La maladie d’Alzheimer essaime ces dernières années, en littérature, des ondes de plus en plus vastes. L’expérience de l’oubli et des paysages qu’elle recompose, transmise le plus souvent par ceux qui la vivent au plus près de leurs proches, a donné lieu à un nombre impressionnant de récits, de romans, de livres de jeunesse, d’essais et de témoignages. Nous avions posté ici une note sur Votre maman, une remarquable petite pièce de Jean-Claude Grumberg. Au cours d’un entretien que nous avait accordé Olivia Rosenthal en octobre 2010 autour de son roman Que font les rennes après Noël ?, l’auteure était également revenue sur son précédent livre On n’est pas là pour disparaître qui nous invitait encore à une immersion dans l’univers du vieillissement et de la mémoire défaillante. On pourrait encore citer Annie Ernaux (Je ne suis pas sortie de ma nuit), Tahar Ben Jelloun (Sur ma mère), Martin Suter (Small World), Serge Rezvani (L’éclipse), Fabienne Swialti (Unité de vie) et beaucoup d’autres…(dont notamment, côté Jeunesse, le très beau Clara au pays des mots perdus de Jean-Yves Loude).
Avec Le vieux roi en son exil, l’écrivain autrichien Arno Geiger (que nous connaissions par la traduction de son roman Tout va bien, une fresque familiale qui interrogeait le silence et l’histoire) a apporté lui aussi sa pierre à cet édifice. Un édifice de sable, à dire vrai, puisqu’il s’agit à chaque fois de repasser par les mêmes chemins de ronce, et de transformer en expérience ce qui apparaît d’abord comme le spectacle d’une déconstruction. Et pourtant, la citation de l’artiste japonais Hokusai qui figure en exergue du récit de Geiger, justifie à lui seul le projet : «Même le plus général doit être figuré personnellement».
Voici donc l’histoire d’un père qui entre à son tour, très lentement, dans la nuit de la mémoire. Mais au cœur de cette désagrégation il y a aussi une transformation et presque une forme étrange de renaissance. La métamorphose du père invite le fils à inventer une autre relation au vieil homme qu’il croyait connaître, à tisser une autre manière d’être attentif, à jouer autrement avec le langage et quelque part, à se réinventer lui-même. Arno Geiger signe ici un livre bouleversant de pudeur, de sensibilité et d’intelligence.
Le vieux roi est un homme encore
vivant lorsqu’Arno Geiger met un
point final à son récit. Un père nonagénaire qui est entré au pays d’Alzheimer
depuis plusieurs décennies déjà. La vie n’est jamais si courte qu’on croit.
Elle peut être longue, très longue. Et l’auteur ne souhaitait pas composer un
tombeau.
«Je ne voulais pas, dit-il
dans les dernières pages, raconter son
histoire après sa mort, je voulais écrire sur un vivant, je trouvais que mon
père, comme tout homme, mérite que son destin reste ouvert.».
Est-ce à croire que vieillir et
s’enfoncer dans l’oubli peuvent s’apparenter à autre chose qu’un déclin
programmé ? Et l’on est en droit de se demander en quoi peut bien
consister un «destin ouvert» pour un
homme de plus de quatre-vingt-dix ans atteint de la maladie d’Alzheimer… Que
l’on se rassure, il n’y a ni naïveté, ni travestissement de la réalité dans le
témoignage d’Arno Geiger. On sent au contraire pointer à chaque ligne une
gravité et une mélancolie retenues. La maladie est bien cette chose terrible
qui nous attend au tournant et vieillir est une phase de l’existence que
l’écrivain autrichien se souhaite la plus brève possible. Toutefois, pour
lucide qu’il soit, le regard que Geiger porte sur son père ainsi transformé par
la maladie, dans l’attention qu’il déploie, invite à une certaine forme de
décentrement. Passés pour le fils, les premiers temps du choc et de
l’effarement, passée cette phase où la famille appelle le père à se ressaisir
et s’efforce de le maintenir, autant qu’il est encore possible, dans les digues
de notre monde, l’attention va devoir changer de nature. Le fils comprend qu’il
lui faut en quelque sorte se laisser glisser dans le monde nouveau et
inquiétant qui se tisse autour de son père pour pouvoir réellement être source
d’attention et de tendresse envers lui et pouvoir également l’appréhender à sa
juste mesure, à la hauteur nouvelle de ses joies, de ses souffrances, de ses
hauts et de ses bas.
«Comme mon père n’a plus accès à mon univers, je dois jeter un pont
vers le sien. Là-bas, dans les frontières de ses dispositions mentales,
par-delà notre société tendue tout entière vers le pragmatisme et l’efficacité,
il est encore un homme considérable, et si, selon les normes communes, il n’est
pas toujours tout à fait raisonnable, il n’en demeure pas moins brillant.»
