On se souvient tous du dernier domino tombé sur la table des
régimes communistes en faillite : le 25 décembre 1989, cinq semaines après
la chute du mur de Berlin, Nicolae et Elena Ceaușescu étaient sommairement exécutés
à Târgovişte à l’issue d’un procès de moins d’une heure conduit
par un groupuscule de caciques du Parti en phase de reconversion. Le conducator
et sa docte épouse (autoproclamée savante de renom) avaient régné sans partage
sur un pays muselé et dévasté par leurs soins et où la fiction orwellienne
s’était muée peu à peu en réalité historique. Quatre jours plus tôt, le Génie
des Carpates était encore persuadé de pouvoir donner au peuple l’occasion
d’exprimer à Son endroit l’amour salvateur qu’il Lui portait. Il avait organisé sous
ses fenêtres un grand rassemblement populaire comme lui seul en avait le secret
alors que grèves et manifestations se multipliaient aux quatre coins du pays,
avant d’être le plus souvent violemment réprimées. Ce manque de discernement
permit au monde entier d’assister au plus grand camouflet public jamais filmé
qu’ait eu à subir un dictateur. Et à une déconfiture accélérée en temps réel…
C’est trois mois avant ces événements que le narrateur du
premier roman de Patrick McGuinness pose ses valises en Roumanie. Un poste
laissé vacant à l’université de Bucarest lui offre l’opportunité de prendre le
large vers un espace étroit et assez peu exotique. C’est ce qu’il lui faut. Il
vient d’enterrer dans la grisaille thatchérienne de sa petite ville natale le
dernier membre de sa famille, un père rustre et maltraitant, et saisit sans
hésiter l’occasion qui lui est donnée d’aller promener son ennui dans une ville
aussi essorée que son existence. Mais sous la plume alerte de McGuinness, fils
d’un enseignant du British Council qui recycle ici une expatriation de 18 mois
dans la capitale roumaine à la fin des années 80, le road-movie psychologique
va se dilater et prendre un tour foisonnant. L’écrivain anglais nous immerge au
cœur d’une société déliquescente peuplée de personnages cyniques, touchants ou
désabusés (parfois les trois à la fois) et nous propulse dans un pseudo-thriller
historique fortement documenté.
Patrick McGuinness a confié à plusieurs reprises à la presse
qu’avec les Cent derniers jours, il
rêvait d’écrire un «anti-Bildungsroman».
Et il y est sans doute parvenu. Son narrateur débarque à Bucarest en septembre
1989 pour y entamer sa vie d’homme libre… Il laisse dans son pays le souvenir
d’une enfance et d’une jeunesse poisseuses où flotte encore le fantôme d’une mère
soumise et d’un père violent, tout juste mis en bière .
«Ce n’est pas tout le monde qui choisit la Roumanie de Ceaușescu pour faire sa première expérience de la
liberté.»
On est bien
d’accord.
Le personnage n’est
ni journaliste, ni militant, ni trafiquant, ni franchement curieux. Juste
vaguement en phase avec le gris sur gris d’un pays étranglé qui végète entre l’art
du grand désœuvrement et les multiples compromissions quotidiennes que les uns
mènent à bien pour survivre et les autres pour s’enrichir. C’est donc sur fond
de régime coercitif et de magouilles diverses que notre Wilhelm Meister du
Danube se «construit», en n’apprenant rien d’autre qu’à barboter
dans les franges de tous bords d’une Roumanie qui s’est inventée un mode de vie
à la mesure de l’impossible… Il n’en retirera pas de leçon en tant que telle,
juste un attachement diffus à cette ville-fantôme et une confirmation des
nombreuses désillusions que la vie lui avait déjà inoculées. Dans les dernières
pages du roman, après une brève escapade de l’autre côté de la frontière
roumano-yougoslave, le temps de passer ce Noël historique devant une dinde morose
en compagnie d’un sous-diplomate britannique acquis à la cause de la tristesse
perpétuelle, il reprendra le train vers Bucarest, à contre-courant de l’hémorragie
générale déclenchée par l’ouverture du pays. Ruée solitaire vers un Monde
Nouveau ? Pas sûr. Un vieux proverbe roumain nimbé d’un soupçon d’élégance
rustique venait d’être remis au goût du jour pour évoquer la toute fraîche
révolution de palais :
«Le bordel a changé de nom mais on a gardé
les vieilles putes».
Entre temps, il s’en
sera pourtant passé beaucoup. Cent jours c’est long, même dans la Roumanie de l’époque.
Pourtant, alors que l’on nous prévient dès l’incipit que l’ennui constitue «l’état extrême» caractéristique du
Bucarest de 1989, le lecteur n’en percevra guère les effets au cours des cinq-cent
pages qui suivront. Il pourra parfois se perdre, s’égarer, rebondir, mais
s’ennuyer, jamais.
Comme même dans un
anti-roman d’apprentissage il faut un tuteur, le narrateur trouve le sien en la
personne de Leo, une sorte de double débridé de lui-même (qu’il inscrira
d’ailleurs, faute de mieux, comme le seul parent qui lui reste sur la fiche de
renseignement qu’on lui demande de remplir quelques jours après son arrivée).
Son compatriote a quelques longueurs d’avance sur lui. Il a pris la complète
mesure de tous les arcanes bucarestois. Navigant entre les bas-fonds de la
ville, les milieux expatriés et l’univers forclos des apparatchiks, il n’hésite
pas à confondre les uns pour aider les autres et vice-versa. Il marchande des
visas, organise des soirées privées au cours desquelles il expose des œuvres
d’art confisquées ou prohibées (soirées où se montre encore parfois quelque
princesse flétrie qui semble tombée du Bucarest
de Paul Morand comme un vieux marque-page) et papillonne sur tous les vents de
la corruption, du marché noir et du trafic de devises. Personnage amoral et bukowskien,
mais complexe s’il en est… Malgré son peu de scrupules, Leo s’efforce en effet d’aider
des opposants à passer la frontière (avec quelques ratés parfois) et, obnubilé
par la disparition du patrimoine de la ville dans le cadre des plans de
rénovation urbains du conducator, il suit et témoigne pas à pas de ces
destructions massives dont de nombreuses églises orthodoxes de Bucarest firent
les frais.
Pour le reste, on
découvrira ce que l’on sait déjà et ce que l’on sait moins… Les magasins vides,
la disette quotidienne, les files interminables que l’on vient grossir sans
jamais savoir ce que l’on trouvera au bout ni si l’on y trouvera quoique ce
soit, le désastre médical, la prostitution, la drogue bas de gamme et mal
coupée avec laquelle s’assomment les plus mal lotis, les banlieues sordides où
des ampoules suffocantes éclairent des immeubles humides qui sentent le chou et
le rance. Et, sur l’autre versant du même monde, le luxe inouï dans lequel se
vautrent les élus du système et leur progéniture dorée, une sorte de vie en
duty free qui leur est exclusivement réservée. Et pourtant, pour étanches
qu’ils soient, il existe des ponts entre ces deux univers. On verra ainsi
comment un universitaire émérite peut tomber en discrédit et se retrouver
concierge en grande banlieue en moins de vingt-quatre heures. Les ponts sont ici plus
souvent des toboggans que des ascenseurs… On pourrait encore évoquer l’intox
d’Etat quotidienne, qui se maintient en lévitation au-dessus du réel (occasion
de revoir L’autobiographie de Nicolae Ceaușescu, le film d’Andrei Ujica composé à partir des
seules images qu’utilisa le dictateur pour donner à voir son pays…), la
suspicion généralisée, les machines de mort déposées au fond du Danube pour
surprendre les mauvais citoyens qui tentent de passer la frontière…
Voici donc une société
inégalitaire, ubuesque, dans les coulisses de laquelle Patrick McGuiness
nous introduit sans ménagement. Néanmoins, la galerie de portraits qu’il
compose sous nos yeux ne manque pas de subtilité. Si l’on voit bien ce qui
sépare les puissants des réprouvés, le manichéisme n’est pas la tasse de thé de
l’auteur. Et c’est l’une des grandes forces de son roman. McGuinness a
confié à une revue belge que l’exercice qui l’avait intéressé dans le passage à
la fiction romanesque (il n’avait jusqu’alors publié que de la poésie), c’était
la création de personnages. Et il faut bien reconnaître qu’il excelle à donner aux
siens une épaisseur dont, vu le contexte dans lequel il les campe, il aurait
très bien pu se passer. Le cynisme ne se place pas toujours là où on l’attend,
et l’auteur parvient parfois à nous rendre attachants certaines figures peu
recommandables. Le narrateur s’éprend de Cilea, la fille d’un apparatchik qui
sera l’un des maitres d’œuvre habiles et silencieux de la chute du despote
après avoir grassement profité de tous les avantages que sa position lui
offrait. Pourtant la fille n’est pas sans honneur et le père est loin d’être
antipathique. Les bourreaux ont parfois des faiblesses, les héros ne sont pas
toujours d’une blancheur éclatante et il n’est pas rare que l’on change les
partitions. Après tout, ne sommes-nous
pas dans l’empire de la duplicité, voire même de la «triplicité» ? Et puisque l’espion espionne l’espion qui
l’espionne… Autant apprendre à vivre avec ses espions plutôt que d’y perdre son
latin.
