samedi 9 novembre 2013

> Réponse à toutes

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A une époque où tant de questions demeurent sans réponse, voici un livre qui devrait avoir la vertu de nous reposer. Un ouvrage, enfin, constitué exclusivement de réponses sans question… L’endiguement des renseignements est sorti en 2012 du cabinet de curiosités de Fabienne Yvert, qui a joué ici les passeuses de bon ton. Il faut souligner que le plaisir que procure la lecture de cet étrange petit opus doit aussi beaucoup à la composition élégante et inspirée des Editions Attila.

De quoi s’agit-il ? D’un florilège signé Emmeline Raymond, une contemporaine de Flaubert dont plus personne sans doute ne se souvient. Feuilletoniste et auteure de manuels de savoir-vivre (concept passé de mode mais fort prisé alors…), cette alerte chroniqueuse dirigea pendant plus de 40 ans (de 1860 à 1902) la revue La Mode Illustrée, que la quatrième de couverture présente comme «rien moins que l’ancêtre de tous les périodiques féminins».

Il se trouve que dans cette revue, une rubrique «Renseignements» lui permettait de répondre aux questions formulées par les abonnées. Mais ladite rubrique dut subir un traitement spécifique en raison du flot de questions toujours croissant qui parvenait à la rédactrice. Emmeline décida en effet de rationaliser l’espace dont elle disposait en délivrant des réponses lapidaires et précises à ces nombreuses questions, sans jamais les reformuler. Chaque réponse était seulement précédée du numéro de l’abonnée et de sa région, afin de permettre à chacune de retrouver la précieuse information. Fabienne Yvert, séduite aussi bien par l’air d’un autre temps qui se dégageait de ces petits textes ciselés que par leur résonance involontaire avec la modernité (comme elle le souligne dans sa préface), a écrémé la rubrique sur l’ensemble des numéros de 1870 à 1879. Nous voici donc en présence de quelques milliers de réponses courtes, accumulées sur neuf ans. Réponses savoureuses, désopilantes, anecdotiques ou surréalistes… qui titillent notre envie d’imaginer ou réinventer les questions qui les ont provoquées et dont nous sommes privés. On patine entre observatoire des mœurs bourgeoises du XIXème siècle et exercice oulipien. Une surprenante recette qui réjouira plus d’un palais…




Bienvenu dans l’empire des signes. Dans un monde où le bon goût est toujours affaire de position sociale et où chaque geste, chaque parole, chaque objet ne se conçoivent que comme les fragments de miroir d’une société savamment organisée (ou qui rêverait de l’être). Nous sommes dans le dernier tiers de ce siècle que Flaubert assimila à la quintessence de la bêtise bourgeoise et où tout voudrait faire sens, jusqu’à l’absurde. Certes, me dira-t-on, la mode et ses dérivés tissent encore aujourd’hui constamment sous nos yeux tout un système de valeurs relayé de haute main par des médias autrement plus prégnants et agressifs qu’il y a 250 ans… Mais les ravages se jouent ailleurs et autrement. On pourrait d’ailleurs être surpris, en consultant l’Endiguement des renseignements, par la quasi absence de noms propres. Le culte de la  « marque » telle qu’on la conçoit (et subit) aujourd’hui n’existait pas encore et la starification globalisée non plus… La distinction ne semble pas tant passer par ce que l’on possède (même s’il est de bon goût d’être à jour dans ses panoplies diverses et variées) que par l’usage approprié que l’on en fait. On est encore loin de ce consumérisme quantitatif que Perec illustrera déjà dans Les choses au milieu des années 60… Et plus loin encore de la fièvre de Patrick Bateman, le serial killer d’ American Psycho (1991), qui s’entoure à l’infini d’objets et de vêtements dont il décline le label et le prix… L’appel du vide a encore du chemin devant lui.

On voit pourtant se déployer devant nous, à travers les réponses d’Emmeline Raymond à ses abonnées, un univers dans lequel chaque détail est sursignifiant et où chacun évolue comme un funambule au-dessus des précipices de la malséance. La question qui taraude tout le monde est presque métaphysique : être ou ne pas être… à sa place. Et être à sa place consiste à savoir afficher, manipuler, assortir toutes les pièces contenues dans un immense vraquier qu’il faut pouvoir organiser et où rien ne doit être laissé au hasard : serviettes à écrevisse, boutons, guêtres, robes de chambre, fleurs artificielles, plafonds de papier, glaces incrustées, baldaquins, calottes brodées, rideaux de lit… La liste est non exhaustive et l’on a l’impression que les lectrices de la Mode Illustrée se déplacent sur leurs bibelots comme sur la lame d’un rasoir. Les réponses d’Emmeline Raymond nous laissent souvent entrevoir les détails sur lesquels ses abonnées ont réussi à échauffer leurs méninges :

«On ne s’occupe jamais d’assortir les dessous de lampe».

