Une fois n’est pas coutume (dans
ce blog tout au moins…), on va se fâcher. Et parler ici d’un texte
immense, mais surtout (et hélas) d’une création théâtrale qui le restitue
actuellement sur scène sous la forme d’une bouillie indigeste et cacophonique.
L’hécatombe est visible depuis samedi dernier et ce jusqu’au 15 février. Ça se passe à la
MC 93 de Bobigny, ce qui est pour le moins surprenant lorsqu’on connaît la
qualité habituelle de la programmation théâtrale de cette maison. La liste
serait longue des très belles choses qui ont pu y être présentées : on se
souvient du 2666 de Bolaño par Àlex Rigola. Plus
récemment nous avons pu voir un très honnête Cyrano de Bergerac monté par Georges
Lavaudant et nous gardons encore dans le cœur et les mirettes
l’exceptionnel Le Voce di dentro de Eduardo De Filippo mis en scène par Toni Servillo… Espérons qu’il s’agisse,
pour ce dont il est question aujourd’hui, d’une exception venue
malencontreusement confirmer la règle.
Sarah Oppenheim, donc, a mis en scène
La voix dans le débarras de Raymond Federman… Accordons-lui à tout
le moins que la partie n’était pas gagnée d’avance, c’était même un peu une
gageure. Mais lorsqu’on s’attaque à un texte de cette dimension, on s’efforce,
avant toute proposition (c’est en tout cas ce qu’un spectateur peut
légitimement attendre) de le donner à entendre… Ce qui pourrait même
constituer, lorsqu’on mesure le poids du matériau en question, un objectif louablement
suffisant… Objectif qui a été ici totalement évacué.
Mais avant de revenir sur la
pièce et sur ses partis pris, qu’il nous soit permis d’effectuer un petit
voyage de rappel du côté de l’auteur et de sa Voix dans le débarras.
Raymond Federman est probablement
l’un des écrivains les plus importants et les plus singuliers de ces cinquante
dernières années. Sa voix, rescapée du désastre de la Shoah, a dû s’inventer
très tôt contre le silence. Et le silence, pour Federman, ne fut pas une mince affaire.
Reprenons : le point nodal de son existence (nœud que son œuvre ne cessera plus de défaire et de refaire) se concentre en ce jour de 1942 où ses parents et sa sœur cadette sont arrêtés au cours de la rafle du Vel d’Hiv, dans leur appartement de Montrouge. Il a une douzaine d’années et il ne les reverra plus. La mère, quelques secondes avant l’irruption de la police, n’aura eu que le temps de pousser son fils dans le débarras, en lui intimant l’ordre de se taire. «Chut !» est le dernier mot qu’il entendit d’elle, ultime lambeau de la langue maternelle de l’enfant. Drôle de viatique, vous en conviendrez, pour entamer une vie d’écrivain - et une vie tout court. Ce mot fera le titre, soixante-six ans plus tard, d’un récit de souvenirs fragmentaires bouleversant (qui n’est pas sans résonner avec W ou le souvenir d’enfance de Perec). Mais pour l’heure l’enfant caché (au sens le plus littéral et le plus confiné du terme) doit mourir, renaître, survivre. Sorti vingt-quatre heures plus tard de ce trou où il a «chié sa peur», l’adolescent parvient à rejoindre la zone libre dans un train de marchandise et passe le reste de la guerre dans un état de semi-esclavage au fond ‘une ferme du Sud-Ouest (il en parle dans Retour au fumier). En 1947 il émigre pour toujours aux Etats-Unis où il deviendra d’abord un «écrivain américain». L’exil, les années de galère à New-York et les périodes qui suivront sont racontées dans plusieurs récits déjantés, d’une inventivité verbale et narrative jubilatoire et dont le ton irrévérencieux rappelle parfois celui d’Edgar Hilsenrath (de ce dernier, on pense notamment à Fuck America). Raymond Federman, décédé en octobre 2009 à San Diego, est donc l’auteur d’une œuvre prolixe qui gravite autour de sa propre existence et navigue entre deux pays, deux langues, entre passé et présent. Une œuvre qui tourne, en cercles resserrés ou au contraire extrêmement relâchés, autour de l’instant zéro qui l’a vue naître : la survie d’un enfant dans le placard où sa mère l’a jeté et la disparition de tous les siens.
