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Dans un livre à la fois délicat
et violent, Niroz Malek évoque son quotidien dans la ville d’Alep, dont le nom si doux résonne aujourd’hui
tristement à nos oreilles. Écrivain, il n’a jamais voulu quitter sa ville, sa
maison, ses livres. Alors comment vivre dans une ville en guerre ? Comment
y rester tout en y échappant ? Rien n'a épargné cette ville : si
ce récit semble plutôt avoir été écrit durant la période des premiers
embrasements de la révolution syrienne, on sait aussi quel sort la progression de
Daech a par la suite réservé à cette antique cité.
En lien avec cette ville, et
dans un registre très différent, on pourra lire dans la foulée le très bel
ouvrage que Françoise Cloarec (avec des photos de Marc Lavaud) avait consacré
au travail ancestral de fabrication du légendaire savon, L’âme du savon d’Alep, paru aux Éditions Noir sur Blanc en mars 2013 : un
livre à la fois historique, poétique et technique qui rend hommage à un
savoir-faire et une tradition aujourd’hui ensevelis dans une ville en
ruine.
Le promeneur d’Alep se compose d’une
série de courts récits, de courtes nouvelles qui oscillent entre souvenirs
pointés, observations, cauchemars et rêveries salvatrices.
Ce roman (puisque c’est ainsi que
le livre est étiqueté) n’en est pas vraiment un. Trop buissonnier, fragmentaire.
On y verra plutôt une fresque fragile composée de vignettes, de petites touches
de peinture (il y est d’ailleurs plusieurs fois question de peinture). Ou alors
un roman résiduel, une parole surgie elle-même des décombres – le livre de ce
qui peut encore se dire, s’écrire : dans la modestie des jours comptés, un
texte, aussi court, aussi elliptique soit-il est encore un miracle. C’est un
peu ce que l’on ressent à la lecture du Promeneur d’Alep. On a plutôt l’impression
d’un enchaînement de micro-récits qui prennent la forme de petites bulles d’air.
Des petites bulles d’air pour continuer à respirer encore un peu, se souvenir
du bonheur ou évacuer les événements vénéneux.
Il y a des snipers, des voisins
qui tombent abattus au bord d’un trottoir, des explosions soudaines qui interrompent
les conversations. Pourtant, la parole de Niroz Malek, elle, ne fait pas de
bruit. Elle n’est pas en guerre. Elle s’en tient à une certaine forme de
douceur. Une parole chuchotée dans
laquelle les blessures et tout ce qui doit susciter l’indignation s’énonce
à la même hauteur de voix que les rares moments de bonheur, les caresses du passé. L’horreur
parle d’elle-même, elle résonne en peu de mots sans que l’on ait besoin de la
faire tinter.
Parfois ce sont de simples
témoignages, de courts dialogues. On évoque un ami mort, un dessin d’enfant dans
lequel ballons et poupées se mêlent à des maisons effondrées. Il y a des rues
aimées où l’on ne peut plus se rendre à cause des barrages, des cèdres qu’il
faut abattre pour se chauffer l’hiver, de jeunes soldats qui s’amusent à effrayer
des passants avec la pointe de leurs armes. Mais ce promeneur se raccroche
encore à l’amitié, à ses souvenirs, au plaisir de quelques échanges à la
terrasse d’un café. Brefs moments de bonheur volé.
Parfois, le réel dévisse, on
glisse du côté du rêve, doux ou amer. L’écriture ouvre comme une ville dans la
ville, l’imaginaire prend le relai et fait figure de dernier rempart contre le
marasme des jours et l’incertitude des lendemains – quand ce n’est pas de l’heure
d’après.
Dans le texte « Chagall »,
le narrateur rencontre un ami. Il veut se rendre avec lui dans un café mais
celui-ci, bien sûr a fermé. Il veut emprunter une rue, puis une autre, passer
par telle ou telle mosquée, mais les barrages transforment cette promenade en
un triste jeu de piste. Toutes les issues semblent obstruées. Le promeneur
insiste alors que son ami, depuis le début, semble résigné et lui demande de se
rendre à l’évidence. En dernier lieu, le promeneur invite celui-ci à grimper
sur le large mur qui surplombe le fleuve et à s’élancer avec lui.
« Nous venions à peine de sauter qu’il nous a poussé à chacun une
paire d’ailes. Nous avons plané dans le firmament et flâné comme les héros de
Chagall dans l’azur.»
Il y a parfois quelque chose d’un
Boris Vian oriental chez Niroz Malek, une manière douce de tordre le cou au réel
pour l’amener ailleurs, un peu plus loin. L’auteur de ce livre mélancolique parvient
ainsi à tisser un fil de soi entre l’horreur de la guerre et l’amour qu’il
porte à sa ville.
Niroz Malek, Le promeneur d'Alep. Le serpent à plumes. 2015. Traduit de l'arabe (Syrie) par Fawaz Hussain.
Images 1 et 3 : Marc Chagall
C'est beau et triste à pleurer. Merci de ce beau commentaire.
RépondreSupprimerLiliane Breuning