lundi 18 octobre 2010

> Autour d'une lecture de "la Vieille au buisson de roses"







D’abord il y a la langue. La force de la langue. Vous vous dites que déjà, ça pourrait longtemps suffire, des phrases qui vous embarquent de cette façon dans leur consistance un peu chantante, qui vous mènent à chaque instant au bord de mots que l’on dirait précieux mais qui sont avant tout précis, d’une précision sans réserve, repêchés aux quatre coins d'un lexique fouillé jusque dans ses tréfonds. Du coup, vous n’êtes pas vraiment pressé de savoir ce qui se passe autour, ça peut attendre… Vous vous laissez glisser d’abord dans un style rare, extrêmement rare. Un style qui vous fait un peu peur au début, parce vous croyez qu’il avance en équilibre au-dessus du maniérisme et de la pédanterie. Mais vous lisez mal. Ces risques-là, auxquels bien d’autres prosateurs auraient déjà succombé (vous avez des exemples que votre bienveillance vous invite à taire), sont ici balayés d’un trait. La phrase n’a pas le vertige, elle ne tombe pas.  Elle se déploie sans complexe sur tout l'empan d'une langue riche, mue par la seule nécessité de dire ce qui lui revient de dire.

Vous croiserez parfois de drôles de vocables, dont vous ne saurez dire s’ils sont des étymons resurgis du silence, des fossiles ressuscités de l’histoire darwinienne des mots ou des néologismes qui font librement tinter une certaine idée classique du français. A d'autres moments, vous vous demanderez si ces "racons", ces "ravals", ces "abois", ne sont pas des cousins de hasard de certains "narrats" et autres vocables post-exotiques de Volodine … Et puis vous ne vous demanderez plus rien, parce que ces mots, comme chaque volute de cette écriture accrochée au granit de la langue, ces mots sont à leur place, à leur très juste place.

Vous êtes en train de lire la Vieille au buisson de roses de Lionel-Edouard Martin, paru début octobre aux éditions du Vampire Actif. Et c’est une grande et belle surprise.




 
Depuis cette langue, donc, qui vous a saisi dès le premier paragraphe, vous vous laissez couler lentement dans ce qu’il est convenu d’appeler une histoire. Une histoire qui s’annonce assez pauvre en événements, tissée autour de quelques personnages qui ne laissent guère présager de feu d’artifice : une vieille un peu bigote, un marquis solitaire, un chien même pas beau. Et derrière tout cela, mais vous le comprendrez plus tard, il y a la langue elle-même, qui, bien plus que le bronze dans lequel est moulée cette histoire, constitue l’objet d’une quête obsédante, d’une interrogation sans fin qui va hisser tout ce petit monde bien au-delà de son apparente indigence.

C’est d’abord la vieille que vous suivez, une vieille cueillie dans le passé d’un narrateur qui ne se manifestera qu’une seule fois, dans la première phrase, pour indiquer la fragile origine de son personnage : « Il s’agit d’une vieille femme, en longue plongée dans mon enfance ». Une vieille qui semble tout droit surgie de l’une de ces Vies minuscules auxquelles Pierre Michon avait autrefois rendu épaisseur et dignité, et avec laquelle vous allez, par de menus détails, vous familiariser peu à peu : il y a la poche de son tablier, qui lui donne des allures marsupiales, bien que son ventre qui « a broyé des aliments, fait tourner du sang, brassé des chyles » soit resté vierge « de toute besogne, de tout travail d’homme âprement sexué[…] » ; il y a cette demeure « pas bien vaste » où l’on devine « tomettes passées au rouge, et grand froid pendant l’hiver, chambre à l’étage avec fenil, ce qui suppose lapins et clapiers, par extension basse-cour, et le champ de ray-grass piqueté de boutons d’or, qu’un vieux fauche à froufroutants demi-cercles en juillet » ; il y a cette drôle de façon qu’elle a d’écorcher légèrement les mots qu’elle prononce, vieux reste du dialecte poitevin qui lui colle encore à la langue mêlé sans doute à quelque défaut de langage de l’enfance et dont on ne sait plus rien. La vieille prend forme, chair et singularité devant vous, sur fond d’une terre peu clémente, d’une France rurale que l’auteur brosse par petites touches sans jamais s’appesantir sur un cadre référentiel. Quelques indices circulent, et si le Poitou est nommé, s’il y a bien une Ville haute et une Ville basse, les villages, les hameaux, les rues, les patronymes restent pour l’instant le plus souvent silencieux, comme enfouis dans un espace et un temps immobiles.

