vendredi 25 février 2011

> Les dernières solitudes de Mingarelli




















A chaque nouveau livre, Hubert Mingarelli nous revient avec cette même brise faussement légère, avec cette même candeur désespérée cueillie au ras des choses. Il y a beaucoup de douceur et de patience, beaucoup d’humilité, dans sa façon de dire ce qu’il y a de plus terrible : la solitude, la peur, la faim, la guerre ; ou au contraire quelques espérances ténues qui tiennent toutes dans une main d’homme. Chez lui, ni la douleur ni le bonheur (lorsqu’il est brièvement entraperçu) ne se donnent en spectacle, et l’écriture, souvent descriptive, factuelle et pourtant toujours à fleur de peau, arpente par petites touches le fond sombre du réel. La lettre de Buenos Aires, son dernier recueil de nouvelles, paru aux éditions Buchet / Chastel, ne déroge pas à la règle. On y découvre dix nouvelles histoires d’hommes en errance. Encore une fois, la mer n’est jamais bien loin et l’on retrouve l’univers exclusivement masculin qui lui est propre. Un univers qui ne ressemble pourtant à aucun du genre tant ses hommes à lui avancent le cœur à nu. On se laisse alors une fois de plus conduire tranquillement vers ces « gens de peu », froissés, blessés, brisés ou parfois furtivement touchés par la grâce, et auxquels Mingarelli prête avec force et pudeur une voix et une texture si singulières dans le paysage de la littérature française actuelle.




Un homme qui a trouvé refuge dans une cabane près de la plage trompe sa solitude grâce à la compagnie d’une «souris mélancolique»…

«Je n’ai personne à qui parler ici, si bien que je parle à la souris. Je ne lui dis rien d’extraordinaire. Il m’arrive de faire durer ma vaisselle, ou même, lorsqu’elle est finie, de laisser couler l’eau. Ainsi elle ne retourne pas tout de suite à l’intérieur du tas de bois. Je reste debout devant l’évier et je continue à lui parler»

Pourquoi est-il là ? Qu’a-t-il fui ? Qu’a-t-il vécu ? Nous ne le saurons pas. On sait seulement qu’il a eu faim dans sa vie et que c’est là la seule chose qu’il n’a pu effacer de sa mémoire.

«La rage et le désespoir, le froid et le chagrin ont un jour frappé à ma porte et je les ai presque oubliés, mais pas la faim».

On sait seulement que la nuit, il a peur, lorsqu’il entend le ressac, le vent et les battements de son cœur et qu’il voudrait «le dire à quelqu’un». Des souris, des hommes, des hommes qui ne sont parfois guère plus que des souris traquées…Un jour, depuis le toit de sa maison, il assiste à une scène étrange. Deux hommes atteignent la plage, pris en chasse et bientôt rattrapés par une dizaine de poursuivants. L’un des deux hommes s’enfonce vers la mer et nage vers le large. Le second reste agenouillé sur la plage, en attendant que les choses se passent…

Deux randonneurs, un adulte et un adolescent, peut-être un père et son fils. Le père essaie d’enseigner à son fils la beauté des choses. Il le voudrait sensible aux crêtes rougeoyantes des montagnes, et à ce qui l’entoure. L’enfant semble mutique et quelque peu insensible à tout cela. Mais la beauté des choses a ses revers. Dans le refuge où il s’abrite, le père tombe sur un livre oublié et poussiéreux, une vieille histoire de la Pologne. Feuilletant le bouquin, il est saisi par la photographie d’un enfant à peine plus vieux que le sien. Un enfant aux yeux terrifiés, installé sur une potence et au cou duquel un bourreau nazi passe la corde.

Scène muette entre deux amis assis sur un pont, des adolescents probablement. Ils sont côte à côte, leurs jambes se touchent et ils regardent couler la rivière. C’est l’hiver, la neige a recouvert la forêt, les arbres semblent de givre. Cette scène, Guido et le narrateur l’ont vécu bien des fois, en d’autres saisons. Guido, c’était l’ami admiré : «Il possédait tout ce que je n’avais pas, le courage et le don de parler en vous regardant dans les yeux». Mais aujourd’hui ils se taisent et la scène est bien différente car Guido vient de perdre sa mère. C’est le narrateur qui se souvient d’une scène où elle était apparue, dans un halo discret de prévenance :

«C’est alors que Guido avait l’espace d’un instant cessé d’être un dur. Il avait soudain cessé de me parler, et moi, ne comprenant pas pourquoi et me tournant vers lui, j’avais vu où il portait son regard».

Le narrateur voudrait s’enfuir, ce deuil muet et inconcevable a brisé quelque chose:

«J’ai baissé la tête et j’ai fermé les yeux, comme si, en le faisant disparaître, je ne pouvais plus attraper son chagrin».

Un homme demande à prendre la parole au cours d’un procès. Il a quelque chose de très important à dire, quelque chose qu’il n’a jamais confié et qui, visiblement, pourrait changer le cours des événements. Le président du tribunal, sourcilleux quant aux procédures, lui refuse la parole car «ce n’est pas le moment». Le vieil homme insiste mais on ne le laisse pas parler. Alors, il s’en va et ne reviendra plus. De ce procès et de ces enjeux nous n’apprendrons rien de plus, mais on comprend pourtant que le témoignage du vieil homme aurait pu être décisif, peut-être sauver quelqu’un. Sur le chemin du retour, dans le bus, le vieil homme ramasse une plume, une très petite plume d’oiseau qui se trouve sur le siège attenant au sien. Ce vieil homme ramasse chaque semaine une dizaine de plumes et, au cours des années, il en a accumulé des centaines. Des plumes qui lui rappellent quel est le poids d’un homme.

Au cours d’une escale à Port-au-Prince, les hommes d’équipage d’un navire de la marine se voient consignés à bord en raison d’un crime commis sur le quai devant eux dans la foule anonyme des mendiants, des vendeurs et des filles. Le cadavre demeure longtemps seul sur le quai, jusqu’à ce qu’un inconnu qui se déplace à pied nu vienne lui soutirer ses chaussures et qu’une femme, enfin, vienne s’asseoir près de lui pour le veiller.

Un homme affamé et frigorifié –on devine un soldat revenant d’une quelconque guerre - trouve refuge dans un hangar où un autre homme, après un temps d’hésitation, accepte de partager avec lui sa maigre pitance et son abri pour dormir. Cet hôte va rentrer chez lui et explique brièvement à son « invité » ce qu’il souhaiterait plus que tout :

«je ne veux pas rentrer chez moi avec tout ça à l’intérieur. Je voudrais m’en délester un peu avant d’arriver. Tu vois, pleurer un bon coup. Mais je n’y arrive pas.».

Durant cette nuit de fortune, partagée sous la paille, l’homme va pleurer dans son sommeil. L’autre n’ose pas le réveiller et se promet de lui faire savoir dès le lendemain qu’il s’est bien déchargé d’un fardeau dans ses songes. Mais à son réveil, il fait déjà jour, et le «pleureur» est parti.



Dans les histoires de Mingarelli, on a oublié le nom des guerres, le nom des lieux (Port-au-Prince et Buenos Aires font ici figures d’exception). Quelques prénoms circulent mais on ne sait plus pourquoi les hommes sont ce qu’ils sont, pourquoi ils ont pris la mer ou sont descendus des bateaux, on ne sait plus pourquoi ils sont seuls. Mingarelli fait de l’universel à coup de hache, en délestant ses personnages de ce qui aurait pu être leur histoire de vie, de leur environnement, du nom de ceux qu’ils ont aimé ou perdu, du chiffre clair de leurs souffrances. Ils les renvoient au pot commun d’un vague et profond malheur humain. Il peuple ses nouvelles de soldats que la guerre tout autant que l’espoir ont désertés, de solitaires dont on ne connaît jamais le passé, d’enfants traversés de douleurs banales et innommables.

Les deux dernières histoires de ce recueil, deux récits d'une quarantaine de pages, pèsent d’un poids particulier dans le livre. Dans «Pas d’hommes, pas d’ours», un homme qui vient de terminer son engagement dans la marine marchande, s’enfonce dans la forêt avec un fusil et quelques vêtements neufs, «fuyant les hommes et l’océan le cœur léger». Mais cette légèreté de cœur est toute relative. Il vit, puis survit, au milieu d’une nature sauvage dont il fait son pain quotidien, prenant maintes précautions pour se protéger au mieux de ce qu’il redoute le plus : l’attaque d’un ours. Ses pas le mèneront sur le seuil d’une maison de fortune, celle d’une veuve et de ses deux filles. Devant ce bonheur simple, cette option à portée de la main, une tentation jamais dite se profile. Il pourrait s’arrêter là, poser ici ses valises. Mais il repart. Animé de ce qui pourrait être un vague regret, il reviendra sur ses pas pour retrouver une cabane vide. Quittant la forêt, il n’offrira au garde-chasse qu’une vague formule, «pas d’homme pas d’ours», aussi vraie que fausse, qui rend compte de son séjour en forêt sans évoquer la famille rencontrée.

