Ouvrir un nouveau livre de FabioViscogliosi, c’est retrouver immédiatement une musique, une fausse nonchalance
qui se promène de souvenir en souvenir, d’étincelle en étincelle, de menue
réflexion en petites choses du quotidien… Mais l’air de rien, les frêles
ruisseaux font parfois de grandes rivières… Car avec sa manière buissonnière,
il sait aussi nous parler de choses graves. Dans son précédent récit, Mont-Blanc, il revenait à travers une
série de fragments sur la mort accidentelle de ses parents dans le tunnel du
Mont-Blanc en mars 1999 : un livre de deuil qui savait pourtant aussi
butiner du côté des écarts et jouer d’une certaine forme de légèreté.
Avec Apologie du slow, l’écrivain franco-italien (également musicien et
illustrateur) compose un nouveau récit étoilé comme on les aime sous sa plume.
Cent-neuf fragments et un post-scriptum où il est tout autant question de ses
écarts de conduite (au volant…) que d’un tuyau métallique aperçu derrière la
vitre d’un TGV, de son goût pour les nuages, des poules qu’égorgeait sa
grand-mère ou de ce que lui inspirent au fil des jours la rêverie et
l’hésitation… On y évoque ou on y croise Perec,
Leonard Cohen, Miguel Gerardo-Feliz, Robert
Altman et bien d’autres encore, qui revêtent le plus souvent un habit
d’amitié qui ne les distingue guère des intimes et familiers lambda dont la vie
nous fait don.
Et l’on perçoit tout de suite la
grâce de ce qui, ailleurs, aurait pu n’être que trivial ainsi qu’une belle
façon d’alentir ce qui aurait pu ne faire que passer. Une leçon de vie, en
somme, pour la goûter pleinement, sur toute la gamme inaperçue des doux et des
amers.
Ce sont parfois de simples
souvenirs que l’auteur déroule dans ses pages : une partie de tandem en Italie
avec son père, le projet de construction d’un abri antiatomique avec ses
cousins alors qu’il était enfant, celui, avorté pour raisons financières, d’un
film autour du dernier tableau de Mondrian,
le rêve d’une soirée étonnante dans une villa entre Milan et Venise. Dans d’autres
textes, il procède plutôt à une série de variations autour de ses goûts ou de
ses lubies : sa manie de rouler en écoutant des fichiers audio, celle de
dessiner des nuages, son inclination compulsive à acheter de vieux manuels
obsolètes portant sur toutes sortes de choses. Ailleurs, il part d’une phrase
qui l’a accroché dans un livre, du détail d’un tableau, d’un paysage, d’une parole
entendue à la volée – et il se laisse aller à en tirer un fil personnel, entre
rêverie et réflexion.
Il serait vain de chercher une
logique à tout cela et il y a chez Fabio
Viscogliosi un art à la fois savant et spontané de la divagation. Parfois
des motifs s’entrecroisent ou rebondissent les uns contre les autres, un
souvenir en appelle un autre… Les fragments se succèdent et se ressemblent ou
ne se ressemblent pas. Certains d’entre eux semblent s’emboîter le pas comme
des ritournelles façon « marabout de ficelle »…
Ainsi, par exemple, Fabio Viscogliosi passe de l’illusionnisme
philosophique selon Clément Rosset
au brouillard comme phénomène météorologique par le lien que ces deux entités
entretiennent avec «la douceur». L’illusionnisme
philosophique, nous dit Rosset, consiste à annoncer le sens
sans le montrer, à la manière d’un prestidigitateur, et semble fonctionner par «dérapages furtifs». Il s’agit là, pour Viscogliosi, de l’une des manifestations les plus réussies de
la douceur. Par ricochet, il glisse dans le passage suivant vers cette autre
douceur que contient immanquablement le brouillard, pareil à un «nuage dont la base toucherait le sol»….
Apologie du slow nous invite à intégrer dans le cercle de nos
considérations tout ce qui demeure généralement à sa périphérie. Les écueils, les
possibles, les commencements non prolongés et les points de suspension ne sont
pas à négliger. Fabio Viscogliosi
semble vouloir nous dire (ou en tout cas en fait une règle pour son compte) que
la vie n’est pas seulement faite de ce qui nous arrive mais aussi de ce qui
aurait pu nous arriver, ne nous est pas tout à fait arrivé. De toutes ses
particules suspendues qui, au-delà et avec ce que nous avons vécu, ont alimenté
et alimentent notre temps traversé. Rêves, ébauches, apparitions, pensées
fugitives… On vit aussi avec cette part d’irréel du passé qui nous habite, tel
ce «grand frère mort très jeune» que
l’auteur n’a jamais connu et dont il se demande souvent qui il aurait pu
devenir, quel frère vivant il aurait pu faire. Il le présente comme un absent
qui a vieilli avec lui…
Mais tout ne se joue pas, loin de
là, du côté des fantômes. Il y au contraire, dans cet intérêt pour le
fragmentaire, le modeste, le périphérique (que relance ici l’écriture dans sa
forme même) une façon d’être au monde. Et peut-être même une forme de conjuration :
«On respire dans l’inachèvement un parfum qui contredit la mort»
Un apophtegme qu’illustre par
ailleurs la scène finale de La solitude
du coureur de fond, le film de Robert
Altman, une scène qu’affectionne particulièrement Viscogliosi. On y voit un jeune coureur s’arrêter devant la ligne d’arrivée,
se laisser doubler par tous les concurrents sur lesquels il avait pris une
avance considérable et refuser de franchir ladite ligne… Il se justifie ainsi :
«La seule fois où je toucherai cette corde à linge c’est quand je serai
mort et qu’un cercueil bien confortable aura été préparé de l’autre côté ;
en attendant, je suis un coureur de fond solitaire qui traverse le pays sans se
soucier de tout ce qui peut lui arriver.»
En lisant Apologie du slow on pense parfois aux Autorportraits d’Edouard Levé, à d’autres furtives voire oulipiennes façons d’être à soi sans y être…
et à quelques littératures dans les marges, qui, quand elles possèdent ce je ne
sais quoi de juste et d’accordé, font passer le monde par le chas d’une
aiguille.
Fabio Viscogliosi, Apologie
du slow. Stock. 2014
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