Autant dire que si la forme
particulière de «démence» dont se trouve affecté le père du narrateur est avant
tout douleur (celle de se sentir glisser, de perdre ses repères) une certaine
forme de bonheur fragile est encore possible à l’intérieur des nouvelles
frontières qu’elle dessine. Les proches, et plus particulièrement ici le fils,
doivent eux aussi apprendre. Apprendre à exercer leur attention autrement, à
passer de l’autre côté du miroir pour déceler, loin de nos références
habituelles, où se logent à présent le manque, la souffrance mais aussi le
plaisir et la quiétude – toujours et encore possibles, mais sur un autre
registre. On peut lire Le vieux roi en
son exil comme le récit d’une immersion dans la maladie, du décrochage
d’une existence. Mais il est aussi, pour le fils qui accompagne son père dans
ce voyage sans filet, le récit d’une initiation. Il s’agit d’apprivoiser la
différence, d’apprendre à parler avec ses mots, d’apprendre à ressentir
autrement. Apprendre qu’aimer, c’est écouter et présager.
Dans son livre, Arno Geiger mêle le présent au passé ou
plutôt suit une double chronologie. On trouve une ligne biographique qui
correspond au temps d’avant la maladie, ligne à laquelle vient se greffer cette
autre voie, qui commence au début des années quatre-vingt-dix, au moment du
basculement. De courts dialogues entre le père et le fils, mis en exergue par
l’italique, sont également enchâssés entre chaque partie du récit et lui
prêtent une respiration et une musicalité étonnantes. Ces fragments isolés apparaissent
d’abord comme des extraits de témoignage bruts et décontextualisés, des sortes
d’archives insérées dans le récit. Mais on s’aperçoit rapidement qu’ils sont
bien plus que cela. S’ils témoignent, ce n’est finalement pas tant des propos
mal ajustés du père, de ses flottements, que de la nouvelle relation père-fils
qui se construit incidemment à l’occasion de cette dérive et du nouvel univers
qui se tisse ainsi autour d’eux.
« Comment vas-tu papa ?
Ma foi, je dois dire que je vais bien. Entre guillemets toutefois, car
je ne suis pas à même d’en juger.
Que penses-tu du temps qui passe ?
Du temps qui passe ? Qu’il passe vite ou lentement, voilà qui
m’est égal. Je ne suis pas exigeant sur ces matières. »
On a parfois l’impression de
flotter entre Kafka et Beckett, comme si cette expérience de
la dépossession amenait le père, et le fils à sa suite, vers une réinvestigation
différente du monde. Le vieil homme, issu d'un milieu paysan marqué par le
pragmatisme le plus âpre, l’austérité et la radinerie, a vécu toute sa vie
selon des principes immuables dans lesquels, depuis longtemps, son fils adulte
avait bien du mal à se retrouver. La maladie le transforme soudain, selon la
touchante et très juste expression de Geiger,
en «personnage de fiction». Et cette
fiction devenue réalité offre paradoxalement une seconde chance aux deux
hommes… Cet accident de parcours génère ainsi un terreau nouveau sur lequel va
se développer une relation inédite entre le père et le fils. Une relation
tâtonnante, où il faut sans cesse déjouer la peur, la tristesse, et marcher à
l’écart des faux pas. Mais une relation qui fait table-rase des anciennes
catégories construites par l’histoire familiale et les confrontations de
valeur. Le père et le fils se replacent sur la case départ pour se rendre
ailleurs ensemble…
Pourtant les liens avec le passé
ne sont pas rompus et ressurgissent parfois de manière souterraine. L’histoire
plus ancienne du père a été marquée par un blanc, une blessure secrète. En février 1945, il avait été envoyé sur le front
de l’Est. La débâcle lui avait donné bientôt l’occasion de s’enfuir mais il fut
capturé par les Russes et vécut une éprouvante captivité durant un mois avant
d’être libéré et de regagner son village au cours d’un voyage de plusieurs
semaines plus éprouvant encore. A dater du jour de ce retour, il n’aura plus
jamais quitté son village, pas même pour les vacances, infligeant longtemps à
sa femme et ses enfants une sorte de réclusion dans les frontières restreintes
de son microcosme natal. Geiger
interprète bien sûr ce repli sur le cosy
home (au demeurant assez peu cosy)
comme une conséquence traumatique de cet épisode. Le refuge c’est chez soi,
toute aventure hors de cet espace-là ne peut être vécue que comme une menace,
un danger. Or, au début de sa maladie, le père ne se «retrouve» plus dans ses
murs. Il fugue de chez lui pour rejoindre sa maison, pressentie ailleurs. Le
raccord à sa petite patrie s’est dissout. Et Arno Geiger mesure, au vu des précisions antérieures, toute
l’ampleur de son désarroi. Il n’est pas plus fructueux de tenter de le rassurer
que de chercher à le ramener à la raison. L’évidence a disparu, le fil s’est
cassé. Se trouver chez soi passe d’abord par un sentiment qui lui fait défaut.
