Triste anniversaire s’il en est.
Il y a vingt ans presque jour
pour jour, le dernier génocide du XXème siècle allumait ses feux dans l’un des
plus petits pays d’Afrique. En à peine plus de trois mois, près de huit-cent
mille Tutsi allaient être massacrés, soit les deux tiers de la population
totale que comptait alors ce groupe (chiffre revu depuis à la hausse et qui
pourrait avoisiner les neuf cent mille personnes).
Cette période commémorative
particulièrement marquante s’accompagne d’un nombre significatif de
publications sur le sujet (1), qu’il
s’agisse de textes encore inédits ou de rééditions (dont la reprise en un seul
volume du triptyque de Jean Hatzfeld
consacré à ce génocide).
Parmi ces différents ouvrages, il
en est un qui a particulièrement retenu notre attention. Il s’agit du travail
d’enquête et de réflexion de l’historienne Hélène Dumas : Le génocide au village – le massacre des
Tutsi au Rwanda. Le parti pris
méthodologique de son ouvrage (le seul, à notre connaissance, qui pousse aussi
loin cette «perspective») est résolument « micro-local » : elle
ne prend pour objet d’étude qu’un seul et unique espace géographique et
administratif, l’ancienne commune de Shyorongi (2), située à une dizaine de kilomètres au Nord de Kigali. Elle a
rencontré ses habitants, parcouru ses chemins, ses collines, ses lieux de
mémoire et d’oubli, conduit de multiples entretiens et obtenu l’autorisation
d’assister à une bonne partie des « procès populaires » (les fameuses
«Gatchatcha») qui s’y sont déroulés
dans le courant des années 2000.
Si elle retrace par le menu
détail les événements à cette seule échelle, son objectif est d’éclairer la
grande histoire du génocide rwandais par la petite. Et d’essayer de comprendre,
au sens fort du terme et en dehors de tout cadre idéologiquement préétabli,
comment a pu se mettre en place et advenir ce «génocide de voisinage» - qu’elle tient pour un phénomène unique
dans l’histoire.
Il y a, dans l’ouvrage d’Hélène Dumas, quelque chose d’assez peu
commun, de presque paradoxal. On est à la fois devant un travail extrêmement
fouillé, érudit (références à de très nombreux articles et ouvrages de fond),
respectueux de protocoles déontologiques visant à circonscrire ce qui est
avancé (on cite les sources, les dates, lieux et contexte de recueil des
différents témoignages)… et pourtant devant une écriture qui semble se
construire en marchant et qui ne fait pas abstraction de ce que l’on pourrait
appeler «le corps de l’historienne».
Il est somme toute assez rare
dans ce type de travail (qui est, soulignons-le au passage, la reprise
partielle d’une thèse de doctorat de haute volée), qu’un historien interroge à
ce point l’impact de sa propre présence sur le processus de réception, de
restitution et de traitement des informations recueillies.
Si Hélène Dumas dévoile et intègre cette dimension à son travail, ce
n’est pas dans le but gratuit de se mettre en scène. Il s’agit plutôt chez elle
d’une forme d’honnêteté épistémologique. Sa recherche, qui s’inscrit dans le
champ des Sciences Humaines, s’est principalement appuyée sur la parole vivante
de victimes, de bourreaux, bref, de parties prenantes du drame inconcevable qui
s’est joué au Rwanda. Et ce n’est pas rien, on s’en doute, d’accueillir durant
des heures, des mois, des années, de tels témoignages. La familiarité qu’elle a
acquise au fil du temps avec la langue du pays, le kinyarwanda (3), à laquelle elle porte une extrême
attention, a encore renforcé cette interférence entre sa propre
sensibilité et ce qu’il lui était donné d’entendre. Il lui a donc fallu prendre
en considération sa propre sidération devant la parole des témoins et les «commotions» que celles-ci n’ont pas
manqué de provoquer sur le «collecteur de données» qu’elle s’est efforcée
d’être…mais n’était pas seulement. Elle ne s’étend pas sur ses états d’âme mais
questionne l’enjeu qu’ils appellent. Elle pose sa subjectivité sur la table
comme un paramètre qui ne doit pas être négligé. De nombreuses questions (pas
toujours résolues mais qui ont le mérite d’être posées) sont ainsi formulées au
cours de ses recherches, des questions sans lesquelles celles-ci n’auraient pu
être conduites : comment peut-on s’exposer à de tels témoignages ?
Quel type d’engagement peut motiver de se lancer dans une écoute de ce
genre ? Jusqu’où peut-on entendre ce qui est dit ? Comment ma propre
réception va-t-elle influer sur le traitement des informations que je
recueille ? Faut-il accepter, et à quel prix, d’analyser et tenter de
rendre signifiant les détails les plus insoutenables (choix des armes, des
supplices, etc.) ?
