Connaissez-vous Spreck ? Il
ne s’agit ni d’une marque de détergent allemand, ni d’un cousin vaguement
homonymique du populaire ogre vert. Spreck est le sobriquet et (commode)
diminutif de Johann Otto von Spreckelsen, architecte danois dont personne ne se
souviendrait en France s’il n’avait été, en 1983, le lauréat d’un concours
international un peu particulier. Je veux parler de la compétition qui fut
lancée pour la conception de la Grande Arche de la Défense, projet pharaonique
qui constitua l’une des pierres angulaires des grands travaux parisiens de
l’ère Mitterrand. C’est cette histoire que nous raconte Laurence Cossé dans une
saga documentaire au souffle romanesque, entrouverte d’abord avec circonspection
dans la pile de janvier, puis lue de bout en bout avec plaisir. Car si l’on
suit pas à pas la sortie de terre de ce « monument » parfois controversé des
années 1980, si l’auteure ne nous prive d’aucun des soubresauts (financiers,
humains, politiques, techniques) qui jalonnèrent sa construction, la figure
centrale du livre reste celle d’un homme taiseux et inspiré. Un
artiste-architecte sans agence et alors au maigre pedigree, dont le dessin et
le sens de l’épure écartèrent d’un trait ses 483 concurrents (parmi lesquels
plusieurs mastodontes de l’architecture moderne), mais qui dut par la suite se
confronter à d’éprouvantes réalités : contraintes techniques,
atermoiements politiques d’un septennat agité, étrangeté des « mœurs
françaises » en matière de gestion de projet et de respect des engagements
contractuels. Avant de finir par se briser sur leur esquif…
Le 25 mai 1983, lorsqu’après
avoir décacheté l’enveloppe contenant le nom de l’heureux nominé, Robert Lion (alors directeur de cabinet du Premier ministre),
assis à la droite de François Mitterrand, révèle celui qui y figure, le
parterre d’experts, de ministres et de hauts-fonctionnaires qui font cercle dans
le salon de l’Elysée où se déroule la scène n’exprime qu’une seule muette
question : « c’est qui ça ? ».
Lorsqu’il s’agit ensuite de joindre le prestigieux inconnu pour lui annoncer la bonne nouvelle, les choses se corsent. Comme il ne répond pas sur sa ligne professionnelle, on appelle l’ambassade du Danemark à Paris où…personne ne voit de qui il peut bien s’agir. On finit par dégoter quelque part son numéro personnel. C’est le fils de Spreck qui décroche : il n’était au courant de rien et pense donc qu’il s’agit d’une blague. Il informe les dignitaires gaulois qui commencent à s’impatienter au bout du fil que, de toute façon, son papa et sa maman sont en train de pêcher dans le Jutland et qu’ils ne reviendront pas avant trois jours. La pêche, c’est comme les vacances : c’est sacré. Premier léger hiatus entre une certaine façon de voir les choses « à la française » et une autre « à la danoise »… Ce hiatus prendra peu à peu la forme d’une large brèche qui pèsera lourd dans la somme des obstacles que Spreckelsen trouvera sur sa route mais nous offrira aussi, sous la plume de Laurence Cossé, quelques beaux chapitres à l’humour ciselé.
Il aura pourtant fallu 15 ans
pour en arriver là. Quinze années de tergiversations, d’envies, de doutes, de
pourparlers, de prises de décision et de retours en arrière… Un long débat « autour de l’aménagement de ce lieu
stratégique » dont la configuration future comportait des enjeux certes
économiques mais surtout symboliques…
« Pendant douze ans la grande affaire allait consister à savoir si
oui ou non il était légitime de construire là un bâtiment si haut qu’il se
verrait derrière l’Arc de Triomphe – depuis Paris, faut-il le préciser ? »
Options basses, options hautes,
options en « U », options tout en verdures, tout en métal ou tout en verre se succèdent
sous Pompidou, Giscard et bientôt Mitterrand. On retient des projets avant de
les abandonner, on fait mousser les méninges de quelques grands noms de l’architecture,
de l’urbanisme, de l’aménagement du territoire sans jamais parvenir à se mettre
définitivement d’accord. En 1981 Mitterrand reprend le dossier, toujours obnubilé par la
crainte d’une perspective barrée à l’autre bout des Champs-Élysées, mais
désireux de retenir néanmoins un projet qui ait de l’âme, de l’audace, de l’envergure.
Bref, qui lui accorderait le beurre et l’argent du beurre… Et son nom en
lettres d’or, invisible mais inoubliable, au frontispice de l’œuvre à venir.
Spreckelsen, lui vit à Hørsholm, qui est un peu à
Copenhague, précise Laurence Cossé, ce que Le Vésinet est à Paris - mais en
moins léché… Il est mélomane, aime les grands espaces, la mer, les lignes
pures, jouer dans ses constructions avec le vide, la lumière, les réfractions - pêcher et
se déplacer à bicyclette. Il a un coup de crayon absolu et peut en deux ou
trois lignes tracées sur un coin de nappe faire sentir une perspective
comme jamais personne ne l'aurait vue. Pour l’heure, il a conçu et bâti en tout et pour
tout quatre églises et sa maison… Il s’en confie ouvertement aux médias lors de
sa première conférence de presse (et quasiment la seule qu’il donnera) peu
après avoir remporté le concours. Tout le monde rit beaucoup (Spreck se
demande bien pourquoi) et trouve ce beau quinquagénaire, en plus d’un charme
simple et sûr, doté d’un irrésistible sens
de l’humour. Le cercle de journalistes est en effet persuadé qu’il s’agit là d’une
boutade et de la partie congrue d’un CV nécessairement colossal. Ses
concurrents malheureux ont à leur actif la construction d’opéras dans les plus
grandes capitales, de tours monumentales, d’aéroports aux quatre coins du monde…
Pour autant la presse entière et
le milieu professionnel lui-même saluent la force de cette proposition - pour
laquelle Mitterrand le premier a fondu. Elle résolvait la question de la
perspective en jouant de la hauteur tout en laissant l’horizon dégagé, elle
avait de l’esprit et de la modernité. Et le président était certain d'avoir saisi,
en se penchant sur les plans et la maquette de l’architecte, la vision que
lui-même avait eu de la Grande Arche :
« Un cube ouvert / une fenêtre sur le monde / comme un point d’orgue
provisoire sur l’avenue / avec un grand regard sur l’avenir… »
Je ne sais pas si c’est sous la
forme d’un poème que Spreck rédigea cette partie de sa note d’intention, mais c’est
ainsi que Laurence Cossé nous la restitue…
Pourtant, une fois passée cette
heure de grâce, c’est une descente aux Enfers qui attend l’architecte. Il lui
faudra se colleter aux aléas de la maîtrise d’ouvrage, aux guerres intestines
entre promoteurs privés et défenseurs du service public, à la force du vent et
à la fragilité du marbre, à la cohabitation qui ramène la Droite aux affaires... Tout cela sans d’abord céder une once de terrain sur son rêve premier et puis, face
à la pression et à quelques autres réalités dont il n’avait pas toujours pris,
lui, le poète, la juste mesure, lâchant du mou, ad nauseam, sur des points qui lui semblaient pourtant faire la chair
même de son projet.
Nous n’irons pas plus loin dans
le dévoilement de cette longue histoire mais le récit/enquête de Laurence Cossé
est passionnant et joliment troussé (est-ce ce qui lui vaut, en couverture, l’étiquette
de roman ?). On la suit au Danemark, dans les églises de Spreckelsen ou
ailleurs, rêvassant, supposant, cherchant la trace, l’ethos de l’architecte…compulsant des lettres, des entretiens, des
archives ventrues ou plongée dans les multiples résonances que cette épopée
déploie du côté de l’architecture, de la politique ou de quelques grands drames
humains. On la suit aussi sans le moindre début d’indigestion dans des
considérations techniques assez ardues pour qui n’est pas familier du BTP et
elle parvient même à aiguiser notre intérêt sur ce chapitre. On se surprend à
aimer ça… Surprise qui n’en sera pas tout à fait une pour ceux qui auraient déjà
eu la chance de lire American Ground,
le livre fascinant de William Langweische (voir notre note ICI).
Voyant son rêve cubique et
nuageux lui échapper, Spreckelsen, tel Achille rentrant sous sa tente, finit
par jeter l’éponge (fait unique d’après les informations de l’auteure dans l’histoire
de l’architecture) en 1986. Il meurt discrètement en 1987, deux ans avant l’inauguration
de cette Grande Arche qu’il ne considérait déjà plus comme la sienne, malgré l’effort
engagé par Robert Lion pour s’assurer que le projet serait mené à terme dans l’esprit
le plus proche possible de sa conception initiale.
Au-delà de ce virage tragique, on
sourit et on rit souvent dans le livre de Laurence Cossé – ici par trop de
grandeur, là par tant de petitesse… On a parfois envie de déménager au Danemark
où les stagiaires préviennent le matin leur patron qu’ils n’iront pas
travailler parce qu’ils ont trop bossé la veille et où des PDG en sabots vont tous
les jours à 16 heures chercher leurs enfants à la sortie de l’école. Mais on
garde avant tout en mémoire l’image de Spreck (dont le visage, sur certaines photos que l’on
peut voir de lui, me fait un peu penser à celui de Thomas Bernhard…). Une sorte d’albatros coulé
dans le béton qui n’aura pas pu déplier pleinement le rêve pour lequel on l’avait
pourtant choisi lui, et personne d’autre.
Difficile de savoir à quoi aurait
vraiment ressemblé la Grande Arche si elle avait été exactement érigée selon les
plans de son architecte, au détail près et dans ses moindres finitions. Mais
une chose est sûre : on ne la regardera plus tout à fait du même œil après
avoir lu ce livre.
Laurence Cossé, La Grande Arche. Gallimard. 2016.
Images : 1) : ©Marc-André Roy / 3) La Grande Arche de la Défense
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