Catherine Lacey a trente ans.
Elle nous vient du Mississipi. Elle signait en 2014 un premier roman
spectaculaire : Nobody is Ever
Missing, traduit cette année par Myriam Anderson chez Actes Sud. C’est
l’histoire d’une femme qui quitte son mari et sa vie new-yorkaise pour
rejoindre une ferme au fin fond de la Nouvelle-Zélande. Mais une histoire,
qu’elle quelle soit, ne nous dit jamais rien d’elle avant qu’on ait entrepris
le voyage. Tout se tient toujours et encore dans ce qui s’écrit : dans la
chair des mots et le son de la voix. Or donc, ce road movie sur fond de crise conjugalo-existentielle, ou l’inverse,
dévoile bien plus à la lecture que la
couleur de son pitch : un style fulgurant, un sens inouï du monologue
intérieur, une féérie acide, un grand bol d’air et de folie. Une dérive, triste
et magnifique.
Elyria a tout plaqué et atterrit
dans cet autre pays, très lointain et très proche « avec un sac à dos, un gilet, des tennis vertes » et au fond de
sa poche l’adresse griffonnée d’un homme croisé à New-York, qui vit seul dans
un coin paumé du sud de ce grand désert habité et lui a promis qu’il pourrait
mettre une chambre à sa disposition si un jour elle apparaissait. Les feux de
l’exotisme ne sont pas tout à fait au rendez-vous, pas en tout cas de la façon
dont on pourrait s’y attendre :
« A la sortie de la zone de retrait des bagages, j’ai observé un homme
qui fumait en shootant dans quelque chose le long du trottoir, la lumière du
soleil volait autour de lui comme dans un portrait de saint. Voilà, c’était ça
le pays dans lequel je m’étais catapultée. »
Mais cette auto-explulsion, on va
vite le comprendre, n’est pas à proprement parler une libération. On se
rattrape toujours au bout du monde, et la jeune femme est partie avec « son yack », entendez sa voix
intérieure, l’animal détraqué qui l’habite et qu’elle nourrit de longs
soliloques silencieux et dont l’appétit s’accroît au fil du temps. Une bête qui
l’empêche de faire les choses comme il faudrait les faire. Son quotidien a
pourri entre ses mains, malgré un mari aimant, un certain confort de vie.
Personne n’est à l’abri des démons, des démons qui l’ont rattrapée plus vite
que prévu : la béance qu’a laissé dans sa vie une sœur surdouée (fille
adoptive de sa mère) qui s’est jetée par la fenêtre et cette chose impalpable
(avec laquelle certains parviennent à composer et d’autres beaucoup moins bien)
qui gangrène l’existence, assourdit le désir, vous pousse sans cesse comme une
vieille morve au fond de vous-même.
La narratrice s’embarque donc en
auto-stop vers sa destination dans un pays de bagnoles, de camions, de paysages
sauvages, de moutons et d’opossums, ces marsupiaux qui, en Nouvelle-Zélande, se
sont reproduits de manière pléthorique - au point, disent certains, qu’ils
finiront par en devenir les seuls et derniers habitants. Mais tout cela nous
parvient par la lorgnette, drôle, amère ou hallucinée d’Elyria et de son yack.
Le récit oscille entre méditations en pente douce, retours en arrière (la sœur,
la mère, le couple) et les rencontres plus ou moins brèves que la jeune femme
effectue durant son périple.
Ce qui nous saisit dans ce livre,
c’est la langue de Catherine Lacey.
Une langue qui nous aimante à la dérive et aux visions assez peu prévisibles de
la narratrice. Un style assez simple du point de vue lexical mais où le regard
de celle qui parle nous porte toujours là où l’on ne s’y attend pas, invente
des possibles à chaque paragraphe, déboîte tranquillement le monde. Qu’elle
nous parle d’amour, de nourriture, de la mer ou personnages croisés ici où là,
tout semble immédiatement contaminé par les ondes troublantes de son propre
univers.
Ici, par exemple :
« De près, le visage du barman avait quelque chose d’enfantin et de
douloureux, à tel point qu’en le regardant j’ai eu la sensation d’être sa mère,
c’était insupportable de le voir si malheureux après tout ce que j’avas
traversé pur le mettre au monde. Pas très opportun comme sentiment quand tout
ce que je voulais c’était lui commander une bière et un sandwich. »
Ou lorsqu’elle cherche à
qualifier ce qu’elle ressent pour Jaye, un transexuel avec lequel elle est
amenée à travailler et seul personnage rencontré durant son voyage dont elle se
sentira un temps très proche :
« C’est là que j’ai décidé que j’étais amoureuse de Jaye – pas d’un amour
romantique ou amical ou sexuel, une autre sorte d’amour à la fois propre et
simple et inoffensif. Un amour constitué d’un bruit inaudible, comme le bruit
de ces sifflets que seuls les chiens entendent, ou de ces petits trucs en
plastique que les gens posent sur leur voiture pour que les biches les
entendent et s’éloignent de la route. On ne peut rien faire contre le bruit
inaudible. Il est là, c’est tout. »
Parfois, la phrase se déploie, se
fait longue, s’enroule sur elle-même jusqu’à l’essoufflement, voudrait toucher
le bout du bout, le vide du bout de toute chose :
« Est-ce que tout le monde sur la planète, ou au moins tout le monde sur
la planète appelée moi, n’est pas coincé entre deux impulsions : le désir
de disparaître comme si rien n’était jamais arrivé et le désir d’être une bonne
personne amoureuse, aimante, aimée, qui ait un sens, qui aille juste
bien ? Je voudrais être cette personne, une portion de personne
respectable mais je voudrais aussi n’avoir rien à voir avec le fait d’être une
personne, parce qu’être une personne c’est être cassable, c’est savoir que tu
vas casser, incessamment, à tout moment, et peut-être pas simplement à tout moment,
mais précisément à ce moment-ci, cette minute, un avion pourrait tomber du ciel
et t’écraser, ou le bâtiment dans lequel tu te trouves pourrait simplement
s’effondrer et te tuer ou tuer la personne que tu aimes – et aimer quelqu’un
c’est savoir qu’un jour ou l’autre il te faudra voir cette personne souffrir à
moins que ce soit toi d’abord, aimer quelqu’un signifie que tu vas certainement
perdre cet a mour à cause de quelque chose de lent, comme l’ennui, ou une haine
purulente, ou à cause de quelque chose de rapide au contraire, comme un
accident de voiture ou une catastrophe improbable ou une bactérie bouffeuse de
chair – et qui saura d’où c’est venu, cette bactérie bouffeuse de chair, un si
beau garçon, qulle tristesse – et non ton yack, notre yack à chacun, veut juste
en finir, ne supporte plus la tension que ça représente de se balader dans le
monde comme si nous allions nous balader dans le monde pour toujours, parce que
non, parce que voilà un cancer, une maladie, une voix dans ta tête qui veut que
tu sautes par la fenêtre, quelqu’un avec un flingue, une catastrophe
improbable, un paquet de bactéries bouffeuses de chair déchaînées qui vont
commencer par ton visage. »
Catherine Lacey a expliqué dans un entretien qu’elle pensait,
finalement, ne pas comprendre son personnage. Comme si elle s’était elle-même abandonnée
au « je » de sa narratrice, comme si l’auteure avait accepté de
suivre aveuglément le personnage. Et le lecteur, quant à lui, leur emboîtera le
pas jusqu’au bout du voyage.
Catherine Lacey, Personne ne disparaît. Actes Sud. 2016.
Traduit de l’américain par Myriam Anderson.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire