Les guerres ne laissent plus de traces. Les blessures et les
séquelles qu’elles distribuent semblent disparaître dans leur sillage comme
au-dedans d’une mer qui se referme. Quelles que soient leur forme et leur
fonction présumées, qu’elles soient larvées, intempestives, sauvages ou
technicisées, les guerres n’ont plus de visage. Bien sûr, il y a des mises en
scène savamment orchestrées, des images-choc, parfois, des coups d’écran
spectaculaires. Mais que voyons-nous (que savons-nous) de la guerre une fois
qu’elle s’est « retirée » ? A peu près rien. La guerre retourne
à son concept comme un chien à sa niche et l’on pourrait presque imaginer que
la plage est propre à marée basse.
La Première Guerre
Mondiale est peut-être l’une des rares qui ait à ce point possédé un visage.
Celui des fameuses « gueules cassées » qui auront tout à la fois
servi à mettre à jour les horreurs des tranchées qu’à incarner l’héroïsme et son coût. Certes, ces hommes défigurés auront eux aussi
été récupérés par une certaine mythologie de la mémoire et à des fins de
propagande nationale. Mais ce dévoilement aujourd’hui disparu nous confrontait
toutefois à une réalité que chacun, au fond, restait libre d’interpréter tout
autrement que dans l’axe imposé par le catéchisme d’Etat.
Alors que faire, aujourd’hui, de telles images, nous qui les
avons désapprises ? Qu’ont-elles encore à nous dire ? Dans Gueules, publié au printemps dernier par
les Editions d’en bas, Andréas Becker s’est emparé d’une série de photos que
lui a confiées Françoise Hoffmann. Des
photos qu’elle tenait de son grand-père (un alsacien qui avait donc combattu
côté allemand par le hasard des frontières) hospitalisé à Dresde en 1919. Des
photos qui ont aussi une histoire, que Françoise Hoffmann nous raconte dans la
postface du livre. Autour de ces images, que notre regard soutient pourtant
difficilement, Andréas Becker a composé, dans une langue tordue, déchirée, à la
fois burlesque et violente, une série de micro-récits imaginaires. Elles lui
ont également inspiré des dessins, sortes de sas entre la photographie et le
texte. L’ensemble constitue une proposition forte et troublante, qui nous met à
la question. Comment regarder ce qui ne peut se regarder ? Jusqu’à quel
degré d’altérité sommes-nous en mesure de nous reconnaître ? Quels sont
ces visages qui nous entourent encore aujourd’hui dans le halo nos guerres
invisibles, et que nous ne voyons plus ?
Bouches transformées en noirs cratères où se tiennent encore
dressées quelques dents impudiques ; nez torsadés, vrillés, remodelés en
boudins dérisoires ; faces démantibulées, fendues dans un sens ou dans
l’autre ; amas d’excroissances, profusions de vides, de chairs béantes.
Tronches sculptées à l’obus, comme autant d’œuvres inimaginables propulsées au
bout du bout de ce qu’un visage peut encore avoir d’humain. Gueules anéanties
que l’on découvre ici réparées avec les moyens du bord et de l’époque. Ces gueules anonymes, Andréas Becker tente
(je dis bien « tente », car ici rien n’est gagné d’avance et il se
peut que parfois le regard posé sur ces images ne parvienne pas à rencontrer le
texte) de les habiter. A chaque figure vient s’accrocher un récit à la première
personne – une parole. Et c’est d’abord redonner/réinventer de la singularité.
Baptiser et insuffler l’épaisseur des mots, fussent-ils ceux d’une langue
elle-même bousculée, vrillée, excroissante à des portraits muets, des histoires
sans nom.
