Bien plus connu en Grèce pour sa
poésie, Mihàlis
Ganas est aussi l’auteur de plus rares textes en prose. Lisez vite le petit
recueil de nouvelles qui vient de paraître chez Quidam dans la traduction de Michel
Volkovitch. Rien de spectaculaire, pourtant, dans ces seize textes de parfois à
peine plus d’une page - pas plus que dans ces quelques femmes dont les portraits sont ici brossés, esquissés.
Aucune d’entre elles n’est taillée pour entrer au Panthéon et, sur un autre registre,
elles n’ont le plus souvent de « fatal » que ce qu’elles subissent ou
ont subi. On parlerait plus volontiers de « femmes minuscules »,
selon la formule de Michon : qu’il s’agisse de femmes fragiles, jeunes ou
vieillissantes, de troubles souvenirs de jeunesse, de simples passantes ou de
vignettes qui se conjuguent à l’irréel du passé, c’est toujours avec une
extrême empathie, nimbée d’humour ou de désenchantement, que Mihàlis Ganas nous les donne
à voir. Il y a dans ces nouvelles quelque chose de tendre et d’enlevé, d’écrit
juste au bord du cœur – et l’apparente légèreté de ton touche souvent du doigt une
pure mélancolie.
Une lectrice assise à la terrasse
d’un café, dont l’homme qui l’observe et lui adresse la parole s’aperçoit
qu’elle lit dans ses pensées (Elle lit un
livre); l’histoire d’une photo banale, prise au débotté, d’une vieille
femme, de son chien et leur fatigue (Une
vieille dame et son trsè vieux chien) ; quelques pensées flottantes,
drôles et sombres, d’une femme «entre
deux âges» et «au bord du troisième»
(Elle marche sur le trottoir d’en face);
les errances d’un homme, par un dimanche pluvieux, qui vient de se disputer
avec son amie, une femme qui vit seule avec son enfant (Dimanche soir, nulle part où aller); une
passante entraperçue qui rappelle au narrateur le visage d’un amour de jeunesse
et rouvre les vannes du passé (Une odeur
de mer mouillée)…
Voici un bref aperçu de quelques
voyages, modestes et forts, que nous réserve Mihàlis Ganas. Dans chacune de ses nouvelles, il trouve
un ton étonnamment juste, faussement détaché, pour nous donner à ressentir ce
que la vie ne parvient pas à retenir, le poids du temps, les petits et les
grands ratés ou cette déréliction sociale qui n’est jamais thématisée en tant
que telle mais infiltre plus d’une fois le texte et les personnages. Il porte
un regard âpre et tendre sur des femmes aimées ou de simples inconnues qui sont
autant de fragments du miroir dans lequel il se cherche lui-même. Loin de cette
vaine lyrique qui chanterait les délices, les affres et les mystères insondables
de « l’autre sexe », Ganas donne le plus souvent l’impression de trouver auprès de celles dont il nous parle
une sorte de territoire partagé, de fraternité nostalgique. Il emprunte parfois
directement leur voix, à la première personne du singulier, pour nous immerger
dans leurs monologues intérieurs, leurs déambulations internes. Rien de
précieux, d’étudié à l’envi, c’est toujours dans une phrase glissante, au
détour d’une formule ou d’une image, que l’on nous livre l’essentiel.
Dans Elle regarde ses mains, une vieille femme à présent oisive et qui
toute sa vie a trimé, usé ses mains aux labeurs et aux ménages, les découvre à
présent et entame avec elles un étrange dialogue, un jeu où elles semblent
implorer une attention indue au vu des simples fonctions qui leur avait depuis
toujours été assignées.
«Elle les regarde à la dérobée, voit une tache de café sur celle de
roite. Elle se lève et gagne la salle de bains, prend la savonnette et se lave
les mains. Elle les lave, les relave, elle ne veut pas lâcher le savon, elle
aime bien quand elles glissent doucement comme ça, l’une dans l’autre, ‘ C’est
qu’elles ont réussi, dit-elle, à me faire les caresser, les petites garces’ et
elle rit en elle-même de ce qu’elles ne regardent plus comme avant, perdues
dans la mousse et les caresses, on dirait qu’elles ont fermé les yeux, pour que
le savon ne les fasse pas pleurer.»
Hasard des résonances, ceux qui auront
eu la chance de la lire, se souviendront peut-être d’une autre nouvelle,
terrible cette fois-ci, dans le recueil de Paul Fournel, Les Grosses Rêveuses (1981) : une femme grabataire regarde ses
mains tremblantes, constate qu’elle ne parvient plus à s’en servir pour
cuisiner et, dans un geste suicidaire, finit par les plonger dans la poêle
brûlante au-dessus de laquelle plus rien n’est possible.
Il y a, dans ces deux fois
quelques lignes, le grand art de faire passer l’humanité toute entière par le
chas d’une aiguille.
Vieillir, c’est encore ce à quoi
se confronte cette autre femme du «trottoir
d’en face», figure émouvante et banale d’une solitude comme il en existe
tant.
«Et cette légendaire sagesse de la maturité, où est-elle passée ?
Elle n’a ni enfants ni petits-enfants, heureusement, elle n’aurait rien du tout
à leur dire. Aucune de ces phrases bien rondes que les grands disent aux
jeunes, partout, toujours : dans les livres, les films, au théâtre et dans
la vie.»
Et de quelle élévation
parle-t-on, lorsque le goût du ciel annonce l’abandon et l’impossible adieu au
corps ?
« Quant aux ailes, on sent qu’ils (mais qui sont-ils ?)
commencent à essayer les vis à l’épaule, d’où des douleurs aux articulations.
Cela, bien sûr, si l’on devient un ange en partance pour le Paradis. A moins qu’on ne soit déjà un ange, maintenant qu’on a perdu son sexe et que le claironnent effrontément les Chérubins et Séraphins dans les bars, les cafétérias, sur les plages. »
Cela, bien sûr, si l’on devient un ange en partance pour le Paradis. A moins qu’on ne soit déjà un ange, maintenant qu’on a perdu son sexe et que le claironnent effrontément les Chérubins et Séraphins dans les bars, les cafétérias, sur les plages. »
Le temps qui passe, c’est aussi
celui qui est derrière nous. La nostalgie, chez Ganas, se tisse également avec le
fil de ce qui nous a manqué pour vivre pleinement le présent ou pour connaître
un bonheur dans les règles de l’art. Ainsi, dans la dernière nouvelle du
recueil, le narrateur se souvient de sa première nuit passée avec une femme, (la
jeune étudiante qu’il aimait sans doute) et qu’il dut à la crise d’épilepsie dont elle fut prise et
qui l’amena à la secourir et à la veiller. Souvenir âpre et doux où la
culpabilité et la réminiscence de gestes tendres, la laideur et la beauté ne
font qu’une seule délicate et amère mixture.
Il faut un talent considérable
pour atteindre à ce lieu de congruence où le plus profond s’adosse au plus
dérisoire, le plus signifiant au plus anecdotique. Michel Volkovitch, dans sa
postface, rapproche ici le poète du nouvelliste :
« S’il est un point commun entre ses proses et ses poèmes, c’est
cet art de faire tenir dans un espace réduit une matière immense. »
Mihàlis Ganas, Quelques
femmes. Quidam éditeur. 2015. Traduit du grec par Michel Volkovitch.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire