mercredi 9 avril 2014

> Le Rwanda au ras du sol

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Triste anniversaire s’il en est.

Il y a vingt ans presque jour pour jour, le dernier génocide du XXème siècle allumait ses feux dans l’un des plus petits pays d’Afrique. En à peine plus de trois mois, près de huit-cent mille Tutsi allaient être massacrés, soit les deux tiers de la population totale que comptait alors ce groupe (chiffre revu depuis à la hausse et qui pourrait avoisiner les neuf cent mille personnes).

Cette période commémorative particulièrement marquante s’accompagne d’un nombre significatif de publications sur le sujet (1), qu’il s’agisse de textes encore inédits ou de rééditions (dont la reprise en un seul volume du triptyque de Jean Hatzfeld consacré à ce génocide).

Parmi ces différents ouvrages, il en est un qui a particulièrement retenu notre attention. Il s’agit du travail d’enquête et de réflexion de l’historienne Hélène Dumas : Le génocide au village – le massacre des Tutsi au Rwanda.  Le parti pris méthodologique de son ouvrage (le seul, à notre connaissance, qui pousse aussi loin cette «perspective») est résolument « micro-local » : elle ne prend pour objet d’étude qu’un seul et unique espace géographique et administratif, l’ancienne commune de Shyorongi (2), située à une dizaine de kilomètres au Nord de Kigali. Elle a rencontré ses habitants, parcouru ses chemins, ses collines, ses lieux de mémoire et d’oubli, conduit de multiples entretiens et obtenu l’autorisation d’assister à une bonne partie des « procès populaires » (les fameuses «Gatchatcha») qui s’y sont déroulés dans le courant des années 2000.

Si elle retrace par le menu détail les événements à cette seule échelle, son objectif est d’éclairer la grande histoire du génocide rwandais par la petite. Et d’essayer de comprendre, au sens fort du terme et en dehors de tout cadre idéologiquement préétabli, comment a pu se mettre en place et advenir ce «génocide de voisinage» - qu’elle tient pour un phénomène unique dans l’histoire.




Il y a, dans l’ouvrage d’Hélène Dumas, quelque chose d’assez peu commun, de presque paradoxal. On est à la fois devant un travail extrêmement fouillé, érudit (références à de très nombreux articles et ouvrages de fond), respectueux de protocoles déontologiques visant à circonscrire ce qui est avancé (on cite les sources, les dates, lieux et contexte de recueil des différents témoignages)… et pourtant devant une écriture qui semble se construire en marchant et qui ne fait pas abstraction de ce que l’on pourrait appeler «le corps de l’historienne».

Il est somme toute assez rare dans ce type de travail (qui est, soulignons-le au passage, la reprise partielle d’une thèse de doctorat de haute volée), qu’un historien interroge à ce point l’impact de sa propre présence sur le processus de réception, de restitution et de traitement des informations recueillies.

Si Hélène Dumas dévoile et intègre cette dimension à son travail, ce n’est pas dans le but gratuit de se mettre en scène. Il s’agit plutôt chez elle d’une forme d’honnêteté épistémologique. Sa recherche, qui s’inscrit dans le champ des Sciences Humaines, s’est principalement appuyée sur la parole vivante de victimes, de bourreaux, bref, de parties prenantes du drame inconcevable qui s’est joué au Rwanda. Et ce n’est pas rien, on s’en doute, d’accueillir durant des heures, des mois, des années, de tels témoignages. La familiarité qu’elle a acquise au fil du temps avec la langue du pays, le kinyarwanda (3), à laquelle elle porte une extrême attention, a encore renforcé cette interférence  entre sa propre sensibilité et ce qu’il lui était donné d’entendre. Il lui a donc fallu prendre en considération sa propre sidération devant la parole des témoins et les «commotions» que celles-ci n’ont pas manqué de provoquer sur le «collecteur de données» qu’elle s’est efforcée d’être…mais n’était pas seulement. Elle ne s’étend pas sur ses états d’âme mais questionne l’enjeu qu’ils appellent. Elle pose sa subjectivité sur la table comme un paramètre qui ne doit pas être négligé. De nombreuses questions (pas toujours résolues mais qui ont le mérite d’être posées) sont ainsi formulées au cours de ses recherches, des questions sans lesquelles celles-ci n’auraient pu être conduites : comment peut-on s’exposer à de tels témoignages ? Quel type d’engagement peut motiver de se lancer dans une écoute de ce genre ? Jusqu’où peut-on entendre ce qui est dit ? Comment ma propre réception va-t-elle influer sur le traitement des informations que je recueille ? Faut-il accepter, et à quel prix, d’analyser et tenter de rendre signifiant les détails les plus insoutenables (choix des armes, des supplices, etc.) ?

