La couleur du lait, premier
texte traduit en français de l’auteure anglaise Nell Leyshon, est un court
roman, sombre et nerveux. Sa narratrice, une paysanne de quinze ans placée par
son père au service de la femme d’un pasteur du voisinage, ignore presque tout
du mensonge. On est en 1831, dans le comté pauvre du Dorset et la jeune fille
confie à une écriture acquise dans des circonstances et à un prix que l’on
découvrira, l’histoire tragique de sa courte vie. Une écriture à la fois
puissante, directe et maladroite ; une parole de peu, aux antipodes des
grandes fresques du roman social, qui révèle pourtant avec force et simplicité
les affres d’une condition que rien n’épargne. Dans ce récit de vie fictif,
quelque chose témoigne. Nell Leyshon nous enchaîne avec conviction à son
personnage, à la fois ordinaire et exceptionnel et nous glisse dans les mots
fraîchement appris qui constituent son seul et dernier bien.
«ceci est mon livre et je l’écris de ma propre main.»
Voici l’expression d’une fierté
qui revient comme un leitmotiv, en préambule de chacune des quatre parties de
ce récit singulier.
C’est qu’écrire, «en l’an de grâce 1831», pour une fille
de fermier qui n’a guère connu que l’odeur des bêtes et les journées de travail
harassant enfilées comme des perles, voilà qui est plutôt rare. A dire vrai, ça
n’existe pas. A tel point que c’est d’abord par cette plume prêtée à son
personnage que Nell Leyshon fait acte de fiction. Mais qu’importe, puisque
cette fiction nous ouvre d’emblée une fenêtre sur une réalité rendue étonnamment
sensible par la voix de cette improbable narratrice.
Mary est la quatrième fille d’un
couple de fermiers perdus dans l’Angleterre rurale du XIXème siècle, un coin de
terre dépeint sous des traits peu amènes. Qui plus est, elle cumule les
mauvaises cartes : fille, pauvre, soumise par son jeune âge à une autorité
parentale qui l’asservit sans ménagement. Et différente : elle est
affublée depuis sa naissance d’une jambe folle (avec laquelle elle a pourtant
appris à faire bon chemin) et «toute
malingre avec les cheveux couleur du lait». Faut-il voir dans cette
dernière particularité le signe d’une sagesse précoce ?
Si elle avance pourtant dans
cette vie toute tracée avec une force et une énergie sans pareille, toute la
finesse de Nell Leyshon consiste
justement à ne pas transformer son personnage en une héroïne hors du commun. La
fillette n’entrevoit pas le ressort qui pourrait l’arracher à sa condition et
elle semble avoir fait siens les déterminismes sociaux qui la traversent.
A la
femme du pasteur qui s’interroge sur ce que l’avenir lui réserve, elle répondra
simplement :
«je continuerai à dormir et à me réveiller et le pain continuera de se
faire. je m’occuperai de mon ménage et de mon ouvrage. voilà tout ce qui m’arrivera.»
Pour autant elle ne mâche pas ses
mots, tient tête aux menteurs et ne sait pas cacher ce qu’elle pense. Elle
semble ainsi à la fois frondeuse et fataliste, refusant de baisser la garde
lorsqu’il s’agit de défendre un point de vue, alors même que son existence est
vouée à une servitude sociale dont elle n’imagine pas de pouvoir s’extraire.
Sa parole est brute, franche et
intarissable :
«ma langue va comme celle du chat qui lape le lait dans le seau.»
D’où sa fascination, dès que l’occasion
lui sera donnée d’approcher un livre, pour ce qu’écrire doit rendre possible…
A travers son récit, Mary se fait
incidemment le miroir d’un milieu et d’une époque peuplés de pères violents, de
servantes que l’on congédie d’un claquement de doigt, de filles de ferme que les
garçons de bonne famille engrossent dans la paille avant de leur tourner le
dos.
C’est pourtant son histoire
singulière qui nous porte d’un bout à l’autre de ce roman. Une histoire
implacable qui s’étend sur quatre saisons. Elle est placée (vendue serait le
mot juste) par son père au service de l’épouse fragile et souffrante d’un
pasteur du comté. Elle découvre alors un univers où tout lui est d’abord
étranger. La femme du pasteur se prend d’affection pour elle, pour ses franches
manières où se mêlent douceur et attention. Après le décès de sa femme, le
pasteur décide de la garder auprès d’elle et lui apprend patiemment à lire dans
la bible. Mary découvre alors qu’elle peut donner corps à ses propres mots.
Mais la bienveillance désintéressée n’a qu’un temps et la vie de la jeune fille
va rapidement prendre un virage tragique…
Pourtant, il n’y a pas de
manichéisme dans la manière de Nell
Leyshon. L’iniquité semble bien plus gravée dans la chair de l’époque que
dans le cœur des « méchants » (seule exception peut-être : le
fils du pasteur) et elle avance tout en nuances et revirements.
L’autre intérêt du livre réside dans
cette langue sur mesure qu’elle compose pour son personnage. Le risque,
pourtant, était de taille. D’autres auraient sans doute succombé à la tentation
d’un roman sociolectal, ou auraient abusé des innombrables faiblesses de langue
que l’on serait en droit d’attendre d’une si fragile « écrivante ».
Il n’en est rien ici. Nell Leyshon a
su trouver la musique qu’il lui fallait - et qu’il nous fallait. Les
maladresses de langue se concentrent sur quelques emplois d’auxiliaires et l’absence
systématique de majuscules en amorce de phrase navigue entre la faute et le
choix stylistique. On trouve bien de temps à autre des bribes d’un possible « parler
paysan » ainsi que quelques créations verbales qui apportent une
coloration désuète (tel ce « il me
fait deuil de… » pour exprimer le regret). Mais rien n’est chargé. Au
contraire, en jouant d’une certaine forme de simplicité, l’auteure a su doter
la parole de sa narratrice de la force épurée dont elle avait besoin. Et l’on saluera
au passage le travail de traduction de Karine
Lalechère.
La couleur du lait invente une voix qui ne s’est jamais fait
entendre. Une parole qui résonne un peu pour toutes celles que l’histoire a tenues
recluses dans le silence. La littérature, parfois, sait faire cela. On repensera
par exemple aux Heures silencieuses,
cet émouvant premier roman dans lequel Gaëlle
Josse prêtait sa voix à la femme anonyme et peinte de dos d’un tableau d’Emmanuel de Witte. Nell Leyshon nous donne ici à voir, tel l’un de ces «étranges fruits» que chantait Billie Holiday,
un visage que nous aurions sans elle oublié de voir.
Nell Leyshon, La couleur du lait. Phébus. 2014.
Images : 1) G. de La Tour, Madeleine à la veilleuse / 3) Nell Leyshon.
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