Le chien, c’est « Diurc », autrement dit « Duc » prononcé façon « la vieille ». Un chien de rien surgi un jour dans la Ville haute et que la plume de Lionel-Edouard Martin introduit pourtant dans le récit avec des accents qui pourraient faire songer à un verset de Saint-John Perse :

« Rien du chien de luxe, au rare pedigree : bien plutôt le bâtard, et de haute bâtardise, de longue lignée de croisements de hasard, de saillies erratiques dans les champs, les petits bourgs et les agglomérations plus favorables au brassage, un atavisme de chemins creux, de venelles et de boulevards, d’os curés à la bonne franquette des charognes et des poubelles. Tel est Diurc : sans race, vaguement ratier peut-être à l’origine ; et d’une vaste laideur de chien déformé par les aléas de son existence, sevrage précoce, coups de pieds, heurts de véhicules, effets de l’âge, et l’eczéma qui lui rosit la peau sous un pelage blanchâtre à larges flaques de noir. »


Le chien s’intègre peu à peu au décor, bénéficie d’abord d’une tolérance collective, d’une sorte de bienveillance un peu neutre : on lui donne à manger, on n’a pas le courage de l’euthanasier. Et puis il va être définitivement recueilli par la vieille. Cette adoption advient au sortir d’une messe de Noël qui aura scellé une connivence sacrilège, en regard des convenances tout au moins, entre le chien et elle. Diurc, qui s’est glissé dans l’église, a pris la place de l’enfant Jésus dans la crèche et accompagne de geignements langoureux le chant liturgique de la vieille, un chant en latin, inspiré et enlevé, dans lequel elle s’est jetée à gorge déployée dans une sorte d’échappée en solitaire qui fait soudain voler en éclat le cadre étriqué des conventions paroissiales. A cette occasion vous comprenez que son bigotisme annoncé n’est pas un simple bigotisme de façade, provincial et convenu. Elle est habitée, un peu folle certes, mais habitée. Elle prend donc le chien chez elle et ils pourront mettre leurs mots dans le même torchon. Elle en est persuadée, Diurc la comprend, et il chante la messe en latin… Un certain humour iconoclaste n’est pas absent de ces pages et pourtant, de la douce folie de son personnage, qui va grandissant comme on grandit vers la lumière, Lionel-Edouard Martin tire un nectar un peu amer. Cette solitude vous fait parfois penser à la Somnolence de Jean-Pierre Martinet, et la vieille à Martha, emportée dans son long monologue et dans son monde peuplé de fantômes. Sauf qu’ici il n’y a pas d’aigreur, pas de paranoïa, juste une quête en pente douce, une élévation dangereuse qu’il est même parfois tentant de prendre au sérieux.

Le Marquis de Cruid est pétri d’une autre solitude. Terme sans descendance d’une longue lignée de la noblesse provinciale, il vit seul dans son château de la ville basse. Il s’adonne à l’art de la philologie comme d’autres cultivent leur vigne et s’interroge, loin des hommes, sur le sens de la parole et l’origine du langage. Son latin à lui n’est plus tant le latin liturgique de la vieille qu’un latin savant et poétique qui cherche à embrasser la racine des mots, à toucher du doigt la source invisible qui les innerve. Il ne reçoit de visites que celle du facteur, qui lui apporte régulièrement les ouvrages dont il a besoin pour ses recherches. Il n’a pourtant rien d’un misanthrope bourru et vous renvoie plutôt l’image d’un être hypersensible qui s’est retiré d'un monde dont le brouhaha était devenu peu propice à ses recherches et à ses interrogations. Un jour pourtant il reçoit une lettre. C’est une lettre non signée qui l’informe que son chien n’est pas perdu, qu’on l’a recueilli et baptisé Duc, qu’on s’en occupe comme on doit le faire pour un chien de sa qualité et qu’il sera rapporté au château à la belle saison… Le marquis n’a jamais eu de chien, mais cette lettre étrange le touche, le travaille et finira par le pousser hors des murs de son château pour se lancer, dans sa vieille « Juvaquatre», à la recherche de cette mystérieuse correspondante et de ce chien qu’elle lui attribue…

