jeudi 25 juin 2020

> Le poème du jeudi (#163)




L’amour mort collé sous mes godasses


Il boit son café serré
je le serre fort dans mes bras, le café
la mouture s’émiette
je serre encore un peu, le vide, le rien
la fin
il neige des petits grains noirs à mes pieds
c’est dégueulasse, cette crasse
cette poussière d’amour mort
auquel on n’ose pas encore dire adieu
je serre, le sers et il boit son café serré
sans sucre
sans grimacer
sans me voir
sans me dire merci
il pose la tasse et s’en va travailler
sans m’embrasser
je vais chercher le balai
et ramasse l’amour mort à la pelle
il en reste toujours un peu
collé sous mes godasses

/

Marlène Tissot, in revue Métèque N°3, « Lettres d’adieu ». 2015.


jeudi 18 juin 2020

> Le poème du jeudi (#162)




Dieu entend ma prière aussi
le matin dans le champ de blé
là où le vent
ramasse les enfants à midi
et où les décédés
adossés à la muraille
se reposent de leurs cerveaux.
Dieu m’entend
dans l’obscurité de la pluie
et sur les voies
d’herbes amères, de pierres nues
au-dessus des crânes de mort de la nuit
qui se fracassent dans mes rêves
de crainte.
Dieu m’entend
dans chaque angle du monde.

/

Thomas Bernhard in Sur la terre comme en enfer. Orphée /La Différence, 2012. Traduit de l'allemand par Susanne Hommel.

jeudi 11 juin 2020

> Le poème du jeudi (#161)




Les derniers loups


Les heures se dissipent
dans une teinte de crépuscule
nous pourrions toucher le feu du temps
sans que la paume ne brûle
mais où iraient alors les oiseaux
rasant le sol
pour séparer le jour de la nuit ?


/


Cécile A. Holdban, in Nous, avec le poème comme seul courage -  84 poètes d’aujourd’hui. Le castor astral, 2020.


jeudi 4 juin 2020

> Le poème du jeudi (#160)




Le courage juste à temps

Touche pour voir
d’un seul coup
la poitrine, les joues
ton humanité
avec ou sans visa sans visage
touche voir
si le courage troue les monstres
si ça fonce drette dans l’âme d’autrui
si ça accélère tou’le temps partout
la fièvre les pensées
si l’infini se déverse
dans le sang
juste à temps

/

Nicole Brossard, in Nous, avec le poème comme seul courage -  84 poètes d’aujourd’hui. Le castor astral, 2020.


jeudi 28 mai 2020

> Le poème du jeudi (#159)




Les paysages

À la radio un poète affirmait
qu’il n’y a pas de souffrance.
Mon amie de quatre-vingt-un ans et moi l’écoutions, admiratifs, inquiets
puis nous avons parlé de la mort
comme si de la souffrance à la mort il n’y avait
qu’un petit saut de puce dans l’esprit.
La puce n’arrêtait pas de sauter
alors nous avons aussi évoqué
le beau soleil d’hiver, blanc
qui nous éclaboussait
par la fenêtre donnant sur le square
désert.

Paysage intérieur : désert.
Un homme seul hurle vers les étoiles
nuit et jour, jour ou nuit
on ne sait plus, étoiles, détails
seule la solitude est donnée.

Paysage intérieur : neige et reflets bleutés
flocons et stries
le vent dessine ce qu’il veut.

Paysage présent : l’appartement de mon amie
avec toutes ses affaires
assemblées sur les tables
ou sur le sol, par tailles —
le don du solitaire est d’ordonner.

Elle avait mis son manteau à l’envers
et elle écoutait la radio
tendant l’oreille vers l’étoile
la plus audible
et l’étoile, froide et bleue
disait
la souffrance
la souffrance n’existe pas
il n’y a
pas de souffrance
il n’y a pas d’étoiles
je parle mais je
n’existe pas
je t’ai donné la solitude et voilà ce que tu en as fait :
une extrémité.

Paysage absent : l’eau, le large, le lointain.
Assis comme nous l’étions, nous ne voyions que le square
pas la rue
mon amie
ne sort plus de chez elle
le labyrinthe est sous ses pieds.

Paysage inconnu : le plus aimé de tous.

On avait rempli des papiers toute la matinée
pour que ce qui ne va pas
soit tout de même supportable.
Et les étoiles riaient
au-dessus de nos signatures hésitantes.
Les gens aussi sont des paysages
intérieurs ou absents.
Les gens existent
donc la souffrance existe.
Nous avons éteint la radio
et nous avons porté nos noms
vers d’autres étoiles. 

/

Antoine Mouton, in « La moitié du fourbi N°11 - Dehors ». Mai 2020