Il existe des livres qui ne sont
jamais loin. Qui vous collent au ventre et qu’aucune relecture ne parvient à
neutraliser. Parmi eux, en ce qui me concerne, il y a ce célèbre recueil de poèmes de
Bukowski, au titre nostalgique et légèrement boursouflé : Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines. Il
paraît aux Etats-Unis en 1969 (l’année même où sortent Mémoires d’un vieux dégueulasse, qui vont consacrer l’auteur comme
la crème sulfureuse d’une Beat Generation
dans laquelle il ne se reconnaîtra pourtant jamais), et il faudra attendre près
de quarante ans pour que paraisse sa traduction française. A l’aube des
Seventies, la guerre du Vietnam est moche, et la société américaine reluit de
tout ce qui déchire l’écrivain depuis toujours. Il porte autour de lui des yeux
comme des coups de poing et survit dans sa déjà vieille peau d’addict au sexe, à l’alcool et au jeu, à laquelle le réduira trop souvent une certaine postérité
médiatique.
Voilà un livre à bien des égards
inscrit dans son temps, certes, et emblématique des démons avec lesquels
Bukowski ne cessera plus de convoler. Mais un livre dont chaque page, chaque
poème, distille une vérité intrinsèque. Une poésie qui allie sans artifice le
plus rugueux au plus fragile et déploie à chaque instant une
mélancolie violente.
Il se souvient des chevaux
cléments de son enfance qui auraient pu le broyer mais préféraient lui
prodiguer «leurs grands coups de langue
rouge / et baveuse venus de l’âme» ; il contemple son poisson rouge en
train de crever sur le tapis du salon ; il regarde ce qui se mijote à
l’intérieur d’une conserve de pêches ; il s’éprend d’une «dame en jaune» dessinée sur une boîte
d’allumettes ; il observe ces «maris
et femmes de quelqu’un» qui se tuent au boulot, ne baisent plus et «retournent chez eux / en attendant Noël ou
la fête du travail ou / dimanche ou / quelque chose.».
Lorsqu’il surprend un chat
avec « des moustaches comme celles
d’une vieille dame au supermarché et nue comme la lune », il se
déclare « temporairement ravi.». Lorsque
son « banjo crie » il se
console et se dit qu’ «enfin, la mort
n’est pas une migraine ». Se moque d’Ivan le Terrible, dont le buste
ressemble à un « chauffeur de bus du
XXème siècle ». Se moque de la révolution Underground. Se moque de ce qu’il est devenu :
« je porte le pantalon de mon père et il est mort / il y a 10 ans
/ je dois me faire arracher 8 dents / mes intestins sont partiellement obstrués
/ je tire sur un cigare à 10 cents. »
Il invente des hommages rares, douloureux.
Il nous parle des «os de son oncle»
qui «roulèrent à moto dans Arcadia»,
qui avaient plein de mauvaises habitudes et finirent où ils devaient
finir :
«les os de mon oncle / fumaient et juraient / et ils furent enterrés /
où l’on enterre les os /qui n’ont pas / d’argent.»
C’est parfois sec, brisé. Parfois
les vers reprennent leur envol, s’enroulent dans un vent poisseux qui les élève
soudain bien plus haut que terre. Quelque chose s’efforce de chanter encore sur
les cendres d’une Amérique qui ne s’est pas vu brûler. Sur les cendres des moins-que-rien. Sur les cendres de la
mémoire. Et rien, jamais, n’est à jeter, dans cette poésie qui ronge son frein,
chante ses propres limites à travers les fantômes de la guerre, les assauts du
désir, les méandres de la vieillesse, de la frustration ou de la mort.
Ici on ne triche pas. La
littérature elle-même en prend pour son grade, comme le reste, lorsqu’une
passante et sa «danse de l’idiote»
appelle cette supplique :
«n’abandonne jamais ce déhanchement maladroit et inepte / pour arroser
la pelouse le samedi - / ne nous renvoie pas à Balzac ou à l’introspection / ou
à Paris / ou au vin, ne nous renvoie pas / à l’incubation de nos doutes ou au
souvenir / du frétillement de la mort, salope, affole-nous d’amour / et de
faim, garde les requins, les requins sanglants / loin du cœur.»
Mais les plus beaux poèmes sont peut-être ceux
que Bukowski consacre à Jane, la compagne disparue. Le deuil, on le sait, est un
grand pourvoyeur d’encre et s’abouche souvent à la poésie comme à un dernier
souffle. Les exemples ne manquent pas. Mais il y a dans les mots de Bukowski
quelque chose de radical, un lyrisme à l’emporte-pièce qui ne laisse rien
derrière lui. Voici par exemple, histoire d’en finir, cet «avis de congé», où l’homme meurtri par l’absence transforme sa
colère en poème, chante encore un peu avec ce qui ne peut plus chanter.
« les cygnes
noyés dans l’eau de cale,
décroche les panneaux,
essaie les poisons,
protège la vache
du taureau,
la pivoine du soleil,
prends les baisers lavande de ma nuit,
mets les symphonies à la rue
comme des mendiants,
prépare les clous,
fouette le dos des saints,
assomme les grenouilles et les souris pour le chat,
brûle les peintures fascinantes,
pisse sur l’aube,
mon amour
est mort. »
décroche les panneaux,
essaie les poisons,
protège la vache
du taureau,
la pivoine du soleil,
prends les baisers lavande de ma nuit,
mets les symphonies à la rue
comme des mendiants,
prépare les clous,
fouette le dos des saints,
assomme les grenouilles et les souris pour le chat,
brûle les peintures fascinantes,
pisse sur l’aube,
mon amour
est mort. »
Il y a quelque chose de saisissant
dans la poésie de Bukowski et plus particulièrement dans ce recueil. Un noir
enchantement doublé d’une liberté folle. Une façon de prendre le monde à ras du
sol pour le soulever dans un linceul de mots. Et lui faire rendre gorge.
Charles Bukowski, Les jours s’en vont comme des chevaux
sauvages dans les collines. Editions du Rocher. 2008. Traduit de l’américain
par Thierry Beauchamp.
Bonjour et merci pour cette recension. J'ai découvert ce livre lors de sa parution en poche il y a quelques mois. Dans une grande librairie parisienne. C'était, aux dires du libraire expérimenté, le seul recueil de poésie de Bukowski. Tant d'igorance m'avait laissé sans voix… Heureusement, une fois monté dans le bus, j'ouvrais le livre et ne le quittais plus pendant des jours…
RépondreSupprimer