Entre temps la vieille aura poursuivi son chemin. Elle converse maintenant bel et bien avec son chien et peu à peu avec toute chose, les ormes, les pierres, les fleurs. Et les anges parlent par sa voix… C’est d’ailleurs son bâtard adoptif qui l’aura convaincue de rédiger sa missive, persuadé lui-même par un raisonnement tout cratyléen que s’il s’appelle Duc, quoique n’étant pas chien de race, c’est qu’il a nécessairement appartenu à un Duc. Le syllogisme est criant, certes, mais c’est pourtant bien ce chien prodigieux, dont le nom étiré dans la bouche de sa maîtresse (Diurc) atteste d’une réelle parenté anagrammatique avec le linguiste du château (Cruid), qui parvient à tisser un lien invisible entre ces deux solitudes, à faire sourdre une consanguinité poétique et obsessionnelle entre la pauvre paysanne et le savant-aristocrate.

Vous avez alors l’impression d’entrer dans l’univers du conte. Il vous semble que la folie va se muer en magie, que les forces secrètes qui poussent ces personnages l’un vers l’autre vont leur permettre de se rejoindre, qu’une heureuse allégorie va enfin montrer son visage. Vous êtes naïf. Si la quête va dans le même sens, si le marquis rejoint les quartiers populaires de la ville alors que la vieille gagne le château, il n’y aura qu’un frôlement et chacun sera porté au bout de son destin sans avoir croisé le regard de l’autre. L’apothéose retombera subitement dans la morne réalité : coupure de journal, compte-rendu hospitalier… Retour à des mots qui laissent loin derrière eux tout ce que peut le langage, et qui laissent retomber comme des coquilles vides des vies habitées par les rêves les plus fous…


Car ce qui habite ce récit, l’emporte à chaque paragraphe, comme la flamme qui anime la vieille et le marquis (flamme à laquelle ils se brûleront), c’est bien cette quête d’un langage qui pourrait contenir le monde. Une quête dangereuse et certainement vouée à l’échec si l’on en croit l’issue de la Vieille au buisson de roses. Il vous semble pourtant que vous aurez parfois senti un peu le souffle de cette langue des origines, dont le latin, qui imprègne souvent le récit à travers les délires liturgiques de la vieille ou les lectures du marquis, détiendrait peut-être le dernier souvenir. Vieux rêve d’une langue transparente au monde, dont le magnifique travail d’écriture de Lionel-Edouard Martin, d’une exigence et d’une densité poétique peu communes, porte ici le deuil. Un vieux rêve qui, comme « le rosier rouge » de Colette placé en exergue de la Vieille au buisson de roses « […]meurt sans cesser d’encenser et dont le sec et léger cadavre prodigue encore ses baumes »


* A l'heure où je publie ce post, je découvre un très bel article d'Edwood dans la Taverne du doge Loredan, qui ne peut décidément qu'inciter à lire ce roman !


















Lionel-Edouard Martin, La Vieille au buisson de roses. Le Vampire Actif  (Les séditions). 2010


Images : 1) Eglise Saint-Trophime, Arles (photo personnelle) / 2) Abraham Bloemaert, Vieille femme à la lanterne (source)

5 commentaires:

  1. Frédéric, quelle chronique!!
    Je n'ai rien à ajouter si ce n'est que l'allusion à Martha me semble tout autant judicieuse qu'audacieuse.
    En effet, dans les deux romans, la solitude est le caractère dominant des personnages, et c'est celle-ci qui va orienter le cheminement de ces derniers, qui va, d'une certaine façon aussi, paradoxalement, nous les rendre particulièrement attachants.
    Et bien vu pour l'anagramme de Diurc, je suis passé à côté:).
    J'attends les prochaines marches avec une impatience non feinte.

    RépondreSupprimer
  2. Superbe éloge pour ce merveilleux texte.
    L'écriture est somptueuse et, comme vous le dîtes si bien, évoque à tout instant la langue transparente au monde. J'ai pour ma part cheminé également d'allégories en métaphores des saintes écritures en ne pouvant m'empêcher de sourire à l'audace délicieuse et jubilatoire de l'auteur. Le cheminement (de croix)qu'il nous propose est extraordinaire!

    RépondreSupprimer
  3. Ce texte est magnifique, en effet, et j'espère qu'il recevra rapidement l'écho qu'il mérite !

    RépondreSupprimer
  4. C'est un texte magistral. Bouleversant. J'en parlerai, également, de mon côté.

    RépondreSupprimer
  5. ... ce qui ne pourra que servir la diffusion d'un texte qui mérite vraiment qu'on le lise !

    RépondreSupprimer