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Avec Pas Liev, Philippe Annocque signe l’un de ses romans
les plus poignants et les plus singuliers. Un roman d’une construction formelle irréprochable
qui nous plonge dans la conscience d’un personnage aux accents beckettiens tout
en nous livrant progressivement à un jeu de piste digne d’un thriller à haute
tension. Où sommes-nous au juste, une fois entrés dans Kosko, petite ville de
province dans laquelle se rend un certain Liev, pour y exercer la noble
fonction de précepteur ? D’où peut bien venir ce Monsieur-tout-le-monde à
la fois si touchant et si déshumanisé ? Qu’a-t-il fait ou que lui a-t-on
fait ? Ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses questions que l’on
ne manquera pas de se poser. Au bout de quelques pages, le lecteur a l’impression
de marcher main dans la main avec un simple d’esprit inoffensif et rivé à une
vision un peu cahotante et purement externe de lui-même et du monde. Mais peu à
peu, la main se referme lentement comme une mâchoire et le lecteur n’est au
bout ni de ses peines ni de ses égarements. Tout en nous perdant dans des
volutes d’où l’humour n’est pas absent, Annocque nous conduit, dans un style
maîtrisé et restreint – miroir de la langue à la fois froide, nue et hésitante
de son personnage, à ce point de non-retour qui laisse imploser une violence
longtemps contenue.
Lorsqu’elle s’applique à des personnages qui nous font
perdre tous nos repères, la focalisation interne peut nous conduire sur des
voies vertigineuses (on pensera notamment à La Brebis galeuse, d’Ascanio Celestini).
Philippe Annocque se réapproprie ici ce levier avec beaucoup de talent. Nous ne
saurons de son personnage que ce que celui-ci veut bien nous en dire (à peu
près rien). De la même manière, le monde et les individus qui l’occupent ne
nous apparaîtront qu’à la loupe de son regard myope. Toute expression de
sentiments étant évacuée, il nous faudra simplement nous fier à ce que ce
dérèglement peut induire. Et cette vision mécanique du quotidien, du travail,
de l’amour et des relations humaines abrite chez Liev une fissure qui va s’élargir
sous nos yeux de manière de plus en plus troublante. Car pour descriptive et
apathique qu’elle soit, la manière dont Liev appréhende son environnement « manque »,
en quelque sorte, le langage. Circonvolutions, répétitions, hésitations,
témoignent dans le discours tout à la fois d’un effort soutenu de précision et
d’un fossé infranchissable entre l’ordre des mots et l’ordre du monde. Liev ne
cesse de dire et de se dire car il ne parvient jamais ni à l’un ni à l’autre.
Peut-être comme nous tous, peut-être comme lui seul, il est aliéné au monde et
au langage. La parole s’entête mais le raccord échoue. Et lorsque les
événements (mais lesquels au juste ? se demandera-t-on longtemps) prennent une
tournure particulière, cette discordance se creuse.
« Et puis les
choses sont allées de moins en moins bien. C’était difficile de trouver les
mots pour le dire, dire pourquoi c’était difficile, pourquoi c’était de moins
en moins bien et difficile de le dire, c’était difficile, c’était difficile. »
Liev, donc se présente à Kosko pour être précepteur. Mais on
ne lui confie aucune tâche de précepteur car il manque les enfants. Qui ne sont
pas encore arrivés. Il couche avec Magda, la servante, et se fiance avec Sonia,
la fille du propriétaire. Mais se fiance-t-il vraiment ? Peut-être,
peut-être pas, puisque tout semble aller par deux : Liev / Pas Liev,
Magda/Sonia, les deux enfants… jusqu’à ses deux pages (42 et 43) délicatement
bégayées sur une double colonne. Pourtant, Annocque réussit cette prouesse,
alors que tout vacille, de nous faire avancer dans une histoire qui nous aspire
de la première à la dernière page. Quelque chose n’est pas en phase et ce
déphasage nous absorbe entièrement sans que nous puissions quitter le
personnage d’une semelle.
Un événement terrible, donc, va se produire. Ou s’est peut-être
déjà produit, dès la première page. Liev en est-il l’auteur ? Ou croit-il
seulement l’avoir été ?
Car le lecteur se surprendra finalement à douter de tout, ou presque,
enferré comme il se trouve dans les seules pensées et les seuls yeux de cet
étrange Pas précepteur… qui affiche des cousinages variables du côté de
Bartleby, de l’idiot de Dolstoïevski ou du Meursault de Camus.
Et pourtant, on le sent à chaque page, tout cela
n’est pas qu’un jeu monté pour déboussoler et faire vibrer le lecteur. Pas Liev
est aussi un roman puissant sur la solitude, l’aliénation, les souffrances ravalées
qui n’ont pas trouvé le chemin des mots.
Philippe Annocque, Pas Liev. Quidam Éditeur. 2015.
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