mercredi 26 octobre 2016

> La fille du manque

.



















Figure monumentale de la musique rock des années 60, et première femme blanche à avoir inscrit sa voix en lettres d’or dans l’histoire du blues, Janis Joplin continue de se rappeler inlassablement à nous.  Sa vie fulgurante, ses addictions, sa disparition prématurée à l’âge de 27 ans (qui lui valent une place de choix dans le fameux Forever 27 club),  ont contribué au moins autant que son timbre si particulier et sa présence « électrique » à forger le mythe qu’elle incarne.

Philosophe, romancière, poète et essayiste, Véronique Bergen est aussi familière de cette époque et avait déjà consacré un livre à Edie Sedgwick, Edie. La danse d’Icare (nous avions par ailleurs parlé ici de l’admirable biographie que Jean Stein avait consacrée à l’éphémère égérie de Warhol). Elle  nous revient aujourd’hui avec un roman choral autour de la chanteuse texane : une sorte de « biografiction » qui multiplie les angles et les voix et nous immerge, par une manière de voyage intérieur avec Joplin, dans le cœur battant du rêve sixties et  de sa fin pressentie.




Joplin a poussé sur un terreau amer, celui « d’une ville pétrolière du Texas, une ville défigurée par les forages, par les gisements d’or noir ». Elle vient d’un Sud socialement dévasté pour beaucoup et va très vite trouver dans les vibrations du blues de quoi « effacer Port Arthur de la carte du monde ». Sa voix s’est trouvée dans une ligne qui va toujours du plus lisse au moins lisse, de la blessure entrevue à l’écorchure assumée, une plante enragée qui a poussé à l’envers. L’évolution de son timbre a parfois été attribuée aux excès qui ont marqué sa vie. Il faut plutôt y voir, nous dit Bergen, la quête d’un chant débarrassé de toute forme de d’afféterie, de diversion : un chant sans joliesse pour porter une déchirure à l’état pur : « Les puristes qui séparent sa voix d’avant la dérive éthylique de celle d’après, regrettant la perte de la première, n’ont rien compris. »

C’est dans cet élan vers le bas, le fond, le dedans, que nous entraîne le texte de Véronique Bergen. Bien qu’extrêmement documenté, son « récit » s’apparente lui-même plus à une proposition musicale qu’à un essai biographique. Un portrait chanté, pourrait-on dire, tant son écriture joue  des ressorts de la rage, de la polyphonie et s’autorise des variations de gamme qui font de ce livre un texte fort et singulier. Pour faire « parler » Joplin, elle recourt aussi bien, selon l’inspiration du moment, à la première personne du singulier  qu’à la seconde ou à la troisième. Elle place d’autres voix en « interludes », celles de Hendrix, Morrison, mais aussi celles du Peer Gynt de Grieg ou du Porgy and Bess de Gerschwin, de l’héro ou de la guitare électrique… Le récit tisse finalement une sorte d’opéra rock qui digère les informations, les sources (et elles ne manquent pas) pour les recracher sous forme de notes.

L’auteure semble aussi chercher à restituer ce qui fut le souffle d’un rêve et d’une révolte aujourd’hui essorés. On repasse par les concerts légendaires de Monterrey, Woodstock, les surgissements qui firent date (les premiers solos de Hendrix sur fond de guerre du Vietnam), on se glisse dans la chair des chansons qui ont poussé Joplin vers des instants de musique absolue. On la suit aussi dans ce qui annonce la fin de ce monde-là, de cette faim-là. Le Flower Power retombera bientôt en cendres dans la main du capital, les Hippies deviendront des Yuppies, les « enfants du rock » rentreront dans le rang et c’est peut-être, suggère l’auteure, à ce morne raccrochage que s’est refusée d’assister Joplin en s’injectant sa dernière et fatale dose de voyage.

Pas de leçon, ni de morale à tout cela. Janis Joplin a occupé la place impossible, introuvable qui fut la sienne. Déchirée, toujours en manque (de chant, de drogue, de sexe ou d’alcool), elle nous aura laissé cette voix, incomparable et inconsolable, que nous fait aujourd'hui encore réentendre le beau livre de Véronique Bergen.












Véronique Bergen, Janis Joplin, voix noire sur fond blanc. Al Dante. 2016.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire