jeudi 20 octobre 2016

> Le prix du large

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Belle surprise. Qui n’en fut peut-être une que pour moi (il y a moins de deux mois). Beaucoup sont ceux qui ont déjà lu ce livre. Il a raflé plusieurs prix (Gens de Mer, Étonnants Voyageurs, Prix des lecteurs d’ici ou là), séduit, ému. Mais impossible de ne pas en dire quelques mots. Et si d’aventure il était passé dans les mailles de vos filets, il est urgent d’aller le repêcher…





Voilà qui aurait pu n’être qu’un grand manège vibrionnant rempli d’aurores boréales, de tempêtes fougueuses et d’amants aux muscles bandés, une ode aux confins extatiques, une apologie lyrique de la liberté. C’eût été compter sans ce que la liberté, même lorsqu’elle nous affame, comprend d’air vicié pour peu qu’on l’assume jusqu’au bout, le cœur grand ouvert mais les yeux aussi. Catherine Poulain, on le sait, a fait ce choix très jeune. Elle a quitté Manosque à 20 ans avec un baluchon, un anorak troué, deux adresses dans sa poche. Et elle n’est jamais revenue (si, il y a quelques années, pour exercer le métier de bergère dans les Alpes). On lui compte de nombreux boulots alimentaires aux quatre coins de la planète et dix années de sa vie passées avec les pêcheurs du grand Nord américain. C’est cet « épisode » qui fait la matière du Grand marin.


Un livre bouleversant par sa crudité, son style souvent presque télégraphique et par ce souffle court qui nous entraîne au cœur d’une réalité aussi grisante qu’amère. On est pris dans un quotidien sans répit, jeté dans les mots du métier, les objets qui coupent, tranchent abîment, les odeurs nauséabondes des flétans qu’on éviscère, les « coups de bourre » où il faut enchaîner des pêches  de 24 ou 30 heures non stop lorsqu’on croise un coin de mer miraculeusement poissonneux. Parfois c’est le ressac, on se retrouve à quai : pause rédemptrice qui se transforme vite en un autre cauchemar – celui de l’ennui qui vous colle au ventre cette envie folle, inexplicable de reprendre la mer. La petite française s’y esquintera le corps, les mains mais n’y épuisera pas l’appétit qui l’habite.


Loin des aventuriers que l’on pourrait croire, les hommes de la pêche vivent en équilibre sur un rêve ténu, une ligne à haute tension. Ils sont tout à la fois forts et usés, parfois ils sont du coin, souvent ils ont quitté un bled perdu des Etats-Unis pour courir la chance et le pain en Alsaka. Leur monde à terre c’est l’alcool, la baise (on s’en doutait) et l’héro (on s’en doutait moins). Ils se transforment très vite en lions qui tournent en cage. La narratrice les appelle « ses hommes », elle a trouvé sa place auprès d’eux. Eux, ils l’appellent « moineau », mais la reconnaissent comme « un » des leurs.  Ils la protègent parfois, souvent ne lui font pas de cadeau. Le « moineau » voudrait aller plus loin, au nord du nord, toucher la limite finissante du monde, même si on lui dit qu’elle n’y trouvera qu’une communauté décimée d’indiens junkies et au bord du suicide. Elle aura une histoire, une seule, avec un géant roux, un hobbo-pêcheur qui sent la sueur et la bière. Il ne sait que s’abrutir de télé, d’alcool, de sexe ou de travail. Il lui faut toujours s’épuiser pour survivre. Ils partagent un sac de couchage mouillé, traînent de liquor stores en  motels miteux, squattent un jour un couple installé dans un pavillon de banlieue, mais elle prend peur, préfère la rue et la pluie des quais…


Puis il y a toujours ce besoin impérieux de s’embarquer encore, de troquer l’enfer de la routine contre celui de la mer, des poissons blessants, de la fatigue sans fin. La soif inextinguible du grand vent salé, de rien autour, du ciel orange ou noir, de l’horizon qu’on ne peut pas toucher.


Un livre brûlant, rugueux, un livre désenchanté qui témoigne pourtant de la plus folle envie de vivre.












Catherine Poulain, Le grand marin. Éditions de l'Olivier. 2016. 



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