Pour futiles qu’elles soient, ses préoccupations nous en disent également beaucoup sur la condition féminine dans les milieux bourgeois du XIXème siècle. On pense aux rêves ravalés d’Emma Bovary et de Jeanne dans Une vie de Maupassant ; aux lendemains qui déchantent dans la Femme de trente ans de Balzac. Adieu passions brûlantes et échappées belles, bonjour voilettes et descentes de lit… Car si l’on sourit plus d’une fois devant la mièvrerie obsolète de ce que l’on décrypte, cette inquiétude généralisée et cette quête ahurissante du juste code ont aussi quelque chose de troublant. On devine des jeunes filles, des épouses et des mères restreintes à leur seule apparence, appréciées à l’aune de leurs seules capacités à être les maîtresses de maison ou les potiches parfaites qu’on leur demande d’être. Et malgré le léger persiflage que l’on perçoit dans certaines réponses de la rédactrice, on reste parfois bouche bée devant la question posée…

«N°190,641 – Aveyron. Rien ne s’oppose à ce que l’on s’appuie au dossier d’un siège. S’il en était autrement, il n’y aurait pas de sièges à dossier, mais seulement des tabourets.»

Mais la bienséance déborde le seul domaine strictement domestique et investit souvent la morale familiale et conjugale… Si l’on apprend ainsi qu’ «à trente ans, une demoiselle met pour se marier exactement la toilette qu’elle aurait mise dix ans plus tôt» on se souviendra par contre que «ce sont toujours les parents d’une veuve qui font part de son mariage.». Toutefois, en matière de conjugalité, tout n’est pas encore quantifiable et Emmeline Raymond met parfois un frein salutaire au goût frénétique de certaines de ses lectrices pour les équilibres harmonieux :

«N°102,567, Algérie. Jusqu’ici on n’a pas encore mesuré au mètre la taille du mari que l’on doit choisir ; tel mari n’est pas très grand, qui même est plus petit que sa femme, peut avoir plus de qualités et d’intelligence qu’un géant. Tout dépend d’ailleurs des goûts, la mode n’intervenant pas dans la taille des maris comme dans celle des volants.»

Mais ce besoin d’être guidées que ressentent les lectrices prend parfois des virages (et l’on peut alors tout supposer) dans lesquels la grande prêtresse de la Mode Illustrée se refuse très professionnellement à les accompagner.

«N°63,502 – Loire Inférieure. Il ne m’est pas possible de diriger la conscience de notre abonnée.»



On le voit bien, l’histoire d’une société  ne se lit parfois jamais mieux que par la bande. Et quoique tronquées de leurs questions, ses courtes réponses nous fournissent à chaque ligne des éclairages plus riches que bien des essais historiques. On pourra toutefois faire aussi abstraction de cette dimension et apprécier les fragments d’Emmeline Raymond pour leur saveur intrinsèque. On goûtera souvent avec une certaine jubilation à la sottise déconcertante des questions que trahissent les réponses. Et Fabienne Yvert a bien vu tout ce qui, dans les Renseignements, pouvait faire écho au Dictionnaire des idées reçues

«N°21,888 – Drôme. Je n’ai jamais ouï parler de l’influence des boucles d’oreille sur le sens de la vue.»

Ou encore…

«N°98,578 – Nièvre. Quand on veut avoir dans son jardin des pommes et des poires, on y cultive des pommiers, et puis aussi des poiriers»

Au-delà de certains effets caustiques, c’est aussi pour leur ambivalence ou leur caractère franchement énigmatique que ces « renseignements endigués » pourront nous séduire. Car si la question est parfois contenue dans la réponse, on est le plus souvent appelé à  supputer dru… 

«N°11,716 – Côte d’Or. Rien ne s’oppose aux encoignures »

« N°166,882- Italie. Oui pour le nom. Il n’y a pas de règle au sujet de la main. »

«N° 11,714, Seine-et-Marne. Je pense qu’elle est vivante »

Et l’on assiste parfois à de laconiques et réjouissantes étincelles...

«N° 220,062, Corse. S’asseoir»

Et Emmeline, dans tout cela ?
Eh bien notre informatrice nationale joue à merveille son rôle de Pythie des bonnes manières. Mais pas seulement. Et c’est justement ce qui nous la rend sympathique. Elle oscille constamment entre la loi et le trou d’air, la norme et la licence. Elle s’inscrit bien sûr dans la doxa bourgeoise de son lectorat mais elle sait également introduire du « jeu ». Elle apporte parfois des réponses tranchantes et sans appel :

«On ne porte pas de diamant le jour ; merci.»

Mais, comme on l’a vu, elle sait aussi rappeler au bon sens un public aux interrogations débridées…

«C’est la dimension du lit qui détermine celle de la couverture.»

Plus délicieux encore :
«Rien ne fait grandir les cheveux, sinon le temps.»

Elle est aussi capable d’un certain décalage. Et dans son style ciselé, précis et discrètement ironique, on la sent plus souvent du côté de Flaubert que de Bouvard et Pécuchet… On a aussi plus d’une fois l’impression qu’elle cherche à rassurer ; qu’elle apporte une certaine respiration à un petit univers en quête de repères, qui rêve de frontières étriquées et de modes opératoires immuables…

Le monde, Dieu merci, croit-on l’entendre parfois soupirer, n’est pas exclusivement un cadavre à disséquer ou un grimoire à déchiffrer. Il reste une petite place pour le style… 

«Le
doigter n’a pas de règle absolue ; il est relatif,  on peut même dire qu’il est très personnel






Fabienne Yvert, L'endiguement des renseignements. Editions Attila. 2012.


Images : 1) Studio Marisol (source) / 3) Emmeline Raymond (source) / 4 Nécessaire à frivolité (source)

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