On pourrait reprendre la formule que
Maurice Nadeau appliquait à la littérature et affirmer que le dessin vaudra
toujours plus que le bien ou le mal qu’on peut en dire. Parent
pauvre de la peinture, à l’aune de laquelle il a toujours fait
figure d’antichambre quand ce n’est pas d’avatar
dévoyé, il déborde pourtant toutes les catégories. Les enfants
s’en emparent avec une liberté qui laisse pantois et qui a souvent
pu déranger ; les écrivains en noircissent indolemment les
marges de leurs carnets ; les reclus s’y évadent en
ressassant leur malheur ou en composant des univers hors-normes.
Volontiers hybride, incident, le dessin n’a pas peur de se
contenter de bégayer le réel, de témoigner approximativement, de
se faire trace, brouillon, écho vacillant de tout ce qui serait plus
grand que lui : texte, monde, œuvre d’art magistrale,
silence monstrueux des paysages intérieurs… Il se promène sans laisser-passer de la méticulosité
académique aux affres de la compulsion en passant par le gribouillis
contre l'ennui, la blague potache, le message coup de poing,
l’abstraction la plus carnée et la figuration la plus
épurée.
C’est à cet art à la fois commun et inclassable que les Cahiers Dessinés, sous l’impulsion sans cesse renouvelée de Frédéric Pajak, rendent un hommage militant et éclectique depuis le début des années 2000.
C’est à cet art à la fois commun et inclassable que les Cahiers Dessinés, sous l’impulsion sans cesse renouvelée de Frédéric Pajak, rendent un hommage militant et éclectique depuis le début des années 2000.
La Halle Saint-Pierre leur consacre une impressionnante exposition (visible jusqu’au 14 août) dans laquelle on retrouvera ou découvrira plus de 500 œuvres de 67 dessinateurs passés par les Cahiers. Le dixième numéro de la revue constitue, pour l’occasion, le très beau catalogue de l’exposition.
Quel rapport entre l’univers
terriblement enchanté de Josefa Tolrà et les noires lignes
d’horizon dégraissées de François Aubrun ? Entre les scènes
absurdes et acidulées de Roland Topor et les estampes de
Félix Vallotton ? Entre les compositions étrangement
organiques de Fred Deux et l’humour noir de Bosc ?
Quel liens entre les oiseaux cons de Chaval, l’érotisme
onirique de Bruno Schulz et les paysages au réalisme fidèle et
discrètement déshumanisés de Marcel Bascoulard ? Aucun,
serait-on d’abord tenté de répondre. Et pourtant une toile
invisible se déploie à l’arrière-plan de ces différentes œuvres
et leur permet d’habiter un lieu commun, d’occuper un espace où
les peurs, les visions, les coups de gueule des uns, la précision ou
l’insolence de trait des autres se répondent. C’est sans doute
là l’une des grandes qualités de l’exposition qui se tient au
musée de la Halle Saint-Pierre. L’entrée n’est ni thématique
ni pensée comme une rétrospective. On retrouve certes trois grandes
rubriques (le dessin de création, le langage de la rupture, le
dessin d’humour et de presse) mais qui sont par bien des aspects
poreuses entre elles (où se situent , chez Hans-Georg Rauch par
exemple, la limite entre dessin d’art et dessin d’humour, la
frontière entre cauchemar et satire de mœurs ?) et renferment
chacune en leur sein des œuvres fortement hétéroclites. Si bien
que l’on déambule sur un fil à la fois incassable et extrêmement
fragile. Au-delà de la diversité des œuvres présentées, une
force, une émotion, une intention nous retiennent devant presque
chacun de ces dessins.
A côté de quelques grands noms comme, tous registres confondus, Pierre Alechinsky, Victor Hugo, Unica Zürn, Tomi Ungerer, Albert-Egdard Yersin, Topor, Siné, Gébé, Sempé… on trouvera des auteurs beaucoup plus confidentiels, d’immenses inconnus ou de très jeunes dessinateurs. Bien sûr, chaque visiteur aura ses coups de cœur, effectuera son propre voyage – sera retenu par les yeux là où il ne s’y attendait pas. Difficile de ne pas se perdre avec bonheur dans les encres chaotiques de Louis Pons qui opère des glissements perpétuels et subtils entre les mondes minéral, végétal, animal et humain. Difficile de rester insensible aux autoportraits ou aux figures outrancières et dérangeantes de Stéphane Mandelbaum, météorite néo-expressionniste et dessinateur compulsif assassiné à 25 ans. Impossible de rester insensible aux figures enfantines et colorées, à la fois tristes et princières, de Josefa Tolrà, dont l’univers n’est pas sans rappeler celui d’Aloïse Corbaz ; aux vignettes hopperiennes et aux montages graphiques de Saul Steinberg qui fut aussi et surtout connu pour ses sulfureux dessins politiques dans les années 70 ; aux émouvants portraits en jaune de Chantal Petit ; aux allégories de Martial Leiter ; aux paysages troublants d’Otto Wols. On redécouvrira plusieurs dessins monumentaux de Sempé agrémentés de ses coups de génie en trois mots ainsi que quelques autres piliers de l’humour dessiné haut de gamme.
