« Les livres constituent un trésor d’une foisonnante
richesse. Ils nous guident dans l’existence et nous aident à vivre grâce aux
nombreux personnages charismatiques qui s’y dressent promptement et nous
montrent la voie. De plus, ils sont écrits par des êtres épanouis et heureux de
consacrer leur vie à une activité aussi passionnante. »
Voilà, en synthèse,
ce que l’on ne trouvera pas dans le dernier ouvrage d’Éric Pessan.
En voie de disparition
est une variation composite et douce-amère autour de la littérature, du lecteur
et de l’écrivain. Pessan triture, tacle, entaille, malaxe, malmène et il nous
livre par petites touches une sorte d’autoportrait ironique. C’est drôle, libre
et impertinent mais c’est aussi émouvant et d’une étonnante acuité.
« Joyeusement, on
saigne les livres
au cou
une entaille franche
et tout contenu s’échappe
ne demeure qu’une pâle couverture
et des pages sans vie »
au cou
une entaille franche
et tout contenu s’échappe
ne demeure qu’une pâle couverture
et des pages sans vie »
C’est par cet égorgement joyeux que s’ouvre le petit recueil
de textes courts d’Éric Pesssan, manière
de traité hybride où se mêlent poèmes, constats, interrogations, divagations.
Le tout, pourtant, tourne autour d’une seule et même question : le livre,
ceux qui les lisent, ceux qui les écrivent et, plus fréquemment, de cet étrange
« métier d’écrire » qui ne se laisse pas si facilement cerner. On a la curieuse impression, au fil des pages, que l’on nous
jeté entre les mains, à défaut d’une patate chaude, un objet plus glissant qu’un
savon. Quelque chose, toujours, manque pour qualifier ce qui
pourrait faire « littérature »… . Convoquant le travail, l’enfance, la
rage ou la nécessité, les écrivains inventent des « béquilles à la monomanie »
qui les accapare.
Quant aux recettes, elles tombent en poussière dès qu’on se
penche sur elles :
« S’il suffisait
de soulever le couvercle de la fosse septique
pour alimenter le texte en drames vrais
le métier serait à la portée
de qui sait se boucher le nez. »
pour alimenter le texte en drames vrais
le métier serait à la portée
de qui sait se boucher le nez. »
Quant aux livres eux-mêmes, et à leurs vertus curatives si
souvent avancées, ils passent ici un joli mauvais quart d’heure. Pessan s’introduit
librement dans quelques romans célèbres pour en extraire quelques fruits amers,
déviants, fantaisistes. Une série de micro-réécritures qui interrogent avec
beaucoup d’humour ce qui fait défaut, manque à l’appel et renvoie dans les
cordes une certaine vision lénifiante de la littérature ou de ses personnages.
Le livre est-il
solide comme un roc ou cassant comme du verre ? Voyez ce qui se produit
lorsqu’Emma Bovary lui préfère soudain d’autres plaisirs solitaires.
« Si le livre qu’elle
lisait a eu le mérite d’échauffer son esprit, il est maintenant impuissant à
accomplir ce qu’un puis deux doigts plongés en elle fait monter le long de ses
nerfs.
Tandis qu’elle jouit, le livre glisse de son genou et vient s’éclater au sol. Les feuilles s’échappent de la reliure brisée.
Quelle fragilité, pense-t-elle, honteuse. »
Tandis qu’elle jouit, le livre glisse de son genou et vient s’éclater au sol. Les feuilles s’échappent de la reliure brisée.
Quelle fragilité, pense-t-elle, honteuse. »
Quant à savoir si la littérature nous rend fort, nous protège
ou nous prémunit, voilà la leçon que l’on peut tirer du Terrier de Kafka :
« Lire m’a
confirmé l’absolue certitude d’une douleur prochaine, d’une souffrance qui
viendra puisqu’elle vient toujours, qu’elle fait partie intégrante du vivant.
Lire a détruit mon illusion d’être à l’abri dans mon terrier. Je sais que la
relative tranquillité dont je jouis éclatera comme une bulle un jour ou l’autre.
Toutes les histoires contenues dans les livres enseignent qu’il ne faut pas se
réjouir, qu’à la quiétude succède la violence, que mes petits bricolages ne me
protègeront pas d’une attaque puisque l’ennemi est partout, même en moi. »
On trouvera encore 101 « tracasseries
sans importance » dans lesquelles Pessan
enfile comme des perles les épines qui taraudent le quotidien de celui qui
écrit. Autant de mouches du coche qui accompagnent l’écrivain dans son voyage
cahotant. Mais c’est peut-être dans la partie intitulée « Ta vie d’écrivain », qu’il se met le plus à la
question. Un très beau texte, à la fois humble, juste et empreint d’une
certaine gravité, qui évite les pièges tendus de l’auto-complaisance et de la
blague potache dans lesquels quelques autres n’ont pas manqué de se précipiter.
Voilà tout l’art de la délicatesse. La vraie.
Il y a pourtant un discret et vibrant happy-end à ce tableau
corrosif, une concession qui arrive « cul par-dessus tête » à la
dernière page du livre. Mais, ne serait-ce le plaisir de le lire, on s’en
serait presque passé. Car derrière ce relevé d’insuffisances, de doutes, d’apories,
de fausses pistes, se dessine en creux, et paradoxalement, ce que le lecteur ne
manquera pas d’interpréter comme un hommage poignant à la littérature. Et à la
maladie d’écrire.
Éric Pessan, En voie de disparition. Éditions Al Dante / Le Triangle. 2015.
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