N’oublie pas de respirer, tel est le titre du dernier livre d’Hélène Frappat. La consigne pourrait
tout aussi bien s’adresser au lecteur. Car avec la matière de ce qui semblait
réservé à un récit d’enfance, de souvenirs, elle compose autre
chose : un texte acéré et hanté par la noirceur du
secret. Un récit qui nous plonge également par petites touches violentes dans le
ventre de sa terre maternelle, la Corse, une «île de misère», de sortilèges et de rivières menaçantes – située à
des années-lumière de tous les poncifs qui lui sont généralement
rattachés.
«Mon enfance est coupée en deux. La première est tombée dans le puits
noir de l’oubli. De l’autre, quelques souvenirs flous s’échappent. La première
est en noir et blanc ; l’autre en couleurs.
L’odeur de l’enfance oubliée et celle dont je me souviens sont irréconciliables.»
L’odeur de l’enfance oubliée et celle dont je me souviens sont irréconciliables.»
C’est entre ces deux odeurs qu’Hélène Frappat va déambuler, dans un
récit où la quête initiale semble peu à peu se déliter en une mosaïque de
souvenirs parfois troubles, parfois précis, toujours nimbés d’une sourde
violence. Les images et les événements qui remontent à la surface sont sous sa
plume dotés d’une force mystérieuse qui nous entraîne vers un lieu incertain de
la mémoire – le lieu d’une douleur enfouie, d’une lointaine malédiction.
Il y a, derrière tout cela, une
honte ravalée, que ravive parfois le hasard d’une ambiance ou un geste
accidentel. Une honte dont nous ne saurons pas grand-chose, au fond. Est-ce la
honte d’une certaine condition – comme nous le laisserait penser, dans les
premières pages du récit, ce souvenir des parents s’offrant mutuellement, pour
tout cadeau de Noël, une cartouche de cigarettes ? Ou quelque chose
d’autre, de plus profond… ?
La figure maternelle, toujours évanescente
derrière la fumée de ses gitanes, semble s’enraciner bien au-delà du cercle de
la mémoire familiale, dans un temps mythique, un temps où les sorcières avaient
droit de vie et de mort sur chacun. Une mère taiseuse, qui aura avant tout
légué à sa fille la terrible loi du silence :
«Acqua in bocca, dit un
proverbe du pays de ma mère. Eau dans la bouche : les bavards seront noyés.»
On a un peu l’impression que
c’est avec cette menace que la narratrice compose son histoire, la masque et la
fuit tout autant qu’elle nous la révèle.
A la frontière de ces deux
enfances, il y a la mort du père : un suicide où se rejoignent le temps
d’avant et le temps d’après. Cet événement est évoqué à quelques reprises seulement
mais pèse de tout son poids sur le récit puisque c’est aussi en lui que prend
racine le silence. Hélène Frappat ne conduit aucune investigation sur la raison
de ce geste, qui déchire simplement la paysage du passé sans qu’elle ne cherche
à l’interpréter. Peut-être la narratrice n’en a-t-elle jamais rien su et n’écrit-elle finalement que pour perpétuer le
silence. Peut-être n’écrit-elle à la périphérie de cet événement que pour mieux
reprendre à son compte l’injonction maternelle : «acqua in bocca»…
Elle enserre cette ligne de
démarcation dans une série de courts chapitres où les temps se bousculent,
entre couleur et noir et blanc, temps des retours estivaux sur l’île et temps
de l’enfance sombre et rémanente, histoires d’exils parisiens et de retours sur
l’île. Histoires d’évasions et de claustrations. Et elle laisse affleurer à la
surface de son récit les forces obscures d’une terre à la fois méconnue et
familière, une terre où la menace n’est jamais tout à fait dénuée de grâce et
où la beauté a des relents de putrescence. Une ambivalence que l’on ressent
jusque dans les descriptions les plus anecdotiques :
«Le torrent même avait son odeur, fétide près du lac noir ou de la
plage de Fondilugu (tellement isolée du pont qu’à chaque été, les baigneurs la
débarrassaient des troncs d’arbres et des fougères), pétillante dans les
cascades d’eau transparente que transperce le soleil. Au lavoir, une senteur
écœurante de mousse assaillait les enfants. Avec leurs pieds, ils frottaient
les bassins escarpés en granit jusqu’à ce que la mousse, et son odeur verte,
disparaisse.»
Loin des images d’Epinal, l’île
invente des partages intransgressibles, regorge d’aïeules recluses depuis
toujours, d’idiots de village, de guérisseurs troubles et de vieilles qui
tuent les enfants d’un regard. Et dès que l’on pousse une porte, sa vraie
couleur est le noir…
«Le noir est l’odeur domestique des pièces où, par les après-midi
caniculaires, n’entre jamais la lumière, l’odeur de renfermé des armoires et
des buffets, l’air poussiéreux des greniers.»
Parfois, au contraire, c’est la
musique incandescente d’une langue lointaine, «une rythmique primitive, ardente et joyeuse», dans laquelle sa
mère lui contait parfois des histoires de bergers, qui lui revient aux
oreilles.
«Le corse n’est pas seulement cette langue dérivée de l’italien. Il en
existe une forme plus archaïque, traduisible non en mots mais en gestes, une
pantomime où les haussements de sourcils, le plissement des yeux, le pincement
des lèvres accompagnent une rythmique d’onomatopées modulant peu de consonnes,
et un chant ironique de voyelles.»
Mais au chapitre de la langue,
des mots et des noms, la narratrice excave une autre filiation – une ascendance
cachée qui la renvoie à la source la plus ténébreuse d’elle-même et lui dévoile
l’autre visage de son île. Elle découvre en effet, dans le neuvième et dernier
cercle de l’Enfer de Dante, un nom que portaient ses ancêtres :
Lanfranchi, celui d’un traître de la pire espèce condamné aux douleurs
perpétuelles… Ainsi que le terme toscan de «babbo»
pour désigner le père, un mot passé justement dans le corse de la région de sa
mère.
«Aujourd’hui, relisant les derniers chants de l’Enfer de Dante, j’y
découvre que la langue parlée par mes mythologiques ancêtres n’est pas la plus
haute expression du langage humain(…), mais, dans cette forêt dantesque 'sauvage et âpre et forte', qui ressemble au maquis de mon enfance,
un dialecte primitif, la langue de peur et de honte par laquelle nous parvient
la plainte des damnés et des revenants».
Peut-être est-ce l’écho lointain
de ce chant que la prose poétique et tendue d’Hélène Frappat parvient ici à
nous faire entendre.
Ecrire avec ses fantômes ou
écrire pour conjurer ses fantômes… On retrouve ici le dilemme que, par de
toutes autres voies, interroge aussi Olivia Rosenthal dans son dernier livre.
C’est pourtant sur un effort de résistance à l’appel des morts que se clôt le magnifique récit d’Hélène Frappat. Ne pas oublier de respirer, c’est suivre les recommandations de ce vieux proverbe corse - et trouver la force de dire aux fantômes qui la nuit nous invitent à les rejoindre :
«non, non, je ne viens pas, je suis occupé»
Hélène Frappat, N’oublie pas de respirer. Actes Sud
(Essences).2014.
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