Nous avions parlé ici du dernier roman de Hugues Jallon, Le début de quelque chose, publié aux
Editions Verticales en 2011. La lecture ces jours-ci de son précédent texte de
fiction, Zone de combat, a encore
renforcé (anachroniquement, en quelque sorte…) notre conviction : il est
urgent de lire cet auteur profond et singulier.
Occasion de rappeler qu’une rencontre est organisée avec Hugues Jallon à la librairie Charybde, ce dernier vendredi de janvier à 19h 30.
Occasion de rappeler qu’une rencontre est organisée avec Hugues Jallon à la librairie Charybde, ce dernier vendredi de janvier à 19h 30.
Zone de combat
(publié en 2007) est un livre aussi glissant, voire même davantage, que celui
qui allait lui succéder quatre ans plus tard. Ça glisse, certes, mais ça brûle.
Car il y a dans ce texte une forme de
dérangeante incandescence. Et la sensation de brûlure qu’elle suscite est
d’autant plus aigüe qu’il nous est justement presque impossible de la localiser.
Il y a, dans Zone de
combat, une double ligne de front. La ligne injonctive, pourrait-on dire,
et la ligne narrative.
Sur la ligne de front injonctive se succèdent une série de prescriptions, de conseils, d’ordre et de contre ordres dont on saisit le sens mais dont l’objet n’est jamais clair… Il y a une sorte de voix-off qui s’adresse à quelqu’un (à tout le monde ?). Une voix qui suggère, prévient, explique, encourage, accompagne :
« Vous tenez bon, c’est évident.
Vous êtes en train de faire la différence. »
Et cela passe aussi par le biais de préconisations impersonnelles aux allures de slogans :
ALLER AU THEATRE, AU CINEMA, SANS EXCES
SIGNALER LES ACTIVITES SUSPECTES ET LES PRESENCES INHABITUELLES
GARDER L’ESPRIT LIBRE ET TRANQUILLE
Il pourrait donc s’agir d’un traité pratique, d’un manuel,
d’un plan de stage découpé en 25 semaines, comme autant de courts chapitres. L'éditeur parle aussi de coaching, de méthode de thérapie, de remise en forme...
Mais, si traité il y a, quel en est donc l’objet ? Voilà la question… Et les
interrogations adjacentes ne se font pas attendre : s’entraîner à
quoi ? Se former à quoi ? Survivre à quel(s) danger(s) ? Devenir
qui ? Or, et c’est en cela que réside l’étrange force du propos de Hugues
Jallon, ces questions vont rester sans réponse, ou admettre, ce qui revient au
même, une quantité effarante de réponses possibles. La zone de combat est ici
transversale et la méthode qui permet d’y évoluer globale. Comment s’en sortir,
se rencontrer, s’éviter, s’aimer… Comment consommer, travailler, parler,
regarder… Comment aller plus vite, plus loin ou au contraire se rétracter, se
montrer prudent… Comment reprendre des forces, encore et encore… Comment
contrôler la situation. Et, seul dénominateur commun, peut-être, à ces
différentes questions : comment vivre avec sa peur ?
On a l’impression que se déploie peu à peu une méthode élastique qui toucherait aussi bien au savoir-être et au savoir-vivre, qu’à la survie et à la résilience… Sauf que les formules toutes faites qui envahissent le texte ne se raccrochent à rien qui pourrait nous assurer de leur efficience. On a l’impression de voir circuler des coquilles vides transformées en électrons libres…
«Rappelez-vous bien
quoiqu’il arrive
hydratez-vous. Buvez beaucoup, plus de deux litres d’eau par jour.
Rappelez-vous bien
à terme
vous ne serez pas épargnés.»