Ces questions, qu’elle pose et se pose souvent, semblent lui permettre d’avancer tout en cherchant la distance nécessaire (vitale ?) qu’il lui faut trouver pour progresser dans sa réflexion. Et son travail en sort considérablement grandi.

Pour ce qui est de sa thèse, il serait difficile de tenter d’en reprendre ici les détails. Il y a un cheminement à effectuer dans les informations qu’elle compile, les gestes qu’elle observe, les mots, les silences et les attitudes qu’elle soupèse et nous n’avons ni l’intention ni la prétention d’inviter le lecteur à en faire l’économie.

On voudrait toutefois souligner quelques lignes fortes et quelques réflexions qui nous semblent particulièrement originales et éclairantes.

Tout ou presque a été dit en ce qui concerne les responsabilités historiques et politiques qui ont pu rendre possible ce qui s’est produit au Rwanda en 1994. La responsabilité du dispositif colonial belge qui s’est appuyé sur un système d’indigénat discriminant en déléguant son pouvoir aux élites Tutsi. La responsabilité de la machine d’Etat hutu qui aurait très tôt envisagé l’éradication de la minorité Tutsi et sa propagande radiophonique qui a soutenu et  accompagné très vite la perpétration du génocide (4). La part d’irresponsabilité voire de complicité des nations étrangères (dont la France) face aux événements de 1994. Nous n’y reviendrons pas.

Hélène Dumas ne nie pas que ces responsabilités soient à prendre en compte pour comprendre ce qui s’est passé et elle n’en dédouane personne. Mais son propos est ailleurs. Car à ses yeux, ces différents paramètres n’expliquent pas tout. Il demeure une singularité du génocide des Tutsi du Rwanda (tant par son ampleur sur une période très courte que par les formes spécifiques qu’il a revêtues) qui échappe à ces seules chaînes causales...
Elle note qu’en 1994 (en l’occurrence à Shyorongi), Tutsi et Hutu ne constituent pas à proprement parler deux ethnies foncièrement distinctes qui cohabiteraient plus ou moins pacifiquement. Ils parlent la même langue, cultivent la même terre, s’entraident, se marient entre eux, élèvent des enfants ensemble, prient souvent le même Dieu… Les exemples ne manquent pas, partout en Afrique, de distinctions beaucoup plus marquées entre des groupes socio-culturels (que ces distinctions soient vécues pacifiquement ou conflictuellement). On se trouve donc dans une situation d’étonnante proximité qui rend par bien des aspects difficilement entendable le renversement qui a pu s’opérer. Car au bout des différentes chaînes de causes et d’effets qui ont pu conduire au génocide, Hélène Dumas décèle une forme de réalité insécable : la grande majorité des Tutsi massacrés l’ont été par leurs plus proches voisins, par leurs amis, leurs parents, mais surtout selon des méthodes et sous des formes de violence extrême qui n’avaient été imposées telles quelles à ces bourreaux «de proximité».

L’un des concepts les plus originaux et éclairants qu’elle met en avant et qui relève plutôt de l’anthropologie sociale et la psychanalyse est celui de «réversibilité sociale». Elle constate que c’est la proximité même et le bon voisinage entre Tutsi et Hutu qui, retournés comme un gant, on rendu possible ce génocide. Les lieux de protection (églises, familles, espaces partagés) sont devenus les lieux privilégiés de la destruction. Les ustensiles du quotidien (outils, instruments agraires, domestiques) ceux des supplices et des exécutions (5). Si Hélène Dumas se penche avec précision sur les modes d'exécution, les tortures infligées, les ustensiles utilisés à cette fin, ce n’est pas par goût du détail scabreux mais parce qu’elles les considère comme porteurs de sens. C’est à travers eux que se laisse déchiffrer ce qu’elle appelle un «génocide domestique», un génocide où le plus proche doit devenir le plus lointain, par l’exercice même d’une cruauté qui le constitue comme tel…

Bien sûr, cela ne s’est pas fait en un jour et Hélène Dumas analyse aussi les différents phénomènes qui ont conduit la «communauté morale» tutsi/hutu au bord de cette déchirure. Elle évoque et traque cette longue imprégnation de la langue par un vocabulaire guerrier et cynégétique qui a peu à peu transformé le voisin en ennemi mais plus encore en animal. Elle relève la diabolisation, presque magique, des combattants du FPR (pourtant invisibles pour la grande majorité des citoyens lambda) dans l’imaginaire collectif hutu. Elle s’intéresse aussi à cette porosité croissante entre militaires, miliciens et civils qui a brouillé considérablement les pistes. Mais, nous dit-elle, cela n’est pas encore suffisant pour comprendre. Et si les tueurs n’ont pas été de simples exécuteurs, c’est justement parce qu’ils étaient des voisins… L’extrême violence et la funeste inventivité qui ont été mises en œuvre par ces voisins/tueurs ne leur avaient été dictées par personne….