Ces questions, qu’elle pose et se
pose souvent, semblent lui permettre d’avancer tout en cherchant la distance
nécessaire (vitale ?) qu’il lui faut trouver pour progresser dans sa
réflexion. Et son travail en sort considérablement grandi.
Pour ce qui est de sa thèse, il
serait difficile de tenter d’en reprendre ici les détails. Il y a un
cheminement à effectuer dans les informations qu’elle compile, les gestes
qu’elle observe, les mots, les silences et les attitudes qu’elle soupèse et
nous n’avons ni l’intention ni la prétention d’inviter le lecteur à en faire
l’économie.
On voudrait toutefois souligner
quelques lignes fortes et quelques réflexions qui nous semblent
particulièrement originales et éclairantes.
Tout ou presque a été dit en ce
qui concerne les responsabilités historiques et politiques qui ont pu rendre
possible ce qui s’est produit au Rwanda en 1994. La responsabilité du dispositif
colonial belge qui s’est appuyé sur un système d’indigénat discriminant en déléguant
son pouvoir aux élites Tutsi. La responsabilité de la machine d’Etat hutu qui
aurait très tôt envisagé l’éradication de la minorité Tutsi et sa propagande
radiophonique qui a soutenu et
accompagné très vite la perpétration du génocide (4). La part d’irresponsabilité voire de complicité des nations
étrangères (dont la France) face aux événements de 1994. Nous n’y reviendrons
pas.
Hélène Dumas ne nie pas que ces responsabilités soient à prendre en
compte pour comprendre ce qui s’est passé et elle n’en dédouane personne. Mais
son propos est ailleurs. Car à ses yeux, ces différents paramètres n’expliquent
pas tout. Il demeure une singularité du génocide des Tutsi du Rwanda (tant par
son ampleur sur une période très courte que par les formes spécifiques qu’il a
revêtues) qui échappe à ces seules chaînes causales...
Elle note qu’en 1994 (en l’occurrence
à Shyorongi), Tutsi et Hutu ne constituent pas à proprement parler deux ethnies
foncièrement distinctes qui cohabiteraient plus ou moins pacifiquement. Ils
parlent la même langue, cultivent la même terre, s’entraident, se marient entre
eux, élèvent des enfants ensemble, prient souvent le même Dieu… Les exemples ne
manquent pas, partout en Afrique, de distinctions beaucoup plus marquées entre
des groupes socio-culturels (que ces distinctions soient vécues pacifiquement
ou conflictuellement). On se trouve donc dans une situation d’étonnante
proximité qui rend par bien des aspects difficilement entendable le
renversement qui a pu s’opérer. Car au bout des différentes chaînes de causes
et d’effets qui ont pu conduire au génocide, Hélène Dumas décèle une forme de réalité insécable : la grande
majorité des Tutsi massacrés l’ont été par leurs plus proches voisins, par
leurs amis, leurs parents, mais surtout selon des méthodes et sous des formes
de violence extrême qui n’avaient été imposées telles quelles à ces bourreaux «de proximité».
L’un des concepts les plus
originaux et éclairants qu’elle met en avant et qui relève plutôt de
l’anthropologie sociale et la psychanalyse est celui de «réversibilité sociale». Elle constate que c’est la proximité même
et le bon voisinage entre Tutsi et Hutu qui, retournés comme un gant, on rendu
possible ce génocide. Les lieux de protection (églises, familles, espaces
partagés) sont devenus les lieux privilégiés de la destruction. Les ustensiles
du quotidien (outils, instruments agraires, domestiques) ceux des supplices et
des exécutions (5). Si Hélène Dumas se penche avec précision
sur les modes d'exécution, les tortures infligées, les ustensiles utilisés à
cette fin, ce n’est pas par goût du détail scabreux mais parce qu’elles les
considère comme porteurs de sens. C’est à travers eux que se laisse
déchiffrer ce qu’elle appelle un «génocide
domestique», un génocide où le plus proche doit devenir le plus lointain,
par l’exercice même d’une cruauté qui le constitue comme tel…
Bien sûr, cela ne s’est pas fait
en un jour et Hélène Dumas analyse
aussi les différents phénomènes qui ont conduit la «communauté morale» tutsi/hutu au bord de cette déchirure. Elle évoque et traque cette longue
imprégnation de la langue par un vocabulaire guerrier et cynégétique qui a peu
à peu transformé le voisin en ennemi mais plus encore en animal. Elle
relève la diabolisation, presque magique, des combattants du FPR (pourtant invisibles
pour la grande majorité des citoyens lambda) dans l’imaginaire collectif hutu.
Elle s’intéresse aussi à cette porosité croissante entre militaires, miliciens
et civils qui a brouillé considérablement les pistes. Mais, nous dit-elle, cela
n’est pas encore suffisant pour comprendre. Et si les tueurs n’ont pas été de
simples exécuteurs, c’est justement parce qu’ils étaient des voisins… L’extrême
violence et la funeste inventivité qui ont été mises en œuvre par ces voisins/tueurs
ne leur avaient été dictées par personne….
«En effet, la transformation du voisin en ennemi passe par un processus
de création de la figure de la menace au moment même du meurtre. Le voisin
devient un ennemi par les formes singulières de violence qui s’exercent contre
lui. Et, de ce point de vue, il semble que la cruauté vienne alimenter le
processus : elle est tout à la fois justifiée par la perception de la
menace incarnée par la victime, tandis que son exercice façonne la figure de l’hostilité
en produisant précisément de la différence, sur le corps tout particulièrement.»
Il ne pouvait pas s’agir
simplement pour les Hutu, au cœur de cette proximité profonde qui les
rattachaient aux Tutsi, de s’inscrire aveuglément dans une logique d’Etat. Ils
se sont efforcés de transformer leur semblable en ce qui peut y avoir de plus
radicalement lointain (l’animal, l’ennemi, l’autre absolu) et c’est justement
ce à quoi a servi la cruauté hyperbolique qui a été déployée…
Mais bien sûr, pour l’historienne,
ce postulat ne tombe pas du ciel. Il est le fruit d’un travail de patience, d’écoute,
d’observation et d’attention profonde. Elle accepte de se confronter au moindre
détail, à la chair même des mots prononcés et elle met au cœur de son travail
tout ce que d’autres auraient peut-être laissé de côté.
Et au-delà de la reconstitution
du passé, c’est aussi le présent qu’elle interroge. Le périple non encore
achevé de certains survivants pour enterrer les leurs «en dignité» ; l’incroyable
situation qui contraint ceux d’entre eux qui sont restés sur leurs terres à
devoir vivre parmi les hommes et les femmes qui ont exterminé leur famille.
On pense notamment au témoignage poignant de
cette femme, Joséphine Kampire, qui demeure l’unique Tutsi de la colline de
Nyarurama et vit au milieu de ceux (libérés à l’issue des procès) qui ont exterminé
les siens et auxquels elle a échappé. Un acte de résistance et de refus ultime
de l’anéantissement par lequel elle revit à la fois le génocide et son échec final
puisqu’elle a survécu et continue de s’affirmer comme vivante au milieu des
anciens bourreaux…
Hélène Dumas fait le pari de la singularité. A ses yeux, les diverses
responsabilités et faillites politiques ne sauraient à elles seules permettre
de saisir ce qui s’est produit entre avril et juin 1994 au Rwanda. Elle
considère également que chaque histoire est UNE histoire, et qu’on ne peut écraser
la parole de ceux qui ont subi le génocide et le subissent encore aujourd’hui sous
le terme générique et réducteur de «traumatisme». Il faut écouter, toujours et encore.
On a l’impression, au terme de
cette lecture, qu’elle nous invite à nous méfier des leçons que l’on croit
pouvoir tirer trop vite de l’histoire. Mieux vaut s'en défier et rester en éveil
constant face au passé pour mieux
esquiver les coups fourrés du présent. Elle reste d’ailleurs persuadée que la
triste page d’histoire qui l’occupe n’est pas encore tournée et ouvre, dans sa
lumineuse conclusion, de nombreuses pistes de recherche encore à conduire sur
le génocide des Tutsi au Rwanda.
On comprend, après avoir lu cet
ouvrage, la formule par laquelle Stéphane
Audoin-Pouzeau en achevait la préface :
«Le lecteur pourra en juger : un tel livre explique ce qui ne peut
tout à fait se comprendre ; il fait comprendre ce qui ne peut tout à fait
s’expliquer.»
*
Voir aussi notre entretien avec Boubacar Boris Diop réalisé en mai 2011 à l'occasion de la réédition de Murambi, le livre des ossements.
Notes
(1) Voir notamment le Monde
des Livres du 2 avril dernier
(2) Suite à la réorganisation administrative de 2006 les entités
territoriales rwandaises telles que les communes et les préfectures ont été
remplacées par des districts et des provinces (voir le livre de H.D., note p.
35)
(3) Langue maternelle aussi bien des Tutsi que des Hutu…
(4) A travers la tristement célèbre Radio des Mille Collines.
(5) Hélène Dumas note que
contrairement à ce qui a été souvent avancé la fameuse « machette »
n’a pas été la seule arme utilisée, loin s’en faut. Les bourreaux ont souvent
transformé en armes les outils et objets qui leur étaient les plus familiers :
bâtons, houes, fourches, etc.
Cet article peut également être lu sur Culturopoing
Hélène Dumas, Le génocide au village (Le massacre des Tutsi au Rwanda). Editions du Seuil - L'univers historique. 2014.
Images : 1) survivant du génocide / 3) Tribunal Gacaca
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