mardi 25 août 2015

> Gueules - Andréas Becker



























Les guerres ne laissent plus de traces. Les blessures et les séquelles qu’elles distribuent semblent disparaître dans leur sillage comme au-dedans d’une mer qui se referme. Quelles que soient leur forme et leur fonction présumées, qu’elles soient larvées, intempestives, sauvages ou technicisées, les guerres n’ont plus de visage. Bien sûr, il y a des mises en scène savamment orchestrées, des images-choc, parfois, des coups d’écran spectaculaires. Mais que voyons-nous (que savons-nous) de la guerre une fois qu’elle s’est « retirée » ? A peu près rien. La guerre retourne à son concept comme un chien à sa niche et l’on pourrait presque imaginer que la plage est propre à marée basse.



 La Première Guerre Mondiale est peut-être l’une des rares qui ait à ce point possédé un visage. Celui des fameuses « gueules cassées » qui auront tout à la fois servi à mettre à jour les horreurs des tranchées qu’à incarner  l’héroïsme et son coût.  Certes, ces hommes défigurés auront eux aussi été récupérés par une certaine mythologie de la mémoire et à des fins de propagande nationale. Mais ce dévoilement aujourd’hui disparu nous confrontait toutefois à une réalité que chacun, au fond, restait libre d’interpréter tout autrement que dans l’axe imposé par le catéchisme d’Etat.



Alors que faire, aujourd’hui, de telles images, nous qui les avons désapprises ? Qu’ont-elles encore à nous dire ? Dans Gueules, publié au printemps dernier par les Editions d’en bas, Andréas Becker s’est emparé d’une série de photos que lui a confiées  Françoise Hoffmann. Des photos qu’elle tenait de son grand-père (un alsacien qui avait donc combattu côté allemand par le hasard des frontières) hospitalisé à Dresde en 1919. Des photos qui ont aussi une histoire, que Françoise Hoffmann nous raconte dans la postface du livre. Autour de ces images, que notre regard soutient pourtant difficilement, Andréas Becker a composé, dans une langue tordue, déchirée, à la fois burlesque et violente, une série de micro-récits imaginaires. Elles lui ont également inspiré des dessins, sortes de sas entre la photographie et le texte. L’ensemble constitue une proposition forte et troublante, qui nous met à la question. Comment regarder ce qui ne peut se regarder ? Jusqu’à quel degré d’altérité sommes-nous en mesure de nous reconnaître ? Quels sont ces visages qui nous entourent encore aujourd’hui dans le halo nos guerres invisibles, et que nous ne voyons plus ?






Bouches transformées en noirs cratères où se tiennent encore dressées quelques dents impudiques ; nez torsadés, vrillés, remodelés en boudins dérisoires ; faces démantibulées, fendues dans un sens ou dans l’autre ; amas d’excroissances, profusions de vides, de chairs béantes. Tronches sculptées à l’obus, comme autant d’œuvres inimaginables propulsées au bout du bout de ce qu’un visage peut encore avoir d’humain. Gueules anéanties que l’on découvre ici réparées avec les moyens du bord et de l’époque.  Ces gueules anonymes, Andréas Becker tente (je dis bien « tente », car ici rien n’est gagné d’avance et il se peut que parfois le regard posé sur ces images ne parvienne pas à rencontrer le texte) de les habiter. A chaque figure vient s’accrocher un récit à la première personne – une parole. Et c’est d’abord redonner/réinventer de la singularité. Baptiser et insuffler l’épaisseur des mots, fussent-ils ceux d’une langue elle-même bousculée, vrillée, excroissante à des portraits muets, des histoires sans nom.


Ils s’appellent Alain Rapigaud, Georges de Blanchemarie, Gabriel  Malange, Albert L’Enfant,  Jacques Panache ou Jean Dufour. Ils sont tous français, entorse transfrontalière qu’introduit délibérément Becker puisque ces gueules-là n’ont pas de frontières.  Ils sont  « néssancés » quelque part, dans « l’Jura », « vers Bourges » ou ailleurs. Ou on ne sait trop où.  Ils ont trait des vaches, couru des prairies, été bouchers à Paris, ou fait on ne sait quoi. Ils livrent des bribes de leur passé ou de ceux de leurs camarades d’infortune, de leurs amitiés ou se laissent  porter par leurs cauchemars.  Ils nous racontent souvent ce qui leur est passé par la gueule, dans une langue réinventée, décrochée, que l’on dirait arrachée au corps et n’y tenant plus que par un fil. On les retrouve donc « barbelassés de la têterie aux molletements », se cramponnant « dans une dégoulination d’abominableries », ruminant en une série de formules terribles et cocasses le souvenir de leur passage de l’autre côté du miroir, tel ici Georges de Blanchemarie :


« Le front ébloîtissé, concassé le miennez, tirelire bouchonnée, soulevé monangle de mabouchure, lentilleries aux abois, salade de viande hachée je fus à linstantmême – de devant j’étais comme de derrière le cochon… »


La langue semble elle-même ressuscitée des tranchées, équarrie, boursoufflée – une sorte de coulée revenante, furieuse, déboîtée. Affranchie des cadres et des conventions, elle devient le reflet des blessures les plus spectaculaires.


« La bouche de l’intérieur, j’vousldispas, ça se mélangeait en poussière de dents – broyage de maxilaires aux mandibules – cavité buccale mon cul, broyage d’incisives entrées comme dans du vif aux prémolaires – trente-deux moignons, carcasses éventrées, langue défigurée, balbutages affalubalés, explosatés, déminés, mots effrantés – sang coagulé, salive à survie… »


Une langue d’écrivain, bien sûr, mais qui semble pétrie dans la matière même du corps mis à mal, saisie sur le vif d’une intériorité qu’aucune digue ne peut plus soudain contenir. Ici, la langue qu’Andréas Becker prête à ces voix imaginaires présente de fortes résonances avec certains écrits bruts, tels ceux que nous connaissons notamment aujourd’hui grâce à Michel Thévoz (1). On retrouvera parfois des accents, des effets de morcellement et des protubérances qui ne sont pas sans rappeler, par exemple, les textes de Samuel Daiber (2).


Andréas Becker nous entraîne dans une langue à la mesure de ce qui nous est donné à voir. Apprendre à lire autrement, pour apprendre à regarder autrement, peut-être est-ce là son pari, peut-être est-ce là l’effort qui nous est demandé.


Lorsque l’on parle avec l’auteur de Gueules, on comprend mieux encore l’intention qui l’a animé. Une volonté de redonner une épaisseur humaine à des figures redessinées à l’extérieur des catégories qui circonscrivent généralement l’humain, reléguées dans les oubliettes du désastre. Nous rappeler aussi  que l’on est tous potentiellement une « gueule cassée » dans le regard de l’autre.


Je ne sais pas si les textes d’Andréas Becker parviennent pour autant à nous rendre ces images plus « regardables ». Ils ont néanmoins le mérite de s’y essayer. Le mérite de bousculer les frontières de l’altérité en redonnant  une langue, peut-être la seule possible, à ces quelques « gueules » anonymes que nous aurions pu laisser moisir dans les tiroirs et les silences de l’histoire Il s’agit donc au final d’un travail qui témoigne d’une attention incroyable, d’un geste littéraire fort et périlleux, aux antipodes des chemins balisés que tant de livres mettent si souvent sous nos pieds.

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(1) Michel Thévoz, Écrits bruts. Presses universitaires de France. 1979.

(2) Voir notamment l'ouvrage collectif (sous la direction de Vincent Capt) : Écrivainer, la langue morcelée de Samuel Daiber. Collection de l'Art Brut, 2012.













Andréas Becker, Gueules. Éditions d'en bas. 2015. Postface de Françoise Hoffmann.





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