeune fille, comme beaucoup d’autres, est une survivante de chaque instant, et l’on n’en finirait pas d’énumérer tout ce qui contribue à faire de son quotidien un enfer difficilement imaginable : chaque jour, des attentats (des bus ou des véhicules qui explosent sous ses yeux) ; des crimes en pleine rue ou sur les marchés où elle et sa mère tentent de vendre quelques maigres denrées ; des obus qui crèvent les murs de l’immeuble dont elles occupent le rez-de-chaussée ; des feux croisés qui les obligent à finir leurs trajets en rampant dans l’herbe ou à s’abriter dans la première cave venue ; des tireurs embusqués qui les prennent pour cible pour se faire la main ; des enfants qui sautent sur des mines en ramassant des salades dans les jardins ; des voisins qui disparaissent ; des proches à enterrer… Elles doivent constamment se prémunir des vols et des pillages par lesquels chacun s’efforce de tirer son épingle du jeu pour récupérer quelque chose à vendre ou ne pas crever de faim. Et crever de faim est aussi leur lot. Il ne leur reste longtemps qu’un maigre stock de farine moisie pour survivre. Elles se confectionnent des chaussons avec du bicarbonate, boivent de la neige fondue. Leur appartement n’a plus de vitres depuis longtemps et la porte vole en éclats régulièrement, le plancher de la cuisine est enfoncé dans la cave, les murs sont branlants. Chaque pièce est infestée de rats qu’elles nourrissent parfois pour éviter de se faire mordre. Le froid est tel que leurs doigts bleuissent durant leur sommeil… On pourrait continuer encore et encore.




Russe par son père, Polina se trouve deux fois du mauvais côté. Elle est tchétchène pour les Russes, russe pour les Tchétchènes. Et elle récolte les mauvais fruits sur toute la ligne. Sa mère et elle sont souvent insultées ou menacées et elles manquent à plus d’une reprise d’être expulsées ou exécutées pour leur « russité ». Elles finiront d’ailleurs par déménager après avoir surpris un soir la conversation d’une famille de voisins complotant à les assassiner pour de bon. Bien que «dédié aux dirigeants de la Russie d’aujourd’hui» (en page de garde), le Journal de Polina est tout sauf un journal politique. Bien sûr elle sait que c’est l’armée fédérale qui arrose Grozny (Poutine apparaît narquoisement à ses débuts dans les pages du Journal en «jeune mec qui veut sauver la Russie»). Mais les Tchétchènes ne sont pas tendres non plus avec les civils les plus démunis, surtout lorsqu’ils ne sont pas de leur lignée : ils violent, tuent et pillent. Prise du haut de ses quatorze ans dans l’étau effroyable, complexe et confus de la guerre, Polina neutralise les deux factions ennemies, qu’elle nomme seulement «les Rouges et les Blancs».


Si le Journal de Polina nous restitue dans son intégralité vécue le siège de Grozny, il nous permet également de contempler le pourrissement d’une société enfanté par la guerre. Alors que celle-ci s’achève officiellement en 2001, rien ou presque ne transparaît de ce retour présumé à la paix. Les attentats, le narcotrafic, la contrebande, la circulation des armes, la violence urbaine, la criminalité et la haine de l’autre semblent s’installer durablement dans la ville et les mœurs. Les cent dernières pages constituent un journal d’après-guerre où presque rien ne semble avoir changé. Polina, comme de nombreux « russes ethniques », se trouve mise en quarantaine dans sa propre ville (sort d’autant plus cruel que la jeune fille et sa mère n’ont plus aucune attache familiale et pas un seul lieu de repli à l’extérieur de Grozny). Il est officieusement proscrit de parler russe dans les lieux publics, et Polina est ostracisée, on lui coupe à plus d’une reprise ses maigres allocations, on la malmène et elle se voit condamnée à vivre dans une société, la seule pourtant qui soit la sienne, où elle n’incarne plus qu’une seule chose : la figure de l’ennemi.


Et pourtant un fil incandescent traverse de part en part la compacité du malheur. On l’oublie souvent tant la somme des désastres est ici immense, presque indigeste… Mais il y a malgré tout l’incroyable énergie de Polina Jerbtsova. Il y a chez elle un mélange de hargne et de délicatesse. Une extrême maturité, c’est certain – induite par la force des choses, mais également un désir de vie et une insoumission qui continuent à rouler contre vents et marées au beau milieu de sa «jeunesse dévastée ». Elle ne cède pas une once de terrain sur ses impératifs catégoriques (ne jamais rien voler aux autres), elle se refuse les facilités que plusieurs propositions de mariage lui offrent, elle suit des cours de karaté dans un club presque exclusivement masculin où on la déteste en tant que russe et elle poursuit et réalise un rêve d’accès à des études supérieures. Une rêve doublement insensé puisque la société tchétchène relègue volontiers les femmes, souvent mariées dès 13 ans, aux seuls rôles de mère et de ménagère et que d’autre part la guerre, la faim et le dénuement matériel font du projet de Polina un défi à peine envisageable… On est aussi frappé par les bouffées de candeur qui parviennent à survivre à tout ce qu’elle endure : elle rêve d’amour, s’éprend, se morfond. Elle signe ses pages du nom de ses princesses et personnages préférés… Mais survivre c’est aussi pour elle écrire, on le sent  à chaque page de ce journal qui prend la forme d’un personnage à part entière. Sa graphomanie devient une sorte de résilience en temps réel… Lire, aussi, lui est d’un secours précieux : elle est férue de sagesse orientale, curieuse de tout – raffole de Boulgakov et abreuve souvent son journal  de vers de ses poètes préférés (Vissotsky, Anna Akhmatova…).

Bien sûr, on est ému, surpris presque, devant cette adolescence abîmée qui continue tant bien que mal de brûler sous les cendres de la guerre… Mais le Journal de Polina nous dévoile sous l'adolescente la figure d'une femme impressionnante, tant par son déterminisme et son sens de la dignité que par son esprit d’insoumission…

Le 31 mars 2001, Polina écrivait :

« J’ai seize ans ! L’âge du premier bal ! C’est Tolstoï, je crois, qui l’a écrit.
Je vis dans une décharge. Le plancher du couloir est criblé de trous, une odeur de rats et de déchets remonte de la cave humide, des morceaux de murs pendent au-dessus de nos têtes et des bûches sales et détrempées semblent déposées dans la cuisine pour l’éternité. »

Aujourd’hui, elle en a 28, elle est mariée et elle vit en Finlande.
On lui souhaite de danser longtemps.











Polina Jerebtsova, Le journal de Polina, une adolescence tchétchène. Books Editions. 2013. Traduit du russe par Véronique Patte. 


Images : 1) Grozny (source) / 3) Grozny (source) / 4) Polina Jerebtsova (source).

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