«La lettre de Buenos Aires», la nouvelle éponyme du recueil, est d’une facture particulière. Ce n’est plus un fragment de vie, un souvenir, un instant qui nous est livré, mais l’histoire complète d’un ratage.Un homme a un jour abandonné son fils pour émigrer en Argentine. Il a travaillé longtemps dans une scierie pour un homme nommé José Moncada. Mais il ne s’est jamais posé intérieurement, se jurant toujours de rejoindre le fils resté en Europe. Il a écrit une lettre à ce fils, une lettre jamais envoyée et qu’il s’était promis de réécrire. Et puis José Moncada est mort. L’homme a décidé de rentrer en Europe, d’aller retrouver son fils. Après avoir longtemps erré dans la zone portuaire, épuisé ses dernières provisions, il s’est embarqué clandestinement à bord d’un navire espagnol. Le voyage a duré longtemps. Découvert, il a tant bien que mal réussi à poursuivre le voyage avant d’être débarqué sur un quai d’Europe. C’est là que nous le trouvons, au début de la nouvelle. L’homme perd la tête, il est à bout de force et il va mourir. Croisant un enfant qu’il prend pour son fils (peut-être parce qu’il sait qu’il est le dernier qu’il verra), il lui fait le récit de l’histoire que nous lisons, il lui livre, chancelant sur le trottoir, le contenu de cette lettre jamais transmise. Il fallait sans doute tout le talent, toute la poésie de Mingarelli pour parvenir à faire surgir de ce cadre pathétique une nouvelle aussi remarquable que «La lettre de Buenos Aires». Les pauvres vies ont leur lumière, on le sait depuis Un cœur simple de Flaubert et les Vies minuscules de Michon. Mais Mingarelli ne rachète rien par le style. Ses mots continuent de coller à l’indigence des choses et des situations :

«Je voulais voir des choses et connaître la vie, et voilà tout ce qui m’arrive. On trouve quelque chose de bon et on vous le retire, ça s’envole comme ça. Tu parles d’une injustice. Je n’en connais pas de pire».

Histoires d’hommes donc, mais d’hommes qui se touchent, se prennent dans les bras, et font de l’amitié, centrale dans l’œuvre de Mingarelli, leur tout dernier refuge. Des hommes que la violence du monde n’a pas oubliés alors que la leur s’est muée en une fragile tension, et qui tous pourraient reprendre à leur compte la fameuse mise en garde que l'on prête à Henri Calet : «Ne me secouez pas, je suis plein de larmes». Les femmes, quant à elles, brillent par leur absence écrasante : ce sont les mères lointaines et muettes des Hommes sans mère égarés dans un bordel d’Amérique centrale ; la statuette fétichisée que l’on se repasse dans Quatre soldats (le roman le plus éblouissant de Mingarelli) ; ce sont encore, dans ces dernières nouvelles, les filles manquées de Port-au-Prince ou la femme disparue de «Pas d’homme, pas d’ours». Pourtant, rien n’est jamais trop appuyé et le pathos ne fait pas partie de la recette. Tant et si bien que l’humanité des textes de Mingarelli, ici encore, vibre toujours d’une sobre justesse. Et La lettre de Buenos Aires nous confirme que cette « voix mineure » est bien celle d’un grand écrivain.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Hubert Mingarelli, La lettre de Buenos Aires. Buchet Chastel. 2011.
 
 
Images : 1) Epave (source) / 3) Forêt (source) / 4) Homme seul en forêt (source).

5 commentaires:

  1. J'aime beaucoup Mingarelli. Je me rappelle avoir hésité à acheter Océan Pacifique, bêtement, parce que c'étaient des "nouvelles", justement. A la lecture, au contraire, c'était l'un de ses plus beaux livres. Merci pour l'envie !

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  2. je cours l'acheter...merci pour cette découverte, amitiés

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  3. Qu'est ce que tu parles bien des livres, quand même ! Je vais de ce pas aller chercher ce bouquin. Merci à toi. Amitiés, Gaëlle(Josse)

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  4. Merci, Gaëlle ! Et je suis heureux que ce post t'ait donné envie de lire un livre auquel tu goûteras, j'en suis persuadé, avec beaucoup de plaisir...

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  5. lisez " la source " ,petit livre qui se termine sur une note de douceur,d'émotion, !!!! c'est mon livre préféré d hubert mingarelli

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