mardi 29 novembre 2016

> Boire plus haut que l'orage

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(Alors il resterait ce geste aussi vieux que le monde. Ce geste vain par quoi la poésie, peut-être, un jour a crissé en premier. Ce geste de pierre posée dans la bouche. Une pierre pour ne rien dire si ce n’est ce qui ne se laisse pas admettre. Une pierre de mots serrés. Parole pour ce qui ne se peut pas. Un pote, un amour, un frère. L’absence préfigure l’absence. Il faut tasser le sable, se passer de points, de virgules, de majestueuses majuscules. Se passer de mots, des mots. De tous les mots, s'il se pouvait. Tasser le sable froid et mouillé. Danser  des gigues avec la mémoire, cette vieille fille facile. Arthur Darley est mort en 1948 à l’âge de 35 ans. Je ne sais rien de lui. Il avait un ami qui s’appelait Samuel Beckett.)


                      Mort de A.D.

et être là encore là
pressé contre ma vieille planche vérolée du noir
des jours et nuits broyés aveuglément
à être là à ne pas fuir et fuir et être là
courbé vers l’aveu du temps mourant
d’avoir été ce qu’il fut fait ce qu’il fit
de moi de mon ami mort hier l’œil luisant
les dents longues haletant dans sa barbe dévorant
la vie des saints une vie par jour de vie
revivant dans la nuit ses noirs péchés
mort hier pendant que je vivais
et être là buvant plus haut que l’orage
la coulpe du temps irrémissible
agrippé au vieux bois témoin des départs
témoin des retours

(1949)




Samuel Beckett, Poèmes, Editions de Minuit. 1978.




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