C’est à vous
que je parle, homme des antipodes,
je parle
d’homme à homme,
avec le
peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le
peu de voix qui me reste au gosier,
mon sang
est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il
ne pas
crier vengeance !
L’hallali
est donné, les bêtes sont traquées,
laissez-moi
vous parler avec ces mêmes mots
que nous
eûmes en partage –
il reste
peu d’intelligibles !
Un jour
viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous
serons au-delà du souvenir, la mort,
aura
parachevé les travaux de la haine,
je serai
un bouquet d’orties sous vos pieds,
- alors,
eh bien, sachez que j’avais un visage
comme
vous. Une bouche qui priait, comme vous.
Quand
une poussière entrait, ou bien un songe,
dans
l’œil, cet œil pleurait un peu de sel. Et quand
une
épine mauvaise égratignait ma peau,
il y
coulait un sang aussi rouge que le vôtre !
Certes,
tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de
tendresse, de puissance,
d’or, de
plaisir et de douleur.
Tout
comme vous j’étais méchant et angoissé
solide
dans la paix, ivre dans la victoire,
et
titubant, hagard, à l’heure de l’échec !
Oui,
j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri
de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j’ai
aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
j’ai
acheté des fleurs et je n’ai pas toujours
payé mon
terme. Le dimanche j’allais à la campagne
pêcher,
sous l’œil de Dieu, des poissons irréels,
je me
baignais dans la rivière
qui
chantait dans les joncs et je mangeais des frites
le soir.
Après, après, je rentrais me coucher
fatigué,
le cœur las et plein de solitude,
plein de
pitié pour moi,
plein de
pitié pour l’homme,
cherchant,
cherchant en vain sur un ventre de femme
cette
paix impossible que nous avions perdue
naguère,
dans un grand verger où fleurissait
au
centre, l’arbre de la vie…
J’ai lu
comme vous tous les journaux tous les bouquins
et je
n’ai rien compris au monde
et je
n’ai rien compris à l’homme,
bien
qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer
le
contraire.
Et quand
la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je
prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,
je puis
vous dire à cette heure,
elle est
entrée toutes en mes yeux étonnés,
étonnés
de si peu comprendre –
avez-vous
mieux compris que moi ?
Et
pourtant, non !
je
n’étais pas un homme comme vous.
Vous
n’êtes pas nés sur les routes,
personne
n’a jeté à l’égout vos petits
comme
des chats encor sans yeux,
vous
n’avez pas erré de cité en cité
traqués
par les polices,
vous
n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les
wagons de bestiaux
et le
sanglot amer de l’humiliation,
accusés
d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un
meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant
de nom et de visage,
pour ne
pas emporter un nom qu’on a hué
un
visage qui avait servi à tout le monde
de
crachoir !
Un jour
viendra sans doute, quand le poème lu
se
trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien !
Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est
qu’un
cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait,
avais-je donc le temps de le finir ?
Mais
quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui
avait été moi, dans un autre siècle,
en une
histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous
seulement que j’étais innocent
et que,
tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais
eu, moi aussi, un visage marqué
par la
colère, par la pitié et la joie,
un
visage d’homme, tout simplement !
1942
/
Benjamin
Fondane, in Préface du recueil L’Exode.
La fenêtre ardente, Veilhes, 1965.
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