Les colibris, dit-on,
sont les plus petits oiseaux du monde. Et les seuls capables de voler à
reculons. Bien que loin de les égaler en grâce, nous ne sommes pas tout à fait
étrangers à ce double trait : une taille minuscule devant l’énormité de ce
qui nous incombe, et un penchant naturel à enclencher la marche arrière pour
parcourir nos chemins à rebours… Cette analogie possible aurait-t-elle un lien
avec le titre du dernier recueil de poésie de Sabine Huynh ? Je ne sais
pas, mais ce qui est sûr, c’est que le lecteur battra lui aussi plus d’une fois
des ailes pour aller, venir et revenir dans ses mots. Des mots un peu
miraculeux, comme à chaque fois que la poésie nous retient par la manche. Et
s’il fallait essayer de préciser le miracle, on dirait qu’il y a ici quelque
chose d’extrêmement aérien - traversé pourtant de bout en bout par le fil d’une
douleur. Dans ce qu’elle qualifie elle-même de «topologie de l’exil», on a l’impression que la trame d’un récit indéchiffrable
nous pousse d’une page à l’autre comme sur les lignes brisées d’une vie. Les
poèmes de Sabine Huynh balayent les pays quittés (au premier rang desquels
celui de l’enfance, le Vietnam), les fantômes du passé, les trouées du futur.
Ils sautent d’un vide à l’autre, d’une déchirure à l’autre, sans jamais se
départir d’un effort de légèreté, qui est peut-être un autre nom de la pudeur.
Même le plus noir reste en suspens, comme un gaz subtil.
Les textes sont accompagnés de «craies noires» signées Christine Delbecq. Un trait à la fois personnel et toujours à l’écoute. L’illustratrice joue ici sur les pleins, les déliés, les lignes grasses ou sèches. Elle bifurque, plonge, se reprend, et compose très sobrement son propre voyage dans celui de Sabine Huynh.
Peut-être le recueil de Sabine Huynh, par-delà chaque poème, esquisse-t-il un mouvement. La
trace d’un voyage de la quiétude à l’inquiétude mais aussi le passage d’une
forme repérable de «regret» à quelque chose de plus vaste, de plus diffus. Sérénité, titre de la première série de
poèmes, désigne l’enfance comme lieu premier. Un lieu d’avant l’épreuve de la
perte mais qui couve déjà en son sein les racines de tous les exils et de toutes
les séparations à venir. On pense à la Maison natale d’Yves Bonnefoy dans Celle qui
fut sans lumière, mais bien d’autres échos pourront surgir puisque ce
lieu-là est l’un des topos substantiels de la poésie. Qu’importe après tout,
puisque la poésie n’est peut-être justement là que pour nous aider à ressasser
les topos qui nous traversent, les pays invisibles qui nous habitent et nous
constituent.
Pour l’heure, «l’ici est dans l’ici / l’ailleurs est quelque part là-bas», des
images simples, des souvenirs immobiles peuplent un monde clos «sans augures / ni mélancolie». Une
sorte d’Asie intérieure refait surface, avec ses fragrances («l’arôme du riz gluant»), ses images fixes
de «bonzes qui passent», la figure
d’une grand-mère… Le temps n’éveille encore aucun soupçon, il ne coule que pour
lui-même «dans la sève collante du kaki».
On n’en est pas encore à ce stade où il faudra «suivre du doigt la fêlure / avec une nostalgie de mousson». La
force de ces premiers poèmes tient à la relative «blancheur» des images. Le
pays perdu n’est jamais ouvertement transfiguré en paradis perdu. On ne trouve
aucun signe explicite de bonheur envolé ou d’ivresse éteinte, aucun adjectif
qui viendrait valoriser ce temps hors du temps. L’innocence semble plutôt
marquée du sceau de la neutralité. Une sorte d’ininquiétude («Aucun désir d’oiseaux ne ride les fronts»),
une parcelle d’espace-temps soustraite à la joie comme à la peur. Car la joie
ne peut advenir qu’en se mesurant à la nuit, et la peur au répit. Il n’y a
encore aucune correspondance entre la nature et celui qui la perçoit. Au pays
de l’enfance, aucun spectacle ne souligne la faillite :
« Remous
dans le silence tiède / qui n’est pas une solitude »
La sérénité porterait-elle en elle des
brèches imperceptibles ? Quoiqu’il en soit, c’est d’un coup que tout
s’effondre. On n’apprend pas plus à grandir qu’à partir. Le dernier poème de
cette série, que rien n’annonçait, surgit comme d’une ellipse. Il marque une
rupture définitive avec le temps hors du temps, ce temps «des images-mystères/paisibles/bicolores» où «chacun (se trouve) à sa place / là où l’on a besoin de lui.»
Ca y est, les oiseaux sont lâchés, ils vont pouvoir rider les fronts…
Ca y est, les oiseaux sont lâchés, ils vont pouvoir rider les fronts…
« Un jour
le passé ne revient plus
réel immuable
il s’impose
contre le rêve qu’on fait
défait et refait à sa guise.
Ces images naïves
leur trésor celé
la tristesse même »
le passé ne revient plus
réel immuable
il s’impose
contre le rêve qu’on fait
défait et refait à sa guise.
Ces images naïves
leur trésor celé
la tristesse même »
C’est à partir de cette coupure d’avec le
pays de l’enfance, de ce premier arrachement, que Sabine Huynh explore les méandres sinueux d’une perte originelle.
Des méandres qui vont se ramifier dans le cœur, l’écriture et dans la chair d’une
poésie régénérée sans cesse à la source du manque.
Certains poèmes font encore explicitement
référence à ce premier exil, le départ du Vietnam et l’installation dans un
pays étranger. Dans l’évocation du passé se concentrent des images qui
renvoient d’abord explicitement à cette migration, comme à autant de souvenirs
fragmentés : «Descente de l’avion», «première
nuit / loin de la grand-mère / chambre d’hôtel français», «Foyer de migrants», «souvenirs
du pays meurtri»… Pourtant, peu à peu, la séparation va s’élargir, se « déréférentialiser »
et prendre une forme beaucoup moins circonscrite à la seule perte du pays de
naissance. L’exil devient ainsi une façon d’être à l’écriture, un état poétique :
«si
une langue il me faut choisir /sans demeure je suis»
Certes, on le devine, d’autres strates de
vécu sous-tendent cet état poétique :
le passage par d’autres pays, d’autres déplacements, d’autres séparations, d’autres
résurgences du passé. Mais le possible matériau autobiographique s’anonyme et
se dilue dans une expérience à la fois plus large et plus profonde. La
topologie de l’exil s’inscrit dès lors à la jonction du singulier et de l’universel.
Le je n’apparaît d’ailleurs que dans quelques
poèmes, et parfois même sous la forme d’emprunt d’un «autre» possible (oiseau,
etc.). Sabine Huynh lui préfère volontiers
le tu ou le nous. Magie des miroirs de l’écriture : ce qui vaut pour moi,
vaut pour toi, vaut pour d’autres… L’exil sort rapidement du cadre de l’expérience
personnelle où il s’enracine pour donner voix à une forme de poésie plus intemporelle,
comme décrochée du réel particulier qui le nourrit pourtant.
Qu’on me permette une digression. Je me
souviens, il y a longtemps de cela, de la remarque sous forme de boutade d’un
ami alors étudiant en philosophie. Il disait «c’est fou ce qu’on se sent
intelligent quand on lit Foucault !».
Non pas dans le sens où la lecture de Foucault exigerait une intelligence
particulière. Mais parce qu’à ses yeux, la manière brillante dont le philosophe
avançait dans ses raisonnements et échafaudait ses concepts produisait
finalement sur son lecteur l’illusion d’une sorte d’évidence accomplie que nous
aurions pu et dû nous-mêmes formuler depuis longtemps… Pourquoi est-ce que j’évoque
cela ? Parce que sur un autre plan, il en va un peu de même avec la
poésie. Lorsqu’elle va, comme c’est le cas ici, chercher des mots qui nous
retrouvent, elle donne l’impression d’éclairer des chemins où nous serions déjà
passés, de pointer des cicatrices anciennes. On a plus d’une fois envie de se
dire, au fil de ce recueil : «c’est fou ce que l’on a vécu quand on lit ce
poème !».
Le sentiment de perte de repères, d’abandon,
semble faire bruisser chacun des poèmes de Sabine
Huynh. Le fait que sa vie ait été ou non plus bousculée que d’autres sur
les chemins de l’exil importe peu. Elle le garde pour elle - et parvient souvent, en quelques vers, par
petites touches, petites incises, à nous faire toucher du doigt l’essentiel. A
tirer un fil entre son expérience du monde et quelques points fragiles sur la
carte d’une certaine condition humaine. Elle explore les brèches qu’abritent
nos domiciliations comme nos filiations, les séparations auxquelles nous sommes
toujours déjà voués et les vides qui nous habitent.
«Dans
le manque / rien n’entre / ou ne sort»
Dans ce tourbillon, la recherche constante et
hasardeuse d’un lieu sûr – à l’intérieur comme à l’extérieur de nous-mêmes,
nous destine à une quête sans cesse renouvelée. Il lui suffit souvent de peu
pour en parler, comme ici, dans cette formule aussi simple qu’enchantée qu’elle
invente dans les mots d’un oiseau :
«Vite,
un arbre, pour me dire où je suis.»