Cet exil intérieur n’est pas sans lien avec l’étrangeté que revêt soudain, du
fait de la maladie, son environnement proche, le cercle de ceux qui furent «les
siens», et de sa propre langue qui lui est, par bien des aspects, devenue
elle-même étrangère.
«Là où l’on est chez soi vivent des gens qui vous sont familiers et
parlent une langue compréhensible. Ce qu’écrivit Ovide dans son exil – que le
pays est là où l’on comprend ta langue – s’appliquait à mon père dans un sens
non moins existentiel. Comme ses tentatives de suivre des conversations
échouaient de plus en plus souvent, et qu’il ne parvenait pas davantage
désormais à déchiffrer les visages, il se sentait comme en exil.»
La possibilité de se sentir soi-même
passe par un langage partagé, or la langue du père (ou plus encore celle de ses
interlocuteurs, puisque tout est ici question de point de vue…) se trouve désamarrée
de l’horizon signifiant auquel elle était jusqu’alors raccordée. Et une bonne
partie des efforts du fils vont consister à entrer à pas feutrés dans cette
langue qu’invente le père, à renouer un dialogue à la fois fort et fragile à
travers lequel l’exilé reconnaîtra sa propre parole. Le travail du fils se
trouve ici paradoxalement préparé par celui de l’écrivain, ou à tout le moins d’un
homme particulièrement attentif à ce que peuvent les mots, pour le meilleur ou
pour le pire. Il va lui falloir s’exercer à reconnaître, à travers les lapsus et
les torsions verbales du père (d’une inventivité étonnante que Geiger lui envie parfois) où se jouent
et se déjouent le sens, la peur, les attentes.
On est touché par la drôlerie
délicate de certains passages ; par ces échanges éthérés, naïfs ou au ton un
rien surréaliste au fil desquels les deux hommes reconstruisent ensemble un
espace de communication, un espace où l’amour peut encore s’inventer un visage.
Le fils n’est plus le fils… Le
vieil homme le prend souvent pour Paul, son frère défunt. «Cela m’était égal, constate Arno
Geiger, on restait en famille.». Les
identités s’embrument, se dissolvent, tout comme la frontière entre les morts
et les vivants. «Mais quelle importance cela a-t-il vraiment ?», semble
souvent se demander l’auteur. Tant que la tendresse est encore possible… Une
tendresse qui passe souvent par presque rien, comme une main prise, une lumière
de paix qui passe dans les yeux du vieillard, ou cet aveu magnifique qu’il fait
un jour à cet étranger qui lui est redevenu plus proche qu’il ne le fut en tant
que fils :
«tu es mon meilleur ami.»
Au-delà de sa dimension tragique,
il y a pour l’écrivain autrichien quelque chose comme une leçon à tirer de la maladie
d’Alzheimer, pour ceux qui la vivent d’en face mais s’efforcent de la regarder
les yeux ouverts.
«La maladie d’Alzheimer est une maladie qui, comme tout ce qui a
quelque importance, nous en dit long sur autre chose qu’elle-même. Les
spécificités humaines et les situations sociales s’y reflètent dans un verre
grossissant. Pour nous tous le monde est destabilisant, et, à regarder les
choses objectivement, la différence entre une personne bien portante et un
malade réside surtout dans la capacité plus ou moins grande à dissimuler ce
trouble en surface. Au-dessous le chaos fait rage.»
Mais au creux de ce savoir
partagé, qui se manifeste de manière variable selon le côté du miroir où l’on
se trouve, il y a encore autre chose à retenir du Vieux roi en son exil. Si le terme d’optimisme serait inapproprié, il
y a toutefois quelque chose de lumineux dans le texte d’Arno Geiger. On y découvre que se mettre à « la portée »
de l’autre revient plus souvent à s’élever qu’à s’abaisser. Peut-être ne faut-il
d’ailleurs prendre ce mot que dans sa dimension musicale : se mettre à «la
portée» de ceux que nous aimons, c’est faire l’effort de continuer à déchiffrer
leurs notes et leurs silences ; d’entendre encore, envers et contre tout, la
musique qu’ils jouent.
Arno Geiger, Le vieux roi en son exil. Gallimard. 2012. Traduit de l’allemand
par Olivier Le Lay.
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