Il y a beaucoup de morts dans les
Souvenirs de Torgny Lindgren. Mais c’est
normal, au fond. Passé un certain âge, la mémoire ressemble toujours à un joli
coucher de soleil sur un champ de bataille. Parmi les chers absents de l’auteur
on trouvera le grand-père maternel, un paysan de près de deux mètres qui chantait
à l’église «en jouant pour ainsi dire le
rôle de l’orgue» ; Felice, une
chienne au cœur hypertrophié, dans les yeux de laquelle, avant qu'elle ne tombe sur le flanc, l’auteur crut lire «cette
seule question, alarmée et absurde : "Torgny ! Torgny ! Je pars
vers quoi ?"» ; sa mère, qui lui refile sur son lit de mort «la recette de la viande de renne séