samedi 25 juin 2011

> Sans les hommes

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Guido Morselli fut d’abord une ombre passante. Né en 1912 à Bologne, il mit fin à ses jours en 1973. Entre temps, il aura écrit plusieurs romans, quelques essais et tenu un journal, sans jamais parvenir à être publié de son vivant. C’est à sa mort que la critique italienne s’émeut de ce manque de discernement éditorial et que l’œuvre de Morselli conquiert un droit de cité posthume dans les librairies. Si ses textes sont encore peu traduits en français, on découvrira toutefois avec bonheur Dissipatio, le dernier d’entre eux, publié en 1976 en Italie et dont la traduction est parue une première fois en 1985 chez Denoël.

Ce roman met d'abord en scène un homme qui a décidé de se donner la mort mais ne parvient finalement pas à passer à l’acte. Lorsqu’il rentre chez lui, toute présence humaine a disparu. Pourtant, chaque chose est encore à sa place et rien de particulier ne semble s’être produit. Les animaux vaquent à leurs occupations habituelles, les bâtiments se dressent comme chaque jour dans le ciel de la ville. On cherchera en vain les paysages en cendres, les nuages toxiques, les survivants faméliques qui s’entretuent. Le traditionnel schéma post-apocalyptique se rétracte ici vers une simple soustraction : c’est le monde comme avant, mais le monde moins les hommes. La solitude y est modeste mais radicale. A l'horizon, point de projet de survie ni de nouveau modèle de société. Le dernier homme prend simplement la mesure de ce qui lui arrive. Un petit récit drôle, amer et profond où le ton du journal se mêle à la digression philosophique, et qu’il faut aller savourer au plus vite.




Le narrateur vit à Crispopoli, une ville moyenne d’Italie qu’il déteste. Il a décidé d’opter pour une « disparition définitive », parce que «le négatif l’emporte sur le positif». Soyons précis, «à 70%». Il a choisi la date : entre le 1er et le 2 juin, à la veille de ses quarante ans. Et le lieu : une caverne sur les contreforts de Karessa, que lui a indiquée un voisin. Il doit, arrivé au fond de cette grotte, se jeter dans un puits, une sorte de siphon qui finit sa course dans un lac d’eau stagnante. Assis au bord du gouffre, il s’accorde un dernier cognac. Il se prend alors à méditer sur les vertus comparées des cognacs espagnol et français, le second ne devant finalement d’après lui sa supériorité sur le premier qu’à une «suggestion collective quoique séculaire», effet de l’un de ces «innombrables faux miracles de la publicité». Ce n’est pourtant ni l’ivresse ni un regain quelconque d’intérêt pour les menus plaisirs de la vie qui détournent le narrateur du geste ultime.


«Je n’ai pas agi. J’ai été agi par mon sens organique. Ce qui revient à dire : quatre-vingt-cinq kilogrammes de substance vivante n’obéissaient pas. Conscients, à leur façon, de la sentence selon laquelle mourir revient à changer de matière, ils n’étaient pas disposés à changer de matière».


Quel événement aura donc présidé à ce qui attend l’ex-futur- suicidé ? On ne saurait le dire avec précision, même si l’homme est bien conscient qu’il y a probablement une relation non fortuite entre son intention de mourir et l’étrange phénomène survenu peu après. Le violent coup qu’il se donne sur la tête en heurtant une avancée rocheuse au moment de sortir de la galerie y est-il pour quelque chose ? Ou le terrible orage qui s’ensuit ? Le fait est que, à peine revenu de cet épisode, il ne rencontrera plus âme qui vive…

Lorsqu’il compose le 3333 («Un Ami dans la Nuit», pendant italien de notre antique SOS Amitié) personne ne décroche… Les portes restent fermées quand on frappe. Les rues sont désertes, le chalet des gendarmes est vide, de même que les hôtels et les magasins. Le kiosque à journaux est fermé et à la gare il ne rencontre aucun voyageur. Plus étrange encore, malgré une longue attente, il ne verra passer aucun train. Alors qu’ «on lit dans les livres d’histoire que même pendant la Grande Grève du lointain 1919 nos trains ont fonctionné».

Après avoir envisagé quelque mouvement de foule inhabituel, émis quelques hypothèses peu probantes, le narrateur doit bien admettre que les choses sont ce qu’elles sont : une évaporation de l'espèce humaine, une volatilisation semblable à celle évoquée dans le Dissipatio Humani Generis de Giamblicus, une vieille lecture du narrateur. Il peut alors passer à une dimension différente de son témoignage et prendre la juste mesure de ce qui lui advient.


«Ainsi se termine la chronique de l’événement ; et maintenant débute…l’intérieure. Mais je ne céderai pas au psychologisme à caractère intimiste : désormais, mon histoire intérieure est l’Histoire, l’histoire de l’Humanité. Je suis à présent l’Humanité, je suis la Société (H et S majuscules). Je pourrais sans emphase parler à la troisième personne : "l’Homme a dit ceci, a fait cela…". A part que, depuis le 2 juin, la troisième personne comme toutes les autres, grammaticales comme existentielles, s’identifie nécessairement à la mienne. Il ne reste plus que le Moi, et le Moi n’est plus que le mien. C’est moi.»

Vaste et étroit programme tout à la fois, dans lequel nous embarque ce «dernier homme malgré lui»…

Le récit va alors osciller entre les faits et gestes, les pérégrinations du narrateur dans ce nouvel univers qu’il est seul à habiter et une sorte de soliloque philosophique émaillé de souvenirs et de conjectures…



L’homme disposant à présent d’une liberté amère mais infinie, trouve sa nourriture dans les cuisines des hôtels, dort selon son humeur, dans des suites ou des gares, porte des dessous de femme (ni par autoérotisme ni par un quelconque goût soudain désinhibé pour le travestissement mais parce qu’il s’y sent mieux…) ou érige un «cénotaphe» à la mémoire de ses frères humains volatilisés, une sculpture constituée d’un amoncellement de téléviseurs plantés sur un coupé Mercedes et surmonté d’un panneau géant récupéré sur la façade d’une agence de voyage…

«Un Kodachrome de trois mètres sur deux présentant une plage avec la fameuse arène blanche des Bahamas et l’invitation "Volons jusque là…où la vie est meilleure". Un peu comme dans la chanson tahitienne : native gods are calling, To them we belong ».

Il nous fera part de quelques constats tout à fait convaincants bien qu’invérifiables :

«Et le silence caractérisé par l’absence d’être humain est, je m’en apercevais, un silence qui ne passe pas. Il s’accumule»…

...et découvrira au passage que, malgré une nouvelle existence incontestablement peu enviable, bien des dangers et des tentations ne sont soudain plus à sa portée. Sa pulsion suicidaire l’a complètement quitté, le suicide n’étant qu’une ultime manière de s’adresser aux autres. Malgré sa grande solitude, aucune chance qu’il ne sombre dans la folie. En effet «une personne n’est pas folle, elle est considérée ou se considère comme folle par rapport à un comportement différent du sien». Alors quand le terme de comparaison vient à manquer… Il risque également fort de mourir de vieillesse, les maladies étant le plus souvent «induites socialement, que cela soit directement ou indirectement».

Pourtant une peur nouvelle est là qui bien souvent ne le quitte plus. Ce qu’il en dit ?

«Personne sur la terre (dans un monde qui croyait avoir éprouvé toutes le peurs) ne l’a jamais éprouvée»

Cette peur nue et jamais éprouvée, rien ne vient la rédimer : aucun tour de passe-passe, aucune construction de l’esprit. Le narrateur de Dissipatio, malgré les nombreuses déductions qu’il tire de sa condition inédite, aime à se présenter comme un personnage non borgésien…(1)

«Il me faut me convaincre que je suis bel et bien seul. Pas de fables, pas de sarcasmes en dentelle [en fr. dans le texte]à la Borges, je suis plongé dans une réalité vide et empâtée dans laquelle il n’y a pas la moindre place pour des dédoublements spectaculaires, des labyrinthes et des échappatoires, des mystères, des parénèses insinuées…, tout est linéaire et sans ambiguïté. Solide et sans prise comme une vitre, et je n’y vois pas d’allusions, sinon à ma misère, à mon ignorance et à ma parfaite inadaptation.»

On sera pourtant tenté de se poser des questions : le coup sur la tête dans la grotte aurait-il eu un effet hallucinatoire ? Le suicide n’aurait-il pas finalement eu lieu - et nous serions alors promenés dans un étrange «enfer sans les autres» ou dans une semi-vie à la Philip K.Dick ? A moins qu’il ne faille aller dans une autre direction. Ce mot rédigé par le cuisinier d’un hôtel ne laisse-t-il pas penser que quelque chose s’est produit… Autant d’hypothèses qui n’ouvrent sur aucune piste réelle et qui ne livrent la clé d’aucun mystère…

Il ne reste donc que la solitude, une solitude sans eschatologie, très lointaine et toute proche. Une robinsonade sans île déserte et sans Vendredi, dans un monde qui continue de tourner pour lui-même.

«La nature ne s’est pas aperçue de la nuit du 2 juin. Peut-être se réjouit-elle d’avoir à nouveau la vie pour elle, après le bref intermède qui pour nous portait le nom d’Histoire. Elle n’a, sans aucun doute, ni regret ni chagrin.»

Il n’y aura pas de chute à ce témoignage sans témoins. Juste une bifurcation, légère et prévisible, presque obligée, se dira-t-on, si l’on s’efforce de se projeter un instant dans la situation de ce narrateur singulier.

Guido Morselli nous a laissé ici un récit fort et original. Un récit qui, au-delà de ses qualités intrinsèques, peut difficilement être lu sans que ne résonne en nous l’événement qui s’y inscrit en creux : le suicide de son auteur, cette fois bien réel, quelques mois plus tard.

(1) Le récit de Morselli est pourtant loin d'être dénué d'accents borgésiens...











Guido Morselli, Dissipatio. Payot & Rivages. 1995. Traduit de l’italien par Philippe Guilhon.


Images : 1) Eclairage de rue (source) / 3) Immeuble abandonné, Estefânia, Portugal (source) / 3) Guido Morselli (source)

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