On est en 1988. Raymond Carver
est l’un des plus grands écrivains américains. Il a cinquante ans et il va
mourir. Son poumon est «criblé de balles»,
ce qui ne l’étonne guère, il a passé sa vie une cigarette aux lèvres. Cinquante
ans c’est peu et c’est beaucoup. Peu, parce qu’il le sait, il aurait encore
beaucoup à coucher sur le papier – il reste des centaines de nouvelles et de
poèmes dans sa tête et ses tiroirs. Mais c’est beaucoup aussi si l’on considère
que contrairement à d’autres, il a vécu deux vies. La première a duré
longtemps : une vie imbibée de galères et d’alcool et brûlée dans la rage
désespérée de se donner les moyens d’écrire – et de ne faire que cela. Une
existence qui l’aura brinqueballé comme un bille de flipper aux quatre coins
des Etats-Unis, de cabanes en mobile home, de petits boulots en postes
précaires dans diverses universités. Il y avait alors sa première femme et son
grand amour, Maryann Burk, qui avait fait de lui un père de famille de 18 ans
alors qu’elle elle en avait 16 et qui finira par plonger dans la boisson avec
lui.
A la fin des années 70, Carver avale
sa dernière goutte d’alcool et commence bientôt à pouvoir vivre de sa plume. Malgré
ce confort inespéré dont il sera redevable au destin à la veille de sa mort, il
garde le feu et la faim d’écrire et il lui reste d’autres combats à
mener...
C’est cette vie-là que nous
suivons à pas pressés derrière une plume alerte et sans fioriture, dans Devenir Carver, la biographie que Rodolphe Barry a consacré à
l’un des plus grands nouvellistes américains du XXème siècle.
Ce parcours-là aurait pu être l’histoire
d’une ascension. Celle d’un homme habité très tôt par le désir d’écrire, qui,
sacrifiant tout à ce désir et à force de travail, finit tardivement par «percer».
Ce n’est pourtant pas la leçon un peu facile que Rodolphe Barry semble vouloir
tirer de l’existence dans laquelle il s’est plongé. Il semble plutôt suivre au
plus près cette « faim » qui habite Carver et nous montrer les
méandres qu’elle aura empruntés dans le cours d’ une existence qui aurait voulu
lui laisser si peu de place.
Figure marquante de la
littérature américaine, Raymond Carver est né à la fin des années trente d’un
père alcoolique qui travaillait dans une scierie et d’une mère qui s’éreintait
en petits boulots dans les commerces et les restaurants de sa ville. A vingt
ans il est marié depuis deux ans et a déjà deux enfants de Maryann Burke, une
ancienne amie de lycée. Le couple enchaîne les petits boulots et courent
derrière les fins de mois. Ils vivent sur la côte est mais déménagent bientôt
en Californie. C’est le début d’une longue série de déambulations le plus
souvent marquées par des expulsions pour loyers non payés ou l’espoir de
trouver un toit et une situation un peu plus enviable. C’est en Californie que
tout bascule et que Raymond Carver décide, pour le meilleur et pour le pire, de
tout donner à l’écriture…
Il suit bientôt des cours de creative writing avec John Gardner, qui
le révèle totalement à lui-même… Il lit et relit Hemingway, Tchekov, Isaac Babel, Flannery O’Connor, apprend le travail d’écrire, le labeur sans fin
du dégraissage… Sa voie est là, mais parsemée de ronces : le travail, les
enfants, la croûte à ramener chaque jour. Il faut composer avec tout cela et on
compose mal. L’alcool vient s’en mêler dès le début des années 70 et s’en
débarrasser sera l’autre grande histoire de la vie de Carver, une histoire que Rodolphe Barry nous fait également
vivre dans toute son intensité.
Pour écrire, donc, les espaces
sont étroits et c’est dans l’étroitesse de ces espaces que Carver va sculpter
la forme brève et trouver son style. Poésie et nouvelle seront ses deux voix de
prédilection. Il n’en décrochera pas et le roman, toujours, lui glissera entre
les doigts. Il a besoin de rendre dans son écriture cette nervosité que lui
impose la vie, le manque de temps…
On suit également les aléas de l’histoire
d’amour, puissante et déglinguée par la vie, qui le lie à sa femme, Maryann
Burk. Elle trime souvent pour tous quand Ray Carver se bat avec ses textes ;
ils se déchirent, se retrouvent, sont boxés par l’alcool et les problèmes d’argent.
Ils s’aiment mais leur couple se désagrège et ils finiront par divorcer quand
tout ira mieux, au moment même, comme ils se l’avouent, où ils auraient dû se
rencontrer.
L’autre combat que Carver doit
mener lorsqu’il commence à « monter » vise le joug ambivalent que lui
impose Gordon Lish, l’éditeur qui l’a
lancé. Une histoire célèbre, sujet à controverses encore aujourd'hui et qui a fait l’objet du roman de Stéphane Michaka, Ciseaux, paru en 2012 chez Fayard. Lish, doué d’un flair éditorial imparable, se réappropriait
totalement les nouvelles de Carver. Tout en reconnaissant l’immense talent de « son »
écrivain, il taillait abondamment dans ses textes, modifiait les titres de ses
nouvelles, dénaturait les écrits du nouvelliste. Carver, sans jamais cesser de
reconnaître ce qu’il devait à Gordon
Lish, s’est longtemps opposé à ses
pratiques qui eurent, au fil du temps, de plus en plus le don de le révolter …
Il finit par se séparer de lui dans les années 80.
Ces années-là, Carver les passera
auprès de la poète américaine Tess
Gallagher – dans une paix matérielle et une reconnaissance publique tardives
qui lui feront connaître un peu l’autre face du monde. Il ne cessera pourtant
jamais de continuer à écrire comme «on
ronge un os». Et c’est encore aux mots qu’il rendra hommage lorsqu’il verra
la mort dans les yeux. L’un de ses derniers textes (écrit pour un discours
prononcé à l’Université de Hartford) est une Méditation sur une phrase de Sainte Thérèse. Deux feuillets qui lui
sont inspirés par une formule de Thérèse d’Avila:
« Les mots mènent aux actes (…). Ils préparent l’âme, la mettent
en condition, la poussent à la tendresse. »
Entre la biographie imaginaire
façon Nathalie Léger (il faut lire de
cette auteure le magnifique Vies silencieuses de Beckett ) et les reconstructions
minutieuses et harnachées comme des chevaux de combat, il y a une place pour cette
autre façon d’entrer dans une vie d’écrivain... Ça va vite, les sources sont redistribuées dans des dialogues qui s’enchaînent librement. Il y a
un souffle. Rodolphe Barry restitue
l’épaisseur d’une vie avec rythme et densité sans pourtant jamais se perdre
dans les détails. Sans jamais verser non plus dans la martyrologie ni dans l’idéalisation.
Il nous peint le portrait d’un homme de chair et de sang, simplement consumé
par le feu d’écrire. Et l’on a envie, une fois le livre refermé, de sentir à
nouveau le poids des mots de Carver, de retrouver la simple intensité de ses
phrases.
Y aurait-il, derrière cette
vie-là, quelque chose comme une leçon d’écriture ? A défaut de leçon, on
rencontrera à tout le moins quelques constats définitifs… Comme ici, dans cette
formule bouillonnante lancée par Bukowski et qui résume peut-être à elle seule l’existence
tout entière de Raymond Carver :
«Le seul moyen d’apprendre à écrire est d’écrire, d’écrire et d’écrire
encore et d’avoir un tel besoin d’écrire que si tu ne le fais pas tu deviens
cinglé ou tu dévalises une banque ou tu bois jusqu’à ce que mort s’ensuive ou
tu te jettes en voiture du haut d’une falaise, tu piges ?»
Rodolphe Barry, Devenir Carver. Editions Finitude. 2014.
Bon article Merci ! Rodolphe Barry
RépondreSupprimerUn livre sublime qui se lit comme une virée en Cadillac à fond la caisse dans la poussière
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