Une mention personnelle spéciale, dans ce panel foisonnant, pour l’œuvre de Marcel Bascoulard (photo ci-dessus), auquel Frédéric Pajak et Patrick Martinat ont par ailleurs récemment consacré une imposante monographie*. Une œuvre à la fois indissociable et pourtant sans lien immédiatement repérable avec la vie marginale et accidentée de son auteur. Bascoulard (né en 1913) a en effet battu le pavé de Bourges de l’âge de 19 ans jusqu’à sa mort près d’un demi-siècle plus tard, dormant dans des terrains vagues entouré de ses chats, mendiant ou troquant sa nourriture, et presque toujours vêtu d’une robe loqueteuse. Un « virage » pris en 1932 après qu’il a assisté au meurtre de son père par sa mère et se soit ainsi trouvé brutalement séparé des deux. Il avait très tôt manifesté un talent inné et une véritable addiction pour le dessin, qui constituera bientôt sa seule et exclusive activité. La grande majorité des planches de Bascoulard (autodidacte absolu), exécutés à main levée dans la rue et sans chevalet, sont d’un réalisme vertigineux, presque photographique. Il s’attachait aussi bien à des monuments, à des paysages d’allure bucolique, qu’à des friches insignifiantes ou des coins de campagnes désolés. Il a essaimé derrière lui plusieurs centaines de dessins, donnés, échangés contre des produits de première nécessité, jamais vendus. Seule particularité trahissant un geste non réaliste : sur ses dessins ne figure jamais aucune présence humaine. Bascoulard semble avoir vidé Bourges de ses habitants. Il restitue mille recoins de la ville avec une précision et une méticulosité d’une grande justesse, d’une grande délicatesse mais il la transforme en nature morte. Son regard semble s’être figé dans une temporalité post-hominem. Une œuvre d’autant plus troublante, en somme, qu’elle ne laisse pour ainsi dire rien transparaître de manière flagrante des événements qui ont pu marquer et blesser Marcel Bascoulard, de ses choix de vie radicaux, de sa marginalité, de ses dérives de « clochard céleste ».
On voit que le réalisme le plus figuratif peut lui aussi être porteur de force, d’émotions, de vibrations secrètes et d’histoires enfouies. Peut-être le dessin constitue-t-il un lieu où se ressourcer, se renouveler, une forme de langage premier, qui, selon Frédéric Pajak, aurait précédé aussi bien l’écriture que la peinture elle-même. On pourra également regretter avec lui, en considérant à quel rang subsidiaire l’enseignement du dessin est généralement relégué dans nos systèmes scolaires, que ce savoir-là n’entre pas dans la panoplie de l’honnête homme.
On notera par ailleurs, hasard des
calendriers, que cette exposition s’était ouverte moins de deux
semaines après les attentats du 7 janvier, qui venaient justement de
prendre si hargneusement pour cible la liberté d’expression
incarnée par le dessin. Le demi-millier d'œuvres exposées à la Halle
Saint-Pierre, sans bien sûr que rien n’ait pu être présagé de
tel, agissent comme une réponse grandiose, de celles qui coiffent
l’ennemi au poteau. Elles témoignent à bien des égards de la
puissance transgressive de cet art mineur, du patrimoine vivant et
toujours en devenir qu’il constitue, et surtout, par la richesse
et la force d’intention dont porte ici trace de toutes parts le
dessin, de l’impossibilité intrinsèque que les sbires décérébrés
de quelque intégrisme que ce soit puissent un jour y mettre fin.
Note
*Patrick Martinat, Bascoulard, dessinateur virtuose, clochard magnifique, femme inventée. Editions Les Cahiers Dessinés. 2014
Exposition Les Cahiers Dessinés, Musée de la Halle Saint-Pierre, 21 janvier-14 août 2015
Le Cahier Dessiné, l'exposition (catalogue). Editions Les Cahiers Dessinés, 2015.
Images : Dessins de Hans-Georg Rauch (1), Louis Pons (3), Marcel Bascoulard (5), Sempé (6) / Portrait de Marcel Bascoulard (4)
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