Avec Charøgnards, qui paraît cette semaine chez Quidam
éditeur, Stéphane Vanderhaeghe signe un premier roman brillant où l’un des
grands topos de la littérature fantastique voire d’une certaine SF apocalyptique
(l’invasion animale) nous révèle soudain une saveur inédite.
Présenté comme l'auteur d'un journal retrouvé et arraché à un passé lointain, le narrateur de cet étonnant roman témoigne au jour le jour (mais selon une chronologie qui reste flottante et va elle-même se déliter) de la présence de plus en plus massive, menaçante et mortifère d’oiseaux charognards dans son univers. Mais ce qui aurait pu n’être qu’un dispositif narratif classique se nourrissant des variations d’adrénaline du lecteur prend ici la forme d'une composition originale, qui laisse une place de choix au traitement de la langue et nous invite à interroger constamment le statut même du texte que nous sommes en train de lire.
Présenté comme l'auteur d'un journal retrouvé et arraché à un passé lointain, le narrateur de cet étonnant roman témoigne au jour le jour (mais selon une chronologie qui reste flottante et va elle-même se déliter) de la présence de plus en plus massive, menaçante et mortifère d’oiseaux charognards dans son univers. Mais ce qui aurait pu n’être qu’un dispositif narratif classique se nourrissant des variations d’adrénaline du lecteur prend ici la forme d'une composition originale, qui laisse une place de choix au traitement de la langue et nous invite à interroger constamment le statut même du texte que nous sommes en train de lire.
Les textes les plus forts
suscitent parfois bien plus de questions qu’ils ne proposent de réponses. Et
c’est sûr, on sort de la lecture de Charøgnards,
avec une moisson d’interrogations qui résonnent longtemps en nous comme un
point d’orgue à ce beau roman. Le journal- témoignage de ce narrateur dont nous
n’apprendrons finalement guère de choses (à quelle époque vivait-il
précisément ? Dans quel pays ? Dans quelle ville ?) est pourtant
d’abord introduit par un texte liminaire lui-même fictif, procédé qui n’est pas
sans rappeler certains romans épistolaires du XVIIIe siècle, et qui nous place
d’emblée dans une posture particulière. Présenté comme une introduction de
l’équipe éditoriale, ce texte est rédigé dans une novlangue à la fois précise
et érudite qui ancre d’emblée le présent de la lecture dans un futur lointain
dont nous ne savons (et ne saurons) rien non plus. A la fin de ces deux
premières pages, on regretterait presque de devoir se séparer si tôt
de ce verbe étrange et travaillé, lointain cousin d’autres langues inventées
(on pensera notamment aux effets d’obsolescence et autres trouvailles de Céline
Minard dans Bastard Battle) et dont le fonctionnement général nous échappe tout
en nous « parlant » dans sa cohérence : accentuations curieuses
empruntées parfois à des langues d’Europe du Nord ; éviction systématique
du « et » au profit de l’esperluette ; néologismes sous forme de
mots-valises (« civillusion » pour « civilisation ») ;
modifications orthographiques qui prêtent à certains mots une coloration
d’Ancien français du futur. Ce ne sont là que quelques-unes des
caractéristiques de ce patois savant venu d’ailleurs. Mais on appréciera
surtout les habiles torsions sémantiques qui ponctuent le texte : des
manières d’homophonies approximatives où certains mots semblent, non sans
bonheur parfois, en avoir détrôné d’autres à l’issue d’une genèse qui reste à
imaginer… « affect » pour « effet »,
« déprendre » pour « apprendre », « parturition »
pour « parution » …
Mais le plus singulier sans doute
est que cet «ouvertissemens» nous
éloigne du journal qu’on va lire au lieu de nous en rapprocher… Il est présenté
comme un document provenant d’un passé lointain et dont les faits relatés sont difficilement
authentifiables. Ce journal nous parle-t-il d’un événement oublié ? Est-il
le fruit d’une élucubration ? D’une pure invention ? Un doute plane
aussi, bien sûr, quant à la part d’intervention de l’éditeur sur ce texte… Mais
qu’importe au final, puisque « l’hystoire
nous déprend que l’irréel aujourd’hui n’est autre que demain la servitude »…
Il ne nous reste plus alors qu’à
nous laisser porter par la voix de ce mystérieux narrateur, qui nous tient à l’intérieur
de son « récit » jusqu’à la dernière page. Si l’on songe d’abord être
embarqué dans un remake des Oiseaux d’Hitchcock,
on voit rapidement le crescendo un peu attendu prendre d’étonnants virages. Il
y a bien des faits : la présence de plus en plus envahissante de colonies
d’oiseaux prédateurs, l’appréhension d’un péril, la disparition progressive de
certains personnages… mais la manière dont cet étrange phénomène est vécu,
ressenti et interprété par le narrateur lui-même nous conduit sur une série de
pistes et de variations qui nous égarent sans que le fil ne soit pourtant jamais
rompu. L’image même du charognard et de toutes les ondes qu’il véhicule semble abordée
sur des registres qui nous promènent de l’allégorique à l’eschatologique en
passant par une large déclinaison de l’oubli, de la peur, de la putréfaction,
de la confusion… Le narrateur nous immisce à l’intérieur d’un cercle qui se
referme peu à peu et où le texte lui-même semble gagné par le délitement qu’il
évoque. Renvois à la ligne, blancs, successions d’espaces émaillent peu à peu
le tissus même du récit, le déchirent, le métamorphosent et le rongent jusqu’à
sa propre disparition.
Et parmi les différentes
interprétations auxquelles ce texte peut s’ouvrir, c’est (à ma lecture) avant
tout cela qui nous est conté : la putréfaction d’une langue qui se dissout
lentement, comme gangrénée de l’intérieur – une langue qui finit par s’absoudre
dans le blanc. Et c’est ici, une fois le livre refermé, qu’il nous faut revenir
au texte d’introduction. A cette autre langue qui ne s’est peut-être construite
que sur les cendres de la première, la langue d’avant, dont le journal que nous
venons de lire serait dès lors la dernière manifestation en même temps que celle
de son anéantissement. C’est aussi dans la distance entre ces deux idiomes que se
joue toute la tension du récit...
« Cår il est là sans doute,
d’où nous le recevons, ce textuel le plus empoignant aspect ÷
être les témoignons de l’impensible naissance-nôtre au langage, en même temps
que l’homme que nous suivons dans ses détranchements subobsessifs fait sa
déperte l’inéluctable expérience. »
Charøgnards peut être lu comme une fiction
linguistique, au sens fort du terme. La langue à la fois savante et détraquée
qui nous introduit à la lecture de ce journal dévoré porte en elle le lointain
fantôme de celle d’avant, elle en est la descendante à la fois réinventée,
dévoyée et reboostée.
La langue, voilà sans doute le
personnage central de Charøgnards.
Un roman qui illustre admirablement la phrase de Valère Novarina que son
auteur lui a choisie pour exergue :
« Car parler est un drame. Et les mots sont des personnages – et à
la fin de l’acte entier de la phrase, quelque chose se dénoue, se délie – ou
s’est au contraire étouffé, fermé, étranglé. »
Stéphane Vanderhaeghe, Charøgnards. Quidam
éditeur. 2015. (En librairie le 3 septembre).
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