L’autre travers qu’a
su éviter McGuinness est celui qui aurait consisté à nous faire le récit
d’une chute programmée… Au contraire personne n’a rien vu venir. Ou si peu… Si
la chute du dictateur a été en partie ourdie dans les couloirs de ses
appartements, le bloc de marbre de son pouvoir a été pulvérisé bien plus qu’il
ne s’est lentement fissuré… Nombreux sont ceux qui pensaient que la chute du
mur de Berlin n’aurait pas plus d’impact sur leur pays coulé dans le béton que
la diffusion d’un épisode de Kojak à
la télé (cette série dont Nicolae était friand…). Les indices, les revirements,
la teneur des complots ne prendront tout leur sens que tardivement. Et le
narrateur ne se réinvente pas en Sherlock Holmes de la révolution imminente.
Seul moment de
vacillement déchiffrable, cet épisode sous haute tension qui se déroule dans
une discothèque où la jeunesse dorée du parti s’est rassemblée autour d’une
délégation serbe (Milosevic, impassible, assiste à la scène…). Au terme d’un
crescendo rondement mené par McGuinness, Nicu Ceaușescu,
le fils du Monarque (qui fut tristement célèbre pour ses liaisons amoureuses
«d’autorité», notamment avec Nadia Comaneci la gymnaste prodige des années 80) finit
par se faire rabrouer et casser la gueule par le garde du corps de Cilea.
L’Histoire avec un
grand H n’est donc jamais bien loin, mais Mc Guinness sait s’y adosser
sans jamais renier la fiction. On croisera dans des circonstances atypiques
quelques « figures » encore dotées de leur nom de baptême (notamment,
en sus de son rejeton, le Camarade Ceaușescu en personne). Mais Les cent derniers jours sont surtout peuplés de personnages
historiques de seconde main, toutes sous pseudo… comme si McGuinness
avait préféré masquer ceux que l’on avait le moins de chance de reconnaître…
Sergiu Trofim, le poète du Parti qui décide de faire amende honorable en
crachant dans la soupe n’est pas sans rappeler Silviu Brucan… On trouvera
également de nombreux points communs entre Manea Constantin, le père de Cilea
dans le roman et le général Victor Atanasie Stănculescu, qui fut le chef
d’orchestre du procès du conducator.
Le roman de Patrick
Mc Guinness est souvent empreint d’un humour ravageur mais le trait n’est
jamais forcé. S’il a souvent le sens heureux de la formule façon «blague communiste», il sait aussi nous
émouvoir. Au creux du sarcasme, il laisse parfois passer quelques filets de
lumière, une image ou un geste qui en disent long. On ne reste pas insensible à
l’amitié qui unit ces deux décrochés de la vie un rien «gonzo» que sont Leo et
le narrateur ; il y a quelque chose d’extrêmement touchant dans la
relation amoureuse qui finit par rapprocher ce dernier d’Otilia, «beauté brimée» qui travaille quinze
heures par jour dans l’un des hôpitaux sous-dotés de Bucarest.
Patrick McGuinness nous brinqueballe avec brio dans les
multiples interstices d’une société frelatée mais dont il a su extraire la poésie de survie, absurde et
revigorante. Lorsqu’à la dernière page du roman le narrateur retourne finalement
se jeter dans les bras de sa ville adoptante, d’autres complications pointent
déjà leur nez et le vent de l’Histoire n’a pas encore fini de sentir
mauvais. Mais c’est trop tard. On meurt
d’envie de le suivre.
Patrick McGuinness, Les cent derniers jours. 2013. Grasset. Traduit de l'anglais par Karine Lalechère.
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