La Voix dans le débarras est le seul texte de Federman inscrit tout entier dans les limites exclusives de cet
instant zéro. Il l‘a écrit tardivement, en 1976, et d’abord en anglais (The Voice in the Closet) avant de le
réécrire en français un an plus tard – réécrire dans le sens de transcrire,
réinventer plutôt que de traduire. Composé à partir de fragments de récits plus
anciens, blocs de textes remixés, coupés, dégraissés, désarticulés, La Voix dans le débarras constitue, de
l’aveu de l’auteur, le texte central de son œuvre. Il en est à la fois l’alpha,
l’oméga et l’astre noir. Cette voix contient, toujours selon lui, l’essence de
tout ce qu’il avait écrit avant et le germe de tout ce qu’il écrirait après. Le
texte est illisible, pourtant, si l’on entend par lire, aller au bout d’une
phrase, en empocher le sens et continuer ainsi. La voix dans le débarras a été écrit de l’intérieur (intérieur de
la voix comme du débarras) : une seule phrase de vingt pages, non ponctuée,
traversée de mots qui s’appellent les uns les autres, d’instants, de souvenirs
hybrides et déchirés. Un récit peut-être illisible (si l’on s’en tient à
l’acception que l’on confère traditionnellement à cet adjectif), mais
puissamment audible. Marc Avelot, qui a préfacé en quelques
pages lumineuses l’édition bilingue parue aux Impressions Nouvelles en 2002, a voulu
attirer l’attention des lecteurs sur la force et l’ampleur de ce court récit.
La Voix dans le débarras s’offrirait «à la charnière de James Joyce et de Pierre
Guyotat, comme un des textes majeurs du XXème siècle». Un texte où le chaos
s’écrirait dans la langue même du chaos. Un récit, nous dit encore Avelot, «qui s’élabore comme une sorte d’art poétique de l’horreur».
Que nous rend-on de ce texte à la
MC 93 ? Rien, ou à peu près rien.
Ce grand vide tient d’abord et avant
tout à un choix de mise en scène pour le moins étonnant : le texte de Federman est simultanément dit/joué en anglais et en français par deux comédiens (Nigel Hollidge et Fanny Mary).
La fausse bonne idée par excellence. On pense au début qu’il s’agit d’un
calage, d’un effet qui ne saurait se prolonger. Lorsqu’au bout de quinze
minutes on comprend que c’est un principe intransgressible, une certaine forme
d’inquiétude commence à nous saisir. Car concrètement, (l’homme est ainsi fait)
lorsqu’un texte est dit exactement en même temps et à un même niveau sonore
dans deux langues différentes, et bien il se trouve qu’on ne l’entend pas… Au
mieux, on en perçoit péniblement une ligne au détriment de l’autre, et vice
versa. Et c’est à peu près l’exercice (le seul) auquel sera soumis chaque
spectateur pendant une heure trente. Un exercice de concentration inutile, fatiguant
et à la longue, franchement exaspérant. Alors le même spectateur, de temps à
autre, se tourne vers son voisin pour vérifier que son trouble n’est pas le
fruit d’une défaillance biologique insoupçonnée dont il serait l’unique et
malheureux dépositaire - et que cette expérience théâtrale viendrait lui
révéler tardivement. Et ce sont bien les seuls moments du spectacle où ledit
spectateur se sentira soulagé…
Dans la plaquette de présentation
de la pièce, Sarah Oppenheim s’explique
ainsi :
«Un des enjeux pour nous a donc été de trouver la forme qui permette de
travailler de manière bilingue sans réduire ce texte à un dialogue mais plutôt
essayer d’en exprimer les résonances et les échos ».