Ils s’appellent Alain Rapigaud, Georges de Blanchemarie,
Gabriel Malange, Albert L’Enfant, Jacques Panache ou Jean Dufour. Ils sont tous
français, entorse transfrontalière qu’introduit délibérément Becker puisque ces
gueules-là n’ont pas de frontières. Ils
sont « néssancés » quelque
part, dans « l’Jura », « vers Bourges » ou ailleurs. Ou on
ne sait trop où. Ils ont trait des
vaches, couru des prairies, été bouchers à Paris, ou fait on ne sait quoi. Ils
livrent des bribes de leur passé ou de ceux de leurs camarades d’infortune, de
leurs amitiés ou se laissent porter par
leurs cauchemars. Ils nous racontent
souvent ce qui leur est passé par la gueule, dans une langue réinventée,
décrochée, que l’on dirait arrachée au corps et n’y tenant plus que par un fil.
On les retrouve donc « barbelassés
de la têterie aux molletements », se cramponnant « dans une dégoulination d’abominableries », ruminant en
une série de formules terribles et cocasses le souvenir de leur passage de
l’autre côté du miroir, tel ici Georges de Blanchemarie :
« Le front
ébloîtissé, concassé le miennez, tirelire bouchonnée, soulevé monangle de
mabouchure, lentilleries aux abois, salade de viande hachée je fus à
linstantmême – de devant j’étais comme de derrière le cochon… »
La langue semble elle-même ressuscitée des tranchées,
équarrie, boursoufflée – une sorte de coulée revenante, furieuse, déboîtée. Affranchie
des cadres et des conventions, elle devient le reflet des blessures les plus
spectaculaires.
« La bouche de
l’intérieur, j’vousldispas, ça se mélangeait en poussière de dents – broyage de
maxilaires aux mandibules – cavité buccale mon cul, broyage d’incisives entrées
comme dans du vif aux prémolaires – trente-deux moignons, carcasses éventrées,
langue défigurée, balbutages affalubalés, explosatés, déminés, mots effrantés –
sang coagulé, salive à survie… »
Une langue d’écrivain, bien sûr, mais qui semble pétrie dans
la matière même du corps mis à mal, saisie sur le vif d’une intériorité
qu’aucune digue ne peut plus soudain contenir. Ici, la langue qu’Andréas Becker
prête à ces voix imaginaires présente de fortes résonances avec certains écrits
bruts, tels ceux que nous connaissons notamment aujourd’hui grâce à Michel
Thévoz (1). On retrouvera parfois des accents, des effets de morcellement et
des protubérances qui ne sont pas sans rappeler, par exemple, les textes de
Samuel Daiber (2).
Andréas Becker nous entraîne dans une langue à la mesure de
ce qui nous est donné à voir. Apprendre à lire autrement, pour apprendre à
regarder autrement, peut-être est-ce là son pari, peut-être est-ce là l’effort
qui nous est demandé.
Lorsque l’on parle avec l’auteur de Gueules, on comprend mieux encore l’intention qui l’a animé. Une
volonté de redonner une épaisseur humaine à des figures redessinées à
l’extérieur des catégories qui circonscrivent généralement l’humain, reléguées
dans les oubliettes du désastre. Nous rappeler aussi que l’on est tous potentiellement une
« gueule cassée » dans le regard de l’autre.
Je ne sais pas si les textes d’Andréas Becker parviennent
pour autant à nous rendre ces images plus « regardables ». Ils ont
néanmoins le mérite de s’y essayer. Le mérite de bousculer les frontières de l’altérité
en redonnant une langue, peut-être la
seule possible, à ces quelques « gueules » anonymes que nous aurions
pu laisser moisir dans les tiroirs et les silences de l’histoire… Il s’agit donc au final d’un travail qui
témoigne d’une attention incroyable, d’un geste littéraire fort et périlleux, aux antipodes des chemins balisés que tant de livres mettent si
souvent sous nos pieds.
...................................
(1) Michel Thévoz, Écrits bruts. Presses universitaires de France. 1979.
(2) Voir notamment l'ouvrage collectif (sous la direction de Vincent Capt) : Écrivainer, la langue morcelée de Samuel Daiber. Collection de l'Art Brut, 2012.
Andréas Becker, Gueules. Éditions d'en bas. 2015. Postface de Françoise Hoffmann.
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