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Dans le cadre du festival Hors Limites, Maylis de
Kerangal était l’invitée de la librairie de Bobigny le 25
mars dernier. Elle était venue parler de son dernier roman, Réparer les
vivants, une «chanson de geste» moderne et touchante qui nous immerge au
cœur de l’univers de la transplantation cardiaque. Ce fut aussi, pour ses
lecteurs, l’occasion de l’interroger plus largement sur son rapport au roman,
sur son écriture et sur les thèmes qui lui sont chers.
A cette occasion, elle nous a accordé un entretien, que nous retranscrivons
ici.
Fiolof
Maylis de Kerangal, on s’interroge parfois, en lisant vos deux derniers romans, sur ce qui a pu vous pousser vers des cadres romanesques aux contours d’abord si techniques (le milieu de la construction pour Naissance d’un pont, celui de la transplantation cardiaque pour Réparer les vivants). Comment trouvez-vous votre propre chemin dans ces univers-là ?
Maylis de Kerangal
Effectivement,
l’édification d’un pont ou la transplantation cardiaque ne sont pas des sujets
considérés généralement comme littéraires. On trouvera souvent plus romanesque
de parler par exemple des sentiments, de l’amour, de la famille, voire de
la guerre. Ce sont là des motifs plus littéraires. Pourtant ces sujets
apparemment "non romanesques" permettent de ressaisir des formes plus
anciennes dans le champ du contemporain. Dans Naissance d’un pont j’ai
vu l’occasion de travailler sur l’épopée. Dans l’univers de la transplantation
cardiaque, je me suis intéressée à la chanson de geste. Au fond, il n’y a pas
de sujet qui ne soit pas soluble dans le roman.
Ces sujets
m’intéressent aussi parce que je n’en sais rien au départ. Il y a toujours une
forme d’étrangeté à l’origine de mon désir d’écrire. L’envie d’aller chercher
ce que je ne connais pas encore pour me fabriquer un petit ilot de savoir que
je constitue au fil de l’écriture. Un désir d’expérience. L’écriture qui marche
avec de « l’étranger », voilà ce qui me touche. Au départ je suis
pauvre et démunie. Et après il y a la documentation…et le rêve.
Fiolof
De quelle manière écrivez-vous, construisez-vous vos romans avec cette matière qui vous est d’abord étrangère ?
Maylis de Kerangal
J’écris au fur
et à mesure et dans l'ordre chronologique. Je creuse la question qui se pose au
moment où j’écris. Je ne me documente pas d’abord pour écrire ensuite. Ce n’est
pas mécanique. Ce n’est peut-être pas la bonne méthode, mais j’ai besoin de
sentir le livre s’écrire. Il n’y a pas un temps pour la recherche
d’informations puis un autre pour l’invention. La dimension chronologique est
importante pour moi et sur cet aspect, si l’on considère mes deux derniers
sujets, la transplantation cardiaque et la construction d’un pont, j’ai été
épaulée par les processus qui sont au cœur de ces activités. Que ce soit pour
l’une ou pour l’autre, et malgré leurs différences évidentes, il y a des
protocoles, des étapes à respecter. J’ai pu m’appuyer sur ça pour avancer.
J’aime bien suivre une ligne, un chemin. Mes romans ne sont pas des puzzles, je
n’assemble pas des fragments. J’avance. Je découvre parfois des choses qui
peuvent me faire dévier et où une connaissance nouvelle infléchit
l’écriture, qui se la réapproprie en retour. Prenons la question du coma, par
exemple, dans Réparer les vivants. J’ai appris qu’à un moment donné on a
redéfini la mort. La science médicale situe aujourd’hui la mort du côté du
cérébral et non plus du cardiaque. Cette existence d’une définition de la mort
était d’abord pour moi une fantaisie, c’était exotique… Et je l’ai intégrée à
la matière de mon roman.
Fiolof
Vous recourez donc à une certaine documentation mais c’est l’idée de roman qui prime…
Maylis de Kerangal
Oui, ce qui
m’intéresse c’est de tenir finalement assez loin la documentation. Elle se
sent, bien sûr, car il y a une question de langage qui vient la désigner,
des termes spécifiques, parfois un jargon… Mais mon idée est d’affirmer la
puissance et la possibilité du roman. Un roman actif dans des réflexions en
train de se faire…. Pour Naissance d’un pont, il n’y avait pas trop de
danger, car on peut en parler sans passer par l’extrême détail. Le livre a pu
sembler documenté car dans le roman français on recourt peu à la technique.
L’enjeu était plus important avec Réparer les vivants, car dans le
secteur de la transplantation cardiaque on est vite confronté à une grande
technicité. Mais il fallait que ce soit avant tout un roman. Je sais que je ne
suis ni ingénieure ni médecin, je veux d’abord proposer quelque chose qui est
vécu, en train de se faire. Le roman est le lieu de restitution de la vie plus
que du réel.
Fiolof
On sent chez vous, quand vous en parlez, un réel engouement pour la forme romanesque.
Maylis de Kerangal
Oui, il y a
chez moi une joie du roman. Je me suis essayée un peu à l’écriture théâtrale,
mais je ne m'y sens pas encore à l’aise. J’ai écrit des nouvelles et des
romans. Surtout des romans. C’est un genre riche mais fragile en même temps. Il
permet beaucoup et rend notamment possible une double inscription du texte à la
fois dans le contemporain, le social mais aussi dans l’actualité de chaque
personne. Les romans ont souvent permis de mieux penser le réel, la vie,
d’éclairer des choses. D'une certaine manière, le roman est mon lieu, c’est là
que je me sens bien.
Fiolof
Pour revenir sur la question de la documentation, quelles ont été vos principales sources pour écrire Réparer les vivants ?
Maylis de
Kerangal
Je n’ai pas eu
besoin d’aller très loin… Il y a l’Agence de la Biomédecine, 1 avenue du Stade
de France à Saint-Denis. Je suis allée là-bas et j’ai rencontré un médecin qui
m’a entre autre parlé de l’invention du logiciel Cristal, ce fameux logiciel
qui apparaît dans le roman et qui permet d’analyser les compatibilités entre
donneurs et receveurs. Et puis à l’hôpital de la Salpêtrière j’ai pu assister à
une greffe, à ce moment de la réimplantation. C’était très intense… J’ai
également échangé avec un infirmier qui coordonne les greffes et qui m’a appris
beaucoup de choses que l’on retrouve dans le livre. Et puis, bien sûr, je me suis
appuyé sur une documentation livresque.
Fiolof
Sur le volet technique, les aspects médicaux, vous êtes-vous autorisée certaines licences ou tout correspond-il à la réalité ? Je pense notamment à la formule latine que déclame Emmanuel Harfange, le chirurgien, au moment de la transplantation. Un hommage qu’il rend au premier médecin qui décrivit, au XVIIème siècle, le système de circulation sanguine dans le corps humain. Un rite très étonnant s’il est authentique…
Maylis de Kerangal
Non, je vous
rassure, ce passage est totalement inventé ! Mais j’étais fascinée par la
figure de William Harvey, cet homme qui à plusieurs siècles de nous a
considérablement changé la représentation du corps, en décrivant le cœur
comme une pompe à effet hydraulique… et qui a ainsi rendu possible pour
plus tard l’idée même de transplantation cardiaque.
Fiolof
Pouvez-vous nous parler du début de vos romans, de comment ça prend chair ? Qu’est-ce qui joue d’abord : l’idée d’un personnage, une intuition esthétique… ?
Maylis de Kerangal
J’ai une
représentation assez "matérielle", "physique" du texte que
je veux écrire. Les ambiances, les vitesses, les lumières, les espaces. Est-ce
que ce sera dehors, ou bien dedans… Pour Naissance d’un pont, je voyais
un texte surtout panoramique, en extérieur. Il n’y a quasiment aucune scène
d’intérieur. Et avec beaucoup de personnages. Je voulais aussi décrire une
aventure collective. Je me suis demandée : « si ce n’est pas la
guerre, qu’est-ce que ça pourrait être ? ». Pour Réparer les
vivants, c’est différent. Le texte s’est d’abord écrit dans la suite de
deuils privés. C’est la mort qui a déclenché l'écriture et derrière, l’idée de
la chanson de geste. Et la transplantation s’y prêtait tout à fait. C’est un
haut fait d’aujourd’hui, un fait qui questionne à la fois l’héroïsme et le
langage - la question du cœur dans le langage est partout. Et puis pour
l’écrire, j’ai eu aussi la vision d’un livre mat. Le Havre, le béton, le gris.
Et je voyais, à l’inverse de Naissance d’un pont, un roman d’intérieur,
des intérieurs un peu sinueux, des couloirs d’hôpitaux. Puis il y a avait
bien sûr cet intérêt pour le cœur humain. Le cœur est un sujet que l’on déplie,
comme une fleur. J’avais déjà écrit un texte court sur la transplantation
cardiaque et j’ai pu le reprendre, le déployer. Avec un tel sujet, le livre
prend facilement beaucoup d’épaisseur. Et bien sûr je tournais également autour
de cette question, ce mystère de la transplantation : je voulais
m’intéresser à la façon dont ça marche, comprendre comment ce geste a été
conçu. Je voulais saisir quelle représentation du corps a dû émerger un jour
pour qu’on puisse penser à en réparer un avec un autre.
Fiolof
Parmi les retours de lecteurs que vous avez eus, vous est-il arrivé d’avoir un retour de gens du métier (médecins, infirmiers…) ?
Maylis de Kerangal
J’ai reçu
beaucoup de courriers de médecins qui avaient lu mon livre. Le plus souvent des
lettres pour dire qu’ils l'avaient aimé, qu'ils étaient heureux que l'on évoque
leur métier, le monde médical. Pourtant, le médecin n’est pourtant pas un
personnage nouveau dans le roman. Il y est même récurrent. On pense à Charles
Bovary (même s’il n’est pas très glorieux…), mais aussi à d’autres. Certains
écrivains aussi étaient médecins, comme Tchekhov. Mais les lecteurs de Réparer
les vivants ont aimé qu’on puisse montrer la chaîne humaine, la geste
collective. J’ai eu aussi beaucoup de témoignages de personnes greffées et de
donateurs d’organes… Ils semblent avoir été touchés par ça. Certaines
associations de dons d’organe ont aussi capté le livre comme un médium qui
pouvait sensibiliser le public à cette cause. C’est tant mieux, même si mon
projet n’était pas le pour ou le contre mais visait à interroger ce que cela
construit pour nous en tant que corps social.
Fiolof
La mort est au cœur de votre roman, mais pourtant, Réparer les vivants n’est pas à proprement parler tragique. Comment l’expliquez-vous ?
Maylis de Kerangal
Oui.
Généralement la mort dénoue la tragédie. On en sort par la mort. J’aime la
tragédie, notamment pour sa beauté formelle. Le roman ici prend la mort à
rebours, s’écrit contre elle. La mort est un début, elle n’est pas une fin.
Dans Réparer les vivants, c’est dur, mais il n’y a pas de
morbidité. Il y a une forme de pathos, car il y a bien de la douleur, mais
pas de ressassement du pathétique. On démarre dans des zones très sombres et on
évolue vers des zones plus claires. On va vers le lumineux, la vie qui gagne.
Il y a sans doute quelque chose comme une propagation de la vie. Avec un corps
on en sauve cinq…
Fiolof
Justement, il y a une certaine forme de désenchantement dans la littérature contemporaine actuelle, sur le monde du travail, sur les relations interpersonnelles, la société dans laquelle nous vivons... On a l’impression que, sans pour autant faire l’impasse sur ce que la vie nous réserve de sombre, cette noirceur n’est pas ce qui vous intéresse le plus. Vous qualifieriez-vous d’écrivain optimiste ?
Maylis de Kerangal
Je ne suis pas
très optimiste mais il y a ici quelque chose qui, lorsque j’écris, est
pris par le haut. Surtout dans Réparer les vivants. Je ne voulais pas
m’appesantir sur le revers médiocre des choses, nos petites bassesses, nos
médiocrités. Le personnage de Thomas Rémige, par exemple, est un saint
laïc ; il allie délicatesse, empathie, humanité… La narration, elle, ne
magnifie rien mais les personnages ont une humanité. Harfange est un peu
arrogant, Virgilio est un ambitieux, mais j’ai surtout voulu montrer ce qu’ils
avaient d’humains.
Dans Naissance d’un pont, il y avait peut-être quelque chose de plus rude, la mise à jour d’antagonismes sociaux, de conflits d’intérêt. Il y a une grève, l’accident mortel d’un ouvrier… Mais quelque chose dépasse cela. J’ai voulu manifester une foi en l’homme, une forme d’humanisme. Il y a un intérêt pour l’action collective, ce qui, me semble-t-il, n’est pas si fréquent dans le roman d’aujourd’hui. Il y a rarement un personnage principal dans mes romans, mes textes dessinent toujours un collectif et ça aussi, c’est un motif assez politique. Réparer les vivants s’inscrit encore plus dans cette dimension. L’opération du don d’organe interroge ce qu’est le corps social. Et il ne s’agit pas seulement du corps de Claire, la patiente qui reçoit le cœur de Simon Limbres. Mais il y a l’idée que la blessure scandaleuse, l’entaille insupportable faite au corps social par la mort de ce jeune homme, que cette blessure se répare. Le corps est remis au pot commun, collectivisé. Qui plus est, c’est un don qui n’organise pas de contre-don, un don sans hiérarchie, sans domination. C’est un don qui fonctionne à rebours de toutes les définitions anthropologiques du don, une opération totalement fascinante. J’aime essayer de montrer l’humain au sein de communautés où existe pourtant la violence. Il y a la violence, la domination, mais il y a aussi ça. Je ne me reconnais peut-être pas dans le terme d’optimisme, mais dans celui d’humanisme, si.
Fiolof
On est immergé dans le milieu médical avec Réparer les vivants comme on l’était dans celui de la construction dans Naissance d’un pont. Est-ce qu’il y a d’autres univers professionnels qui vous fascinent particulièrement, qui pourraient vous inspirer, auxquels vous êtes particulièrement sensible ?
Maylis de Kerangal
Naissance d’un pont et Réparer les vivants interrogent le travail
dans des dimensions que l’on repère très bien. On est là dans un travail tel
qu’on se le représente de façon assez simple. Dans Réparer, surtout, il
y a une hyper technicité repérable, on voit très bien où se joue la
compétence professionnelle. Mais il y aussi des mondes où le travail ne
s’accompagne pas de gestes particuliers. Il faut aller les chercher. Et ces
univers-là aussi m’intéressent. C’est le cas par exemple du monde politique. Il
y a beaucoup de travail, sans doute un langage particulier, du temps dépensé…
mais on ne sait pas très bien ce que c’est, où ça se joue. Il faut fouiller,
décrypter.
Fiolof
C’est un peu le cas du travail de l’écrivain, non ?
Maylis de Kerangal
Oui. L’acteur,
comme l’archéologue, ont des techniques propres, identifiables, transmissibles.
Pour l’écrivain c’est plus flou. Si je prends mon cas, j’ai l’impression de
travailler beaucoup quand j’écris, j’y passe du temps. Mais l’appréciation du
travail réalisé, de la réussite ou du ratage est plus ambiguë. Si la
construction d’un pont fait défaut, le pont s’écroule. Si les bons gestes ne
sont pas effectués sur un cœur, l’opération échoue. C’est clair et net. Ce
n’est pas le cas avec l’écriture, il y a beaucoup de travail, mais ce travail
est moins net. Sauf peut-être une fois le livre écrit et publié, lorsqu’on se
déplace, qu’on en parle. Une parole peut se préparer, se préciser. Mais pour ce
qui est du temps de l’écriture, c’est autre chose.
Fiolof
Avez-vous actuellement un texte en cours ? Est-il en prise avec un autre univers professionnel ?
Maylis de Kerangal
Je travaille en
ce moment à un texte qui porte sur l’invention des grottes de Lascaux. Ce sont
des grottes qui ont été découvertes par des adolescents très jeunes. C’est une
manière pour moi d’interroger cette fois le monde de l’enfance. Il ne s’agit
donc pas d’un univers professionnel. C’est autre chose mais pourtant, quelque
part, ces différents textes sont logiquement enchaînés.
*
Un grand merci à Maylis de Kerangal pour sa générosité dans les échanges, sa gentillesse et sa disponibilité. Merci aussi à Aline Charron et Guillaume Chapellas qui l'ont accueillie et à Sylla Grinberg, photographe.
Maylis de Kerangal :
Naissance d'un pont. Editions Verticales. 2010.
Réparer les vivants. Editions Verticales. 2014.
Images : 1) Michel Ange, détail de la chapelle Sixtine 3) (c)Sylla Grinberg
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