Un chamois, un vieil homme, un papillon ; la troublante beauté des Alpes italiennes ; une écriture concise et poétique. Voilà les ingrédients du dernier et bref récit de Erri de Luca, le Poids du papillon. La solitude s’y respire au grand air et cet air-là n’est pas celui du temps. Une fable, pourrait-on dire, mais surgie comme une herbe rugueuse au flanc pierreux de la montagne...
L’animal est le roi vieillissant d’une harde qu’il ne dominera bientôt plus. Aussi préfère-t-il se retirer laissant seulement aux siens le souvenir de sa puissance passée. Il emporte dans sa solitude le papillon blanc qui, bien des années plus tôt, a élu domicile sur le bord de sa corne. Cette escorte discrète date de ce premier combat qui fit de lui le mâle dominant. Un combat qu’il mena jusqu’au bout, déchirant le ventre de son adversaire alors que la plupart des chamois mesurent généralement leur force par le défi bien plus que par la lutte à mort. C’est alors que sont venus les papillons et que l’un d’entre eux ne l’a plus quitté :
«Sur la corne ensanglantée du chamois se posèrent des papillons blancs. L’un d’eux y resta pour toujours, pour des générations de papillons, pétale battant au vent sur la tête du roi des chamois durant les saisons d’avril à novembre.»
Restent les prédateurs qui n’ont jamais eu raison de lui : les aigles d’un côté, les hommes de l’autre. Il a toujours su comment leur tenir tête. Il s’est même un jour offert le luxe de tuer l’un de ces oiseaux carnassiers qui emportent les petits, éviscèrent les cadavres. Des oiseaux dont la force et la majesté aériennes, comme pour l’albatros du poème, se transforment au sol en pitoyable maladresse. Et puis il y a les hommes. Les chasseurs. Le plus habile d’entre eux est un vieux braconnier, lui aussi à l’automne de sa vie. Un sexagénaire qui vit reclus dans la montagne, se nourrit de la viande des chamois qu’il chasse, sculpte des edelweiss sur des cannes en cerisier et dort dans une cabane en bois. Un homme qui semble pourtant plus proche des bêtes qu’il tue que des hommes qui sont restés à la ville. Il occupe ses journées à chercher sa nourriture quotidienne parmi les troupeaux des montagnes, à transporter et couper du bois pour survivre aux hivers les plus rudes. Mais il n’est de vrai rustre qu’éduqué. Il ne chasse que certaines espèces, ne s’en prend pas aux femelles qui portent et se plie d’instinct à une série de principes bien définis qui ne lui ont pourtant jamais été dictés par personne.
«Il avait appris le bien et le mal en se servant tout seul.»
Fin grimpeur, capable de déjouer les ruses de l’animal, le vieil homme n’est pourtant jamais parvenu à surprendre son homologue du règne d’à côté, le roi des chamois… Le récit de Erri de Luca est l’histoire d’un dernier combat et de deux solitudes. Chacun sait qu’il ne peut trouver de secours que par devers soi et que le temps lui est à présent compté. Le vieil homme pourrait faire sien le fameux vers de Rilke :
«Et notre force décroît ainsi qu’à des nageurs».
Il sait ce que pèse le bois qui le sauve de l’hiver et il sait qu’il ne pourra pas toujours le porter et le fendre. Il sait qu’il ne pourra pas toujours grimper et chasser :
«L’homme essayait d’être capable. Un hiver, il mourrait lui aussi de faim et de froid, sans arriver à allumer un feu. C’était une bonne fin pour les solitaires, une fin de bougie.»
On pense parfois à Hemingway pour le duel et la figure du vieil homme solitaire. Et souvent à Giono, pour la nervosité des phrases, pour la terre qui colle aux mots, pour cette sorte de lyrisme sans transcendance qui s’accroche au monde et au poil mouillé des bêtes. Ainsi, au hasard, quand Erri de Luca évoque les femelles des chamois qui durant la période des chaleurs attendent la fin des combats.
«Sur leur dos, près du cou, une glande sexuelle secrétait une odeur d’amande»
Ou lorsqu’il saisit, avec quelle justesse, un simple cliché de l’hiver :
«Quand la tempête se calme, elle laisse la neige accroupie sur le toit de la cabane comme une poule qui couve»
Et même quand les images semblent échapper au réel, elles en conservent encore la saveur :
«L’été, les étoiles tombaient comme des miettes, brûlaient en vol pour s’éteindre dans les champs. Alors il s’approchait de celles qui étaient tombées près de lui pour les lécher. Le roi goûtait le sel des étoiles.»
Malgré la fatigue qui gagne l’homme et le chamois, les deux vieux amis en guerre se livreront un dernier combat. Chacun brillera tour à tour. Le vieil homme tuera le roi. Un acte qu’il interprète pourtant comme un moment de faiblesse et de lâcheté… Quant au papillon, dont le compagnonnage fidèle n’aura été évoqué qu’à quelques reprises dans le texte, il apparaîtra une dernière fois dans le récit pour en infléchir cette fois la courbe finale. Une fin magnifique où le vieux braconnier, au bout de sa fatigue, mesurera alors ce que peut le poids de la grâce, si infime soit-il.
C’est le poids d’une autre grâce que le lecteur pourra quant à lui mesurer. Celle de l’écriture à la fois délicate et tonique de Erri de Luca, qui signe ici un petit conte réjouissant.
Erri de Luca, Le poids du papillon. Gallimard. 2011. Traduit de l'italien par Danièle Valin.
Merci pour cette approche délicate du livre d'Erri de Luca, un auteur dont j'admire la force de l'écriture aussi bien que l'itinéraire rigoureux, la puissance d'exister.
RépondreSupprimerJe suis terriblement touchée qu'une de mes photos soit associée à Erri de Luca. Même si je ne connais pas ce livre là, j'en ai aimé d'autres. Merci.
RépondreSupprimerRéjouissant??????????
RépondreSupprimerEffectivement le terme peut sembler inapproprié au regard de l'histoire et surtout de sa fin. Mais j'ai la fâcheuse tendance à me réjouir de la lecture d'un beau texte,quelqu'en soit le "fond"... Cordialement
RépondreSupprimerHeureuse nature que vous avez! Je me suis suis délectée du style mais j avoue que les héros à l entêtement imbécile me font braire. Gâcher les forces de vie me met hors de moi et ce livre m a plongée dans une rage follequi ne m a pas passé!
RépondreSupprimerBien à vous