Pourtant, derrière ces
injonctions et ces aphorismes vidés de leur sang, il y a quelque chose comme le
fil d’un récit. C’est ce que nous appelions
la ligne de front narrative… Il y a un nous
face au vous, un nous qui traverse la zone de combat en se raccrochant sans cesse aux
perches qui lui sont tendues (ou qu’il se tend à lui-même) comme à des
équations possibles pour surmonter les obstacles et continuer à avancer. Un nous lui aussi élastique, qui semble
parfois vouloir s’ancrer dans une réalité tangible, une histoire singulière (celle
d’un couple notamment), mais qui n’y parvient pas. Hugues Jallon progresse tel un aveugle qui sèmerait des traces, des
indices. Il y a le nom d’un pays qui revient à plusieurs reprises (le Mexique),
des drames vaguement repérables (divorce, éloignement, problèmes financiers,
mort d’un enfant), l’évocation de lieux de vie ou de rencontre (parking,
appartement, centre commercial), l’ébauche, parfois d’une intimité… Mais ça ne
« prend » pas. Le singulier retombe dans le général, le précis dans l’imprécis,
l’individuel dans le collectif. On a le fil d’une vie possible avec ses crises
à gérer ; une histoire particulière cherche à se raconter, mais cette
histoire reste flottante, suspendue à une peur plus vaste et plus
insaisissable. La première personne du pluriel reste finalement un nous au sens large. Ou plutôt, ce nous
traduit une tension permanente entre des éléments qui pourraient le
partitionner, lui donner une chair et une couleur particulière – laisser libre
cours à une existence inimitable, et un mouvement contraire vers l’expression
permanente d’un sujet commun dont seule une « théorie de groupe »
pourrait rendre compte.
On a le sentiment que l’auteur a composé un texte en cut-up à partir de nos vies à tous. Une sorte de poème objectiviste qui mixerait d’un côté les drames de chacun et de l’autre (dans l’espoir illusoire de les résorber) une longue liste de slogans et de formules empruntés au ragout médiatique et psycho-managérial.
Présenté ainsi, Zone de combat pourrait se résumer à un habile et troublant exercice de style. Pourtant, il ne s’y réduit pas. Il faut plutôt le lire, pensons-nous, comme un texte poétique et politique.
Poétique, car il y a d’abord un travail particulier sur la langue. Un travail de désossement. Les phrases sont souvent tronquées, nous font manquer leur cible tout en conservant la force d’un mouvement qui nous conduit toujours plus loin. Zone de combat est un poème, un texte à «performer». Un poème objectiviste, disions-nous, tant on y sent le collage de peurs anonymes (peut-être puisées ici et là dans la presse, ses ravages, ses faits divers…) et de formules «prêt à porter». On y trouve aussi, pourtant, le souffle épique d’un chant de guerre. Le chant d’une guerre sans ennemi repérable, dénoyautée, mais qui raconte encore l’espoir, la peur et la chute.
Le livre de Hugues Jallon a également une résonance politique. Non pas dans le sens où il porterait un projet de société, mais de par le regard sans concession qu’il pose justement sur ce qui fait aujourd’hui société. On pourrait le lire comme la partition dodécaphonique d’une certaine condition humaine. On voit s’y déployer une sorte de «crise généralisée» composée d’un agrégat d’éclats de toutes les crises possibles : existentielle, amoureuse, économique, sociale… Dans ce magma, le sujet en tant qu’acteur a disparu. Il peine à faire surface. Il demeure ballotté par des forces qu’il ne contrôle plus et que personne ne contrôle, traversé par des mots qui ne sont plus les siens. On a le sentiment qu’il fait l’objet d’une manipulation permanente orchestrée par un Big Brother invisible qui se serait introduit au cœur même des mots. La zone de combat est partout, aucune frontière ne semble pouvoir désormais lui être assignée. La formule houllebecquienne d’extension du domaine de la lutte prend ici un sens nouveau, radical, absolu. D’un côté il y a une guerre perpétuelle et de l’autre une thérapie sans fin véhiculée par un flux de paroles empruntées qui n’ont plus aucune prise sur le monde.
De ce voyage en terrain miné, on connaît l’issue.
«C’est ça
maintenant
nous savons
maintenant
C’EST IRREPARABLE
nous nous éteindrons.»
maintenant
nous savons
maintenant
C’EST IRREPARABLE
nous nous éteindrons.»
Arrivé au terme de cette
Zone de combat le lecteur aura l’impression
prodigieuse que Hugues Jallon n’a jamais rien dit. Et pourtant l’essentiel.
Pour vous aussi
à présent
le voyage peut commencer
prenez le livre
ouvrez-le
SURTOUT NE PAS HÉSITER
vous verrez
tout va bien se passer…
le voyage peut commencer
prenez le livre
ouvrez-le
SURTOUT NE PAS HÉSITER
vous verrez
tout va bien se passer…
Hugues Jallon, Zone de combat. Verticales. 2007.
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