On retrouve dans Les colibris à reculons plusieurs des principaux motifs présents dans son roman La mer et l’enfant.
La question de la séparation première avec la
mère (associée souvent à la perte du pays natal) traverse discrètement le
texte, le travaille, et surgit parfois
au cœur même du poème. Un passage des Planches
courbes d’Yves Bonnefoy, placé
en exergue du recueil à la suite d’un vers d’Aaron Shabtaï, semble ramener toute perte à cette perte originelle.
« Qu’avais-je eu en effet, à recueillir
De l’évasive présence maternelle
Sinon le sentiment de l’exil et les larmes
Qui troubalient ce regard cherchant à voir
Dans les choses d’ici le lieu perdu ? »
De l’évasive présence maternelle
Sinon le sentiment de l’exil et les larmes
Qui troubalient ce regard cherchant à voir
Dans les choses d’ici le lieu perdu ? »
Si la présence/absence de la mère figure une
sorte d’annonciation des exils à venir, la dernière partie des Colibris, intitulée Le cri de naître, semble refermer au bord d’un cycle la ligne de
fuite qu’esquissait le recueil. Dans l’un des derniers poèmes, et l’un des plus
beaux du recueil, c’est cette fois la future mère qui parle à l’enfant qu’elle
porte, lui annonçant la fuite présagée du temps ( «la vie brûle / aussi brève / que ton pied minuscule» ) et le
gouffre au bord duquel ils se trouvent.
«En attendant
entre nous
il n’y a rien.
Nous sommes
sur le seuil
de notre séparation.»
entre nous
il n’y a rien.
Nous sommes
sur le seuil
de notre séparation.»
Mais c’est aussi l’écriture qui est constamment interrogée dans Les colibris à reculons, comme elle l’était dans le roman de Sabine Huynh - qui tendait d’ailleurs souvent vers une forme d’expressivité poétique. L’écriture apparaît à la fois comme travaillée de l’intérieur par la question de l’exil et comme ce qui pourrait y apporter une réponse. Il y a une sorte de tension entre ces deux termes possibles du travail poétique. Ecrire, c’est larguer les amarres, accepter d’entrer dans l’altérité de la langue, dans son étrangeté. C’est apprendre à parler une langue étrangère. Sabine Huynh reprend la formule de Linda Lê : «écrire c’est s’exiler». Les mots sont des «mots vagabonds» qui sèment « des cicatrices-ratures ». La poésie s’inscrirait au cœur même de l’exil, en bégayerait les pertes et les arrachements. Pourtant, elle semble agir aussi, dans un mouvement inverse, comme ce qui pourrait en panser les blessures. Elle se présente comme un effort continu «pour se débattre dans le ressac / un rivage en vue».
La narratrice de La mer et l’enfant interrogeait l’écriture en ses termes :
«L’écriture
pourrait-elle constituer le seul lien avec soi-même, avec son vrai visage, avec
la face cachée de celui-ci ?»
Envisagée comme le seul pont possible entre soi-même et soi-même, l’écriture pourrait constituer un dernier et fragile rempart contre
la perte, la fuite et l’abandon. Cette possibilité, infime et incertaine,
semble souvent interrogée dans Les
colibris à reculons.
Le dilemme pourrait donc s’énoncer ainsi :
la poésie guérit-elle de quelque chose ou nous aide-t-elle seulement à
voir/nommer ce qui ne guérit pas ?
C’est peut-être dans la manière même dont Sabine Huynh s’exile en poésie, que l’on
trouvera l’esquisse d’une réponse. Car si, comme Guillevic, elle écrit «d’un
pays où il fait noir», cette noirceur semble souvent retenue à l’état de brise dans le
souffle de ses poèmes. Alors que dans La mer et l’enfant, l’égarement de la narratrice s’incarnait dans le flot d’une
prose souvent tumultueuse, on trouve ici, dans la forme même du poème, dans ses
blancs, ses tonalités, la concision de ses vers, une sorte de politesse de la
douleur.
Sabine Huynh atteint plus
d’une fois cette sérénité résiduelle de qui a tout perdu, ce fragile point d’équilibre
où soudain, pour emprunter à Yves
Bonnefoy un autre vers des Planches
courbes :
«Ce
qui n’a pas de paix est la paix encore»
Sabine Huynh, Les colibris à reculons. Craies noires de Christine Delbecq. Voix d'Encre. 2013.
Images : 1) Photographie de Mickael Kenna : 3) Colibris
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