D’abord, il ne va pas
nécessairement de soi d’exclure la dimension dialogique que peuvent entretenir
les deux versions de La voix. Il
s’agit après tout de deux textes asynchrones et qui ne se recoupent pas
parfaitement quant à leur contenu. Par ailleurs, lorsque Sarah Oppenheim parle de «résonances»
et d’ «échos», on aurait pu
s’attendre à ce qu’elle travaille justement sur l’espace sonore de
«séparation», le temps de renvoi, de reprise ou de transformation
que requièrent, par définition, l’écho et la résonance… Or, ici, les deux voix
ne se font pas écho : elles se recouvrent (la grande majorité du temps) et
dans la plus totale confusion…
Peut-être est-ce alors sur cette
«vague» de la confusion que la metteure en scène a voulu surfer… En
effet, nous en avons parlé plus haut et Sarah
Oppenheim le rappelle à juste titre :
«Même s’il n’y a pas au premier abord de logique grammaticale, des
blocs de sens se dégagent de ce texte, qu’il faut comprendre comme un poème
pour sortir de la logique explicative, du récit structuré, de la biographie.»
Sans doute ne s’agissait-il pas
de restructurer artificiellement un récit qui, dans son essence même, ne l’est
pas. Mais fallait-il pour autant le rendre à ce point inaudible, ce qu’il n’est
pas non plus ? Quant aux «blocs de
sens» qui s’en dégagent, la proposition théâtrale retenue ici n’en fait
rien. Si ce n’est les dissoudre, les diluer dans une performance plus soucieuse
d’elle-même que de la force et des potentialités du texte…
A vrai dire, et sans doute est-ce
dommage, on n’aurait presque envie de ne rien dire du reste, tant ce parti pris
central dessert la pièce et (plus grave) le texte.
Pourtant, il y avait sans doute
ailleurs des pistes intéressantes. Un jeu de lumière délicat, un certaine esthétique
dans la nudité de l’espace…
A noter également, la prégnance
du travail graphique de Louise Dumas.
Des dessins, des figures projetés dans l’espace vide dialoguent avec les
acteurs, «jouent» avec eux. Il y a une variation sur la
représentation (apparition, disparition, démultiplication) de l’espace clos.
Une représentation évolutive et qui reste suffisamment minimale pour incarner
l’ambivalence du débarras de Federman :
placard, cage, cercueil, ventre maternel, cabinet d’aisance, porte – lieu de
claustration mais aussi de passage vers autre chose… Sauf que là aussi, le
procédé se fait, dans la durée, un peu trop systématique. L’effet devient supplétif
et aurait pu gagner en force à être moins généreusement (et parfois
gratuitement) utilisé.
Mais reconnaissons-le, il est
difficile de regarder tout cela de près, ou simplement de bien le ressentir,
quand on est à ce point empêtré dans ce brouhaha où tout Federman se dérobe…
Nous n’avons rien contre l’idée
d’un théâtre expérimental soucieux d’explorer de nouvelles pistes, de nouvelles
formes d’expression, de mettre en chantier des idées, des techniques, de solliciter
de nouvelles manières d’entendre ou de regarder. La poésie sonore a joué elle
aussi sur d’autres façons de dire ou de nous faire entendre, quitte à nous
déstabiliser parfois. Les créations théâtrales multilingues ne manquent pas. Mais
qui dit expérimental dit expérience et une expérience peut être réussie ou
ratée. Le résultat de celle-ci suscitera au mieux une certaine amertume, au pire une profonde consternation.
On se consolera en se disant que
ce spectacle invitera sans doute à
(re)lire Federman. Ceux qui
connaissent déjà le texte y retourneront en courant pour réentendre cette voix à
présent muselée dans leurs oreilles. Ceux qui ne l’ont jamais lu pourront se
procurer La voix dans le débarras à
la librairie du théâtre. Histoire de l’entendre enfin.
Raymond Federman, La voix dans le débarras. Les
Impressions Nouvelles. 2008.
&
Raymond Federman, La voix dans le débarras, à la MC93
(Bobigny), du 31 janvier au 15 février 2014, dans une mise en scène de Sarah
Oppenheim, avec Nigel Hollidge et Fanny Mary.
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