«En effet, la transformation du voisin en ennemi passe par un processus de création de la figure de la menace au moment même du meurtre. Le voisin devient un ennemi par les formes singulières de violence qui s’exercent contre lui. Et, de ce point de vue, il semble que la cruauté vienne alimenter le processus : elle est tout à la fois justifiée par la perception de la menace incarnée par la victime, tandis que son exercice façonne la figure de l’hostilité en produisant précisément de la différence, sur le corps tout particulièrement.»

Il ne pouvait pas s’agir simplement pour les Hutu, au cœur de cette proximité profonde qui les rattachaient aux Tutsi, de s’inscrire aveuglément dans une logique d’Etat. Ils se sont efforcés de transformer leur semblable en ce qui peut y avoir de plus radicalement lointain (l’animal, l’ennemi, l’autre absolu) et c’est justement ce à quoi a servi la cruauté hyperbolique qui a été déployée…

Mais bien sûr, pour l’historienne, ce postulat ne tombe pas du ciel. Il est le fruit d’un travail de patience, d’écoute, d’observation et d’attention profonde. Elle accepte de se confronter au moindre détail, à la chair même des mots prononcés et elle met au cœur de son travail tout ce que d’autres auraient peut-être laissé de côté.

Et au-delà de la reconstitution du passé, c’est aussi le présent qu’elle interroge. Le périple non encore achevé de certains survivants pour enterrer les leurs «en dignité» ; l’incroyable situation qui contraint ceux d’entre eux qui sont restés sur leurs terres à devoir vivre parmi les hommes et les femmes qui ont exterminé leur famille.

 On pense notamment au témoignage poignant de cette femme, Joséphine Kampire, qui demeure l’unique Tutsi de la colline de Nyarurama et vit au milieu de ceux (libérés à l’issue des procès) qui ont exterminé les siens et auxquels elle a échappé. Un acte de résistance et de refus ultime de l’anéantissement par lequel elle revit à la fois le génocide et son échec final puisqu’elle a survécu et continue de s’affirmer comme vivante au milieu des anciens bourreaux…

Hélène Dumas fait le pari de la singularité. A ses yeux, les diverses responsabilités et faillites politiques ne sauraient à elles seules permettre de saisir ce qui s’est produit entre avril et juin 1994 au Rwanda. Elle considère également que chaque histoire est UNE histoire, et qu’on ne peut écraser la parole de ceux qui ont subi le génocide et le subissent encore aujourd’hui sous le terme générique et réducteur de «traumatisme». Il faut écouter, toujours et encore.

On a l’impression, au terme de cette lecture, qu’elle nous invite à nous méfier des leçons que l’on croit pouvoir tirer trop vite de l’histoire. Mieux vaut s'en défier et rester en éveil constant face au  passé pour mieux esquiver les coups fourrés du présent. Elle reste d’ailleurs persuadée que la triste page d’histoire qui l’occupe n’est pas encore tournée et ouvre, dans sa lumineuse conclusion, de nombreuses pistes de recherche encore à conduire sur le génocide des Tutsi au Rwanda.

On comprend, après avoir lu cet ouvrage, la formule par laquelle Stéphane Audoin-Pouzeau en achevait la préface :

«Le lecteur pourra en juger : un tel livre explique ce qui ne peut tout à fait se comprendre ; il fait comprendre ce qui ne peut tout à fait s’expliquer.»

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Voir aussi notre entretien avec Boubacar Boris Diop réalisé en mai 2011 à l'occasion de la réédition de Murambi, le livre des ossements.


Notes
(1) Voir notamment le Monde des Livres du 2 avril dernier
(2) Suite à la réorganisation administrative de 2006 les entités territoriales rwandaises telles que les communes et les préfectures ont été remplacées par des districts et des provinces (voir le livre de H.D., note p. 35)
(3) Langue maternelle aussi bien des Tutsi que des Hutu…
(4) A travers la tristement célèbre Radio des Mille Collines.
(5) Hélène Dumas note que contrairement à ce qui a été souvent avancé la fameuse « machette » n’a pas été la seule arme utilisée, loin s’en faut. Les bourreaux ont souvent transformé en armes les outils et objets qui leur étaient les plus familiers : bâtons, houes, fourches, etc.

Cet article peut également être lu sur Culturopoing




Hélène Dumas, Le génocide au village (Le massacre des Tutsi au Rwanda). Editions du Seuil - L'univers historique. 2014.


Images : 1) survivant du génocide / 3) Tribunal Gacaca

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