Il n’y a rien de plus désolant que d’avoir été riche et de ne plus l’être. Et la leçon que La Fontaine nous invite à tirer de sa Fable du Savetier et du Financier résiste rarement à l’épreuve de la réalité… On ne rend pas si facilement «ses écus» pour récupérer «ses chansons et son somme». Surtout lorsque lesdits écus se sont volatilisés dans les appels d’air de la conjoncture. Ce n’est pas un scoop, me direz-vous (pauvre La Fontaine…), mais à moins d’y être passé soi-même, sait-on vraiment ce que cela fait ? On ne manque généralement pas d’imagination pour se rêver devenu riche du jour au lendemain. Mais après ce premier envol de l’esprit, on pousse rarement le bouchon jusqu’à s’imaginer redevenant soudain pauvre. Rien de tel, donc, qu’une petite expérience.
Prenez un couple. Lui, est un agent immobilier issu des classes moyennes que la fameuse « bulle » a poussé vers le ciel. L’argent coule à flots grâce à des projets dont l’audace ressemble beaucoup à de l’escroquerie et un associé cynique et survolté qui rêve de prendre sa retraite à quarante ans. Elle, est une très jolie fille de bonne famille qui a planté un peu tout ce qui aurait pu lui appartenir en propre (des études, une carrière) pour se laisser couler dans la vie facile que cet homme lui offre sans hésiter. Maintenant, videz-leur les poches, sortez-les de leur appartement de cent mètres carrés rue Villebois-Mareuil pour les poser dans un deux pièces à Cergy (prêté par les parents de la fille), inscrivez-les à Pôle Emploi et attendez quelques courtes années. Au bout d’un temps, comme ils ont besoin de vacances (surtout elle), expédiez-les en plein mois de juillet dans un meublé du Lavandou. Et observez… Vous êtes en train de lire Les riches heures, le premier roman de Claire Gallen, paru aux Editions du Rouergue.
Ne vous fiez pas au ton factice de mon chapeau. Le roman de Claire Gallen n’est pas drôle du tout. Il est beaucoup mieux que cela. Il est sombre, rugueux, empreint d’un réalisme vénéneux qui vous colle au palais comme une mauvaise soif. Si on la considère dans ces grandes lignes, l’histoire de ce couple qui se fissure sous l’effet d’un mécanisme assez prévisible n’est pourtant pas en soi très originale. On se doute vite que la situation a peu de chance de s’améliorer. Le talent de Claire Gallen est ailleurs. Il tient à sa façon de nous restituer cette désagrégation conjugale avec une âpreté qui ne force jamais le trait. On n’assiste pas tant à un exercice romanesque du type « grandeur et déclin » qu’aux derniers termes d’un délitement pernicieux mais implacable qui a déjà été amorcé depuis plusieurs années.
Lorsque l’histoire commence, le vent de la chance a déjà tourné depuis un certain temps, les riches heures sont un souvenir et les protagonistes ont déjà dû, par la force des choses, s’inventer une autre vie. Mais le fantôme de la précédente, sans être pour autant à chaque instant spectaculaire, pèse dans leur quotidien le poids d’un âne mort. Les objets qu’ils ont dû adopter après s’être séparé de tous les ingrédients du confort et du chic dernier cri ne leur vont pas. Comme tout ce qui compose leur environnement intérieur et extérieur. Depuis ce passage du mauvais côté du miroir, ils grincent dans leurs gonds comme des pièces mal ajustées. Il leur faut composer avec les petits désagréments d’une existence banalisée : la beaufitude estivale d’une station balnéaire moyenne, la vieille voiture qui tombe en panne, la cafetière qui se détraque… Sauf que ces aléas et cette part de laideur ordinaire du quotidien sont répercutés au centuple par leur passé fastueux. Ils ne peuvent pas plus s’en contenter qu’y échapper…
L’autre force du roman tient dans l’absence de jugement moral porté sur les personnages. Le narrateur (l’histoire est racontée par la voix de l’homme) n’est ni victimisé ni diabolisé. Certes, il n’a rien de sympathique et on n’a pas particulièrement envie de le plaindre. Il a gagné beaucoup d’argent en abusant d’acquéreurs aveuglés par la grande vogue de la pierre, avec des marges de plus en plus téméraires. Pourtant, le récit ne sonne ni comme une vengeance ni comme une leçon de morale. Et Claire Gallen parvient parfois même à nous faire éprouver une forme d’empathie pour ce personnage. Il a poussé sa vie autour d’une coquille vide gonflée par ses entrées d’argent. Il a construit son couple avec une femme correspondant parfaitement au genre de femme qui devait plaire à un homme comme lui. Mais il y a bien eu un couple, un vrai…
De la même manière, le récit de l’éloignement de la femme échappe à certains écueils. Elle est belle, plus jeune que lui, un peu creuse et elle l’a aimé parce qu’il lui offrait la vie à laquelle elle aspirait selon son échelle de goûts et de valeurs. Mais aucun procès d’intention ne lui est ici adressé. Elle n’apparaît pas tant comme une femme vénale qui quitte le navire dès qu’il prend l’eau que comme une rivière qui finit par suivre son cours là où le courant qui la porte devait la mener. Le couple a pourtant tenu, chacun a pris sur soi le temps qu’il a pu pour essayer de se contenir dans l’espace qui lui était nouvellement imparti. Mais on constate, sans réelle surprise mais avec effroi, que les rôles peuvent rarement être distribués une seconde fois.
Les riches heures s’inscrit bien sûr dans notre actualité économique. Et l’on peut aussi le lire comme un roman de la crise immobilière, vue cette fois du côté de ceux qui étaient du côté le plus enviable avant que l’orage n’éclate. Mais il ne se réduit pas à en être une illustration désincarnée.
Claire Gallen parvient à donner une couleur et une épaisseur à des personnages qui sont immensément vides. Et qui avaient au départ tout pour glisser vers leur caricature. S’il y a de la tristesse, de l’amertume et de la violence dans ses personnages, on ne trouvera par contre dans son récit ni sarcasme, ni règlement de compte, ni rédemption… autant de pistes qui, eu égard à son propos, lui tendaient pourtant sans doute ostensiblement les bras.
Claire Gallen, Les riches heures. Editions du Rouergue. 2013.
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