Belle surprise. Qui n’en fut peut-être une que pour moi (il
y a moins de deux mois). Beaucoup sont ceux qui ont déjà lu ce livre. Il a raflé plusieurs prix (Gens de Mer, Étonnants Voyageurs, Prix des lecteurs
d’ici ou là), séduit, ému. Mais impossible de ne pas en dire quelques mots. Et si
d’aventure il était passé dans les mailles de vos filets, il est urgent d’aller
le repêcher…
Voilà qui aurait pu n’être qu’un grand manège vibrionnant
rempli d’aurores boréales, de tempêtes fougueuses et d’amants aux muscles
bandés, une ode aux confins extatiques, une apologie lyrique de la liberté. C’eût
été compter sans ce que la liberté, même lorsqu’elle nous affame, comprend d’air
vicié pour peu qu’on l’assume jusqu’au bout, le cœur grand ouvert mais les yeux
aussi. Catherine Poulain, on le sait, a fait ce choix très jeune. Elle a quitté
Manosque à 20 ans avec un baluchon, un anorak troué, deux adresses dans sa
poche. Et elle n’est jamais revenue (si, il y a quelques années, pour exercer
le métier de bergère dans les Alpes). On lui compte de nombreux boulots
alimentaires aux quatre coins de la planète et dix années de sa vie passées
avec les pêcheurs du grand Nord américain. C’est cet « épisode » qui fait la
matière du Grand marin.
Un livre bouleversant par sa crudité, son style souvent
presque télégraphique et par ce souffle court qui nous entraîne au cœur d’une
réalité aussi grisante qu’amère. On est pris dans un quotidien sans répit, jeté
dans les mots du métier, les objets qui coupent, tranchent abîment, les odeurs
nauséabondes des flétans qu’on éviscère, les « coups de bourre » où
il faut enchaîner des pêches de 24 ou 30 heures non stop lorsqu’on
croise un coin de mer miraculeusement poissonneux. Parfois c’est le ressac, on
se retrouve à quai : pause rédemptrice qui se transforme vite en un autre
cauchemar – celui de l’ennui qui vous colle au ventre cette envie folle,
inexplicable de reprendre la mer. La petite française s’y esquintera le corps, les
mains mais n’y épuisera pas l’appétit qui l’habite.
Loin des aventuriers que l’on pourrait croire, les hommes de
la pêche vivent en équilibre sur un rêve ténu, une ligne à haute tension. Ils
sont tout à la fois forts et usés, parfois ils sont du coin, souvent ils ont
quitté un bled perdu des Etats-Unis pour courir la chance et le pain en Alsaka.
Leur monde à terre c’est l’alcool, la baise (on s’en doutait) et l’héro (on s’en
doutait moins). Ils se transforment très vite en lions qui tournent en cage. La
narratrice les appelle « ses hommes », elle a trouvé sa place auprès
d’eux. Eux, ils l’appellent « moineau », mais la reconnaissent comme « un »
des leurs. Ils la protègent parfois,
souvent ne lui font pas de cadeau. Le « moineau » voudrait aller plus
loin, au nord du nord, toucher la limite finissante du monde, même si on lui
dit qu’elle n’y trouvera qu’une communauté décimée d’indiens junkies et au bord
du suicide. Elle aura une histoire, une seule, avec un géant roux, un
hobbo-pêcheur qui sent la sueur et la bière. Il ne sait que s’abrutir de télé,
d’alcool, de sexe ou de travail. Il lui faut toujours s’épuiser pour survivre.
Ils partagent un sac de couchage mouillé, traînent de liquor stores en motels
miteux, squattent un jour un couple installé dans un pavillon de banlieue, mais
elle prend peur, préfère la rue et la pluie des quais…
Puis il y a toujours ce besoin impérieux de s’embarquer
encore, de troquer l’enfer de la routine contre celui de la mer, des poissons
blessants, de la fatigue sans fin. La soif inextinguible du grand vent salé, de rien autour, du ciel orange ou noir, de l’horizon qu’on ne peut pas
toucher.
Un livre brûlant, rugueux, un livre désenchanté qui témoigne
pourtant de la plus folle envie de vivre.
Catherine Poulain, Le grand marin. Éditions de l'Olivier. 2016.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire