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Journaliste et écrivain
uruguayen, militant de la première heure engagé contre les dictatures
militaires qui ont fait florès sur son continent, Eduardo Galeano a acquis une
audience internationale au début des années 70 avec un ouvrage qui fit date :
Les vaines ouvertes de l’Amérique latine.
Un essai dans lequel il retraçait la
déprédation de ce même continent par les puissances coloniales puis
néo-impérialistes du XVIe au XXème siècle.
Si ses sensibilités politiques
sont encore très prégnantes dans Le livre
des étreintes (paru en 1989 mais récemment traduit en français aux éditions Lux), il joue là sur un tout autre registre. Et il fallait sans doute tout son
talent et tout son humanisme pour réussir à faire un si beau livre de ce qui
aurait pu n’être qu’un assemblage foutraque de souvenirs, d’histoires et
d’anecdotes.
Dans une note prudente, le traducteur
précise que l’abrazo sud-américain n’est que partiellement rendu par le mot
français «étreinte» qui par sa dimension «violente et
charnelle» ne rend pas exactement «ce geste amical si fréquent en
Amérique latine, qui vous fait prendre dans vos bras toute personne que vous
avez du plaisir à rencontrer ou de la tristesse à quitter». «Mais
après tout, s’empresse-t-il d’ajouter, il y a de la violence et une indéniable
participation charnelle dans les textes qu’on va lire ».
Car il s’agit bien pour Eduardo
Galeano de prendre dans ses bras, de ramener contre soi et de tenir au plus
près de son corps, ce qui a été vécu, lu, vu et entendu et qui aurait pu être
dispersé dans les oubliettes du temps. Le Livre
des étreintes ne prend pourtant pas la forme d’une somme ordonnée mais
celle d’un étoilement de souvenirs dans lesquels se bousculent quelques
écrivains et personnages connus mais surtout beaucoup d’anonymes, des bribes du
quotidien, des histoires, des rêves, des témoignages. Autant de fragments d’une
vie vécue avec les autres, qui composent au final un récit hybride que traverse
pourtant, comme un fil rouge, la présence silencieuse d’un cœur attentif. A ces
textes s’entremêlent également quelques dessins de l’auteur d’une facture
souvent onirique ou surréaliste. Il ne s’agit pas à proprement parler d’illustrations
mais plutôt de contrepoints poétiques qui accompagnent agréablement la lecture
sans jamais peser sur elle.
Inutile donc, de tenter de
reconstruire un propos à partir de cette mosaïque du cœur et de la mémoire. Mieux
vaut se laisser conduire par la main sur les sentiers bifurqués de l’auteur. On
y verra circuler César Vallejo, Pablo Neruda, Carlos Onetti, tout autant que
des paysans indiens, des prisonniers politiques cassés en mille morceaux, des
enfants facétieux, des instantanés de quelques-unes des villes où Galeano a
vécu ou s’est rendu (Buenos Aires, Montevideo, Caracas, New-York, Barcelone),
des slogans relevés ici et là sur les murs des métropoles d’Amérique du Sud,
des annonces déroutantes épinglées dans des journaux de son pays, des proverbes, des extraits de contes ou de mythes.
On rencontre un guitariste auquel
les militaires ont brisé les doigts. Il tient à ce que cela ne se sache pas car
il ne veut pouvoir être réentendu un jour pour sa seule musique sans que la commisération
ne vienne interférer entre son public et lui.
Un enfant d’un village du
Connecticut avait un jour fait remarquer à Galeano son étonnante
découverte : « Devant le feu,
face au danger, les fourmis se regroupaient par paires et ainsi, en couples,
bien enlacés, elles attendaient la mort. »
Une annonce parue dans un journal
de Montevideo en 1840 propose une liste de biens à vendre dans laquelle
figurent tout à trac : « une
négresse d’Angola à moitié dégrossie pour 430 pesos, des sangsues récemment
livrées d’Europe, de l’essence de salsepareille, un mulâtre de treize ans qui a
déjà travaillé chez un tailleur, un domestique de dix-huit ans, sans vices ni
maladie et aussi un piano et d’autres meubles à bon prix ». Petite
précision d’Eduardo Galeano : en 1840, l’esclavage était aboli depuis
vingt-sept ans.
Sur les murs :
« Aide la police, torture-toi » (Melo, Uruguay)
« Bienheureux les ivrognes, car ils verront Dieu deux fois »
(Santiago, Chili)
« Une fiancée qui n’a pas de seins, c’est bien plus qu’une
fiancée, c’est un copain » (Buenos Aires)
A Bogotá : « Prolétaires de tous les pays,
unissez-vous », et juste en dessous : « dernier avis ».
En Equateur, un étranger
rencontre un groupe d’Indiens shuar au cœur de la forêt amazonienne. Ils pleurent
tous, regroupés autour d’une vieille femme moribonde. L’étranger leur demande
pourquoi ils pleurent devant elle, alors qu’elle est toujours vivante. Et ils
lui répondent : «Pour qu’elle
sache que nous l’aimons beaucoup».
Une petite fille refuse de manger.
Sa mère demande de l’aide au conteur cubain Onelio Jorge Cardoso. Il
entreprend aussitôt de lui raconter l’histoire d’un «petit oiseau qui ne voulait pas manger sa petite bouillie».
La maman du petit oiseau lui explique qu’il ne va jamais grandir s’il ne mange
pas, mais le petit oiseau reste bec fermé et n’écoute pas sa maman. Alors l’enfant
interrompt Onelio Jorge Cardoso :
« Quelle petite merde, ce petit oiseau ».
A travers cet archipel de textes
courts, Galeano nous brosse un portrait impressionniste de l’Amérique latine,
un portrait où légèreté et gravité, violence et tendresse optimiste sont sans
cesse contredites l’une par l’autre, mais où la parole figure toujours, en
dernier recours, comme ce qui peut sauver les hommes de ce qui les écrase. La
dernière étreinte possible quand toutes les autres ont disparu. Le poids des
mots est l’autre fil conducteur de ce voyage, la force qui peut toujours refaire
surface pour consoler ou guérir. Galeano (qui connut personnellement la prison et l'exil) évoque ces
hommes jetés dans les cachots de la dictature uruguayenne, isolés durant des
années dans des cellules de la taille d’un cercueil, et qui ne durent leur
salut qu’au moyen qu’il s’étaient inventés pour continuer à communiquer entre
eux, à coups de cuillère contre les conduits rouillés de leur cellule. On pense
encore à Fernando Silva, conteur exceptionnel (« Qu’est-ce que la vérité ? La vérité c’est un mensonge
raconté par Fernando Silva ») qui exerçait aussi, à sa façon, le
métier de médecin :
« Il préfère les herbes aux pilules et soigne l’ulcère par le
chardon et l’œuf de colombe ; mais aux herbes, il préfère encore sa main.
Car il soigne en touchant. Et en racontant, ce qui est une autre manière de
toucher »
Le Livre des étreintes est bien un livre du souvenir si l’on
accepte, comme nous y invite Galeano en exergue, de rapprocher le verbe se souvenir de son sens latin premier (re-cordis).
Un sens resté plus vivace encore dans le verbe espagnol recordar. Se souvenir, nous dit-il, c’est repasser par le cœur.
Eduardo Galeano, Le livre des étreintes. Lux Editeur. 2012
Traduit de l'espagnol (Uruguay) par Pierre Guillaumin
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