Peut-être les mythes ne sont-ils
tels que parce qu’ils nous habitent, d’une manière ou d’une autre, depuis toujours.
Avec un peu de chance chacun finit un jour ou l’autre par trouver celui qui l’attendait.
Celui qui lui correspond, fait vibrer en lui une corde profonde, ravive une
blessure, celui dont la trace se tient depuis longtemps enfouie en lui. Dans le
dernier texte de Marie Richeux, sa narratrice et son double s’adresse ainsi à
Achille, le héros légendaire de la guerre de Troyes : «tu sens comme un poème
que j’ai appris avant de naître». Et tout est là… C’est un peu ce poème, appris
depuis toujours, qu’elle laisse se déployer sous nos yeux, dans une prose à la
fois puissante et intimiste.
La littérature n’a eu de cesse de
revisiter les mythes qui peut-être n’existent pas – les mythes n’étant eux-mêmes
que l’expression secondaire et déjà incarnée de récits plus profonds perdus
dans la nuit des temps. Qu’est-ce, dès lors, que revisiter un mythe ? L’actualiser
dans un contexte politique ou social donné ? Lui faire dire autre chose
que ce qu’il aurait pu vouloir dire ? Se le réapproprier pour lui faire
parler de nous-mêmes ? Tout est possible, bien sûr et l’exercice de
relecture semble à peu près inépuisable.
L'une des forces du texte
de Marie Richeux, c’est peut-être
cette manière qu’elle a de se réapproprier la figure et le destin d’Achille
tout en préservant ce que l’on pourrait appeler leur pureté d’origine. Elle le
laisse entrer tel qu’il est, au sens propre comme au figuré, puisque c’est dans
son salon qu’elle invite le fils de Thétis à venir rejouer pour elle les
grandes lignes de sa courte vie.
« Je t’aimerai en pleurant sur ton talon troué. Je t’aimerai en
pleurant sur ton genou rendant l’âme. Sur tes larmes, sur ta tente, sur ta
blondeur et ton immortalité. Je t’aimerai depuis ton prénom jusqu’à ton prénom,
en boucle serrée, en nœud fait à la gorge. Je t’aimerai tellement que je peux
commencer par là.
Achille est bientôt dans mon salon »
Achille est bientôt dans mon salon »
Un tel point de départ aurait pu
donner lieu à tout autre chose. Mais les infléchissements et les oblitérations
que l’on aurait pu attendre de ce tête-à-tête domestique vont prendre une forme
extrêmement délicate sous la plume de Marie Richeux. La présence de la
narratrice constitue un contrepoint qui ne force jamais le trait. Elle nous
offre un regard à la fois profond et sensible mais qui ne bouleverse jamais le
cours de ce qui a été écrit par les dieux. Il n’y aura d’ailleurs jamais de
véritable dialogue entre Marie et Achille, le héros semblant prisonnier d’un univers
où elle n’entre pas. Elle frémit, interroge, prédit, regrette, donne parfois un
sens inédit à un geste de son héros, mais elle n’interfère finalement jamais
sur ce qui se produit. Quant à Achille, ses yeux sont ailleurs et il semble à
peine apercevoir celle qui lui parle, même lorsque celle-ci se love contre lui.
La leçon est peut-être là : elle lui parle comme on parle à un livre qu’on
aime à la folie mais dont on ne pourra jamais faire qu’il fût écrit autrement.
Elle peut le toucher, le voir,
lui parler, boire le sel de ses larmes mais elle n’accède jamais à un
quelconque pouvoir d’intrusion. Son incantation est celle d’une
accompagnatrice, amoureuse et endeuillée.
«Une petite pute de tristesse marche sur les trottoirs désormais
ensablés de la ville, qui n’est plus ma ville, mais la nuit devenue nôtre. Une
petite pute de tristesse bien séduisante, bien commode, qui vient, là, dans le creux
qu’offre le triangle clavicule-épaule-cou. Je l’accueille. Je suis triste. Je
me glisse dans les larmes qu’Achille a coutume de faire couler doucement et qui
ne sont pas les miennes. Il a fallu que je prononce encore une fois son prénom,
son lumineux prénom de guerrier pour que se déchire en moi, dans une largeur
équivalente à celle du temps que nous n’avons pas passé ensemble, une plaie
rougeoyante. Une luciole de petite pute de plaie, prête à me lancer.»
C’est justement à la jointure de
cette distance infranchissable et de cette proximité absolue que semble vouloir
se faire entendre le poème de la narratrice. Toutes les marques d’humanité et
de fragilité d’Achille ne résorberont pas le mythe. Marie Richeux invente un chant qui se nourrit à la fois de la force
de ce mythe, de la grandeur martiale du héros et de tout ce qui, à l’inverse,
en dévoile les failles, les fractures, les abîmes. Ce chant nous laisse
entrevoir, à l’inconditionnel passé, les autres vies qui auraient pu tourner le
dos à «la vie brève » qu’Achille s’est choisie. La tendreté de son pied
vulnérable concentre en elle l’enfance de l’homme.
«Achille me fixe. Dans ses yeux, rien n’est manquant et son nom est
complet. Je le vois dans sa jeunesse intacte. Je le vois tel qu’il aurait pu
aimer. Tel qu’il aurait pu vivre. Dans une petite fissure de sa pupille s’est
glissée l’autre vie. Je la vois, et sans mesure je l’aime. C’est ce moment suspendu
et muet que choisissent toutes les flèches pour s’abattre sur lui. Toutes,
elles retombent, anéanties par sa force, rejetées par son corps qui n’a plus
besoin de bouclier. Toutes, sauf celle qui entre dans la fine chair, que sa
cheville fait vibrer entre deux os. Elle entre dans sa chair comme dans celle d’un
nouveau-né. C’est si facile et si chaud, que son nom, ton nom, Achille, n’explose
pas sous l’impact de la mort amoureuse. C’est ainsi que toujours, et aujourd’hui
encore, d’infinis siècles plus tard, nous pouvons le lire et le prononcer.»
Dans ce beau texte, Marie Richeux ne « revisite »
pas Achille. Elle le « revit ». Avec la tragique distance qui l’en
tient éloignée et le désir fou de se tenir au plus près du plus humain des
visages.
Marie Richeux, Achille. Sabine Wespieser Editeur. 2015.
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