Cher Monsieur,
Je ne vous connais pas et je n’avais
encore jamais eu l’occasion de vous voir sur scène. Je vous ai découvert
avant-hier soir à La Maison de la Poésie. Dans le cadre du festival Paris En Toutes Lettres, vous présentiez, ce vendredi 13 novembre 2015 entre 19h et 23h,
un « congrès-performance » autour de quatre textes de Francis Ponge,
John Cage, Federico Garcia Lorca et Frédéric Boyer. Un beau vendredi soir en
perspective.
Quatre heures de littérature
habitée par le théâtre, par une certaine idée du théâtre. On m’avait dit : « tu
verras ». Et j’ai vu.
Comme je ne connaissais pas la Tentative orale de Francis Ponge, j’ai cru, jusqu’à la dernière
minute, qu’il s’agissait d’une conférence de votre cru – que vous nous
proposiez une variante autour de l’écriture, de la prise de parole et de quelques
thèmes chers à Ponge. Lorsqu’on m’a précisé que c’était exclusivement le texte
de Ponge et rien d’autre, de la première à la dernière ligne, que vous nous aviez servi, j’ai réalisé que quelque chose d’étonnant venait de se produire.
Je me suis fait la réflexion que la littérature est parfois ce lieu qui nous
attend. Un territoire qu’une parole, à un moment donné, saura faire sienne au
point de se confondre avec elle jusqu’à l’aveuglement. Vos silences, vos
déplacements, cette manière construite de nous égarer, les pointes d’humour et
de gravité, tout cela était donc potentiellement présent dans la partition
originale et ne s’y était pourtant jamais vraiment trouvé avant votre
prestation.
Après une courte pause, vous nous
avez remis en selle avec la magnifique Conférence
sur rien, de John Cage, cette célèbre conférence conçue comme objet
poétique et à laquelle Cage appliqua les mêmes règles et interrogations qu’à
son art de la composition musicale. Là encore, vous êtes « entré dedans » et nous y
avez conduit avec un sens étonnant de la délicatesse et de la dérision, évitant
toutes les perches, toutes les facilités. Une performance saisissante,
notamment au moment de cette séquence centrale reprise quatorze fois, que vous
nous avez livrée en prenant votre temps, apportant de légères variantes, sans
jamais vous retrancher derrière ce qui aurait pu être une démonstrative série d’exercices
de style.
Il était un peu moins de 22h
quand vous êtes réapparu pour Jeu et
théorie du duende de Garcia Lorca. Un texte que je tiens en grande estime,
à la fois théorique et sentimental. Lorca y traite de cette vertu mystérieuse,
de culture hispanique, que l’on prête d’abord à quelques moments de grâce du cante flamenco et de l’art tauromachique
mais que le poète élargit à certaines fulgurances artistiques plus larges, en
peinture et littérature notamment. A nouveau, vous nous avez surpris. Par votre
conviction, votre précision – un style pédagogique visant à la démonstration mais
qui s’ouvrait parfois à quelques lignes de chant, à une légère piquée d’emphase
ou au geste épuré d’un torero déplaçant sa muleta.
C’est vers 22h30, je crois, que
nous sommes sortis pour « 4 minutes
33 » de pause avant la dernière partie. Alors, dans le Passage Molière,
les tweets ont commencé à crépiter, les spectateurs et les passants à se
rassembler. Il était question d’un attentat, plusieurs, on annonçait le chiffre
de 18 morts, peut-être plus, des terrasses de restaurant mitraillées, une prise d’otage
au Bataclan. La suite, je vous l’épargne, vous la connaissez aussi bien que moi
et chacun se la repasse en boucle depuis deux jours.
Vous me demanderez peut-être, alors,
pourquoi j’en parle. Et quel lien, sans doute incongru, devrait être envisagé
entre votre magnifique spectacle, les très beaux textes que vous nous avez
offerts et la sidération qui s’est abattue sur Paris ce vendredi soir.
Je vais y venir.
Pour le dernier moment de votre
spectacle, vous aviez prévu un texte de Frédéric
Boyer, écrivain et penseur subtil, dont sont parus il y a quelque temps une
nouvelle traduction du Kâmasûtra, traité millénaire de l’amour comme art de
vivre et d’attention à l’autre, et puis ce petit livre magistral, Quelle terreur en nous ne veut pas finir ?,
que l’Éducation nationale devrait
offrir à tous les lycéens de France et de Navarre, aujourd’hui plus que jamais, où la peur de l’autre est si souvent instrumentalisée.
Mais je n’ai pas assisté à la
quatrième partie de votre conférence, le cœur n’y était plus.
Et je me suis fait cette
réflexion – émois sans doute bien ridicules face à l’horreur des attentats
et à la douleur des proches de ceux qui en ont fait directement les frais :
que votre spectacle resterait toujours pour moi associé, par un réflexe de
mémoire inévitable, à ces tragiques événements. Que ces attentats allaient sans
doute assombrir le souvenir que j’en aurai. Que ce moment précieux, où au
sortir d’un livre ou d’une salle de théâtre, on retient et fait retentir en soi
comme un point d’orgue ce que l’on y a puisé de beauté, d’intelligence, d’émotion,
de vérité ou de doute salutaire, que ce moment-là n’aurait pas lieu pour votre
spectacle. Que celui-ci venait d’être balayé, biffé d’un trait par l’épaisse
laideur du réel, du présent et de l’horreur. Je me suis encore fait la
réflexion que tout cela était peut-être vain : je veux dire, tous ces
efforts que vous veniez de déployer pour donner la littérature à entendre et
tout ce qui, dans la littérature même, peut s’efforcer de nous porter ailleurs,
loin de l’ici-et-maintenant et pourtant au cœur des choses et au plus près des
autres. Qu'est-ce qu'une maison de la poésie ? Un fétu de paille, un violon dans lequel pisser. Un
château de cartes qu’une horde d’assassins éteints (bien plus qu’illuminés, s’il
faut s’en tenir au registre de la lumière), peut mettre à bas en moins de
deux heures.
Et puis aujourd'hui, aujourd'hui
seulement, j’ai pris conscience que je m’étais peut-être trompé. A Paris, la
blessure est toujours immense et vive ; des dizaines de personnes sont encore
entre la vie et la mort ; des parents, des enfants, des amis, des élèves
portent un deuil hébété. Pourtant, en observant déjà quelques groupes de jeunes
gens commençant à se rassoir aux tables des bistrots, en sentant à nouveau au-dessus de
mon bureau la présence des livres, en rouvrant celui de Garcia Lorca, dont
les premières pages ont laissé refluer en moi quelques images de votre
spectacle, j’ai compris que je m’étais peut-être trompé.
Quelque chose de plus fort va refaire
surface, reprendre, continuer. Comme un pied de nez aux forcenés de Daesh, les jeunes sortiront encore, feront l’amour, débattront, se fendront la
gueule aux terrasses des cafés et rempliront les salles de concert. On
continuera à écrire des livres et à en lire, et vous, Monsieur Baux, vous continuerez
à nous faire entendre ce « silence
des choses » si cher à Ponge, la douce musique déjantée des mots de
Cage, le souffle du duende tel que Garcia
Lorca l’avait saisi dans la voix déchirée d’une vieille gitane de Cadiz ou au
détour d’un poème de Lope De Vega.
La petite bougie que vous avez allumée
le 13 novembre 2015 ne s’est pas éteinte. Elle a résisté au terrible coup de
soufflet qui lui a été asséné dans la soirée, aux seaux de sang qu’on a
déversés sur elle. Les terroristes du 13 novembre ont sans doute pensé que ce
genre de petite voix disparaîtrait avec le reste (le plaisir, la musique, la
vie, la jeunesse), eux qui n’en entendent qu’une, de voix, qui n'est pas même celle du prophète qu’ils prétendent vénérer, eux qui voudraient
nous expédier à coups de trique dans le néant de leur délire creux comme on renvoie des chiens à
leur niche.
Alors voilà, Monsieur Baux, je
voulais simplement vous remercier, il faut l'avouer, un peu comme un enfant choqué met des mots
devant lui, pour votre inoubliable spectacle du 13 novembre 2015.
Et contre ceux qui n’aspirent qu’à
l’obscurité d’un passé mortifère qui n’a jamais existé, je me permets de finir ma lettre en reproduisant
ici, tant pis s’ils ne les liront jamais, les dernières paroles que j’ai entendues
de vous vendredi soir. Des paroles vertes, chantantes, victorieuses, sur
lesquelles s’achève le texte de Federico Garcia Lorca :
« Et le duende… Où est
le duende ? A travers l’arche
vide passe un vent de l’esprit qui souffle avec insistance sur la tête des
morts, à la recherche de nouveaux paysages et d’accents ignorés ; un vent
qui sent la salive d’enfants, l’herbe écrasée et le voile de méduse, qui
annonce le baptême permanent des choses fraîchement créées. »
Pierre Baux, Congrès-Performance : Francis Ponge, John Cage, Federico Garcia Lorca, Frédéric Boyer. Maison de la Poésie, le 13 novembre 2015.
Merci pour ces mots si justement et intelligemment écrits. J'étais là aussi vendredi soir, jusqu'au bout, et le texte de F. Boyer annonçait de façon plus sidérante encore la folie qui nous attendait à la clôture de ces heures hors du temps portées par un Pierre Baux époustouflant. " Pour une nouvelle épopée. Qu'est-ce que ça fait d'être un héros, Vite merveilleux reviens, Inventer une poésie nouvelle", autant de pistes lancées, dont le message d'espoir s'est soudain refermé aussi sec face à la violence totale...
RépondreSupprimerPour renaître quelques jours après et nous inviter à résister au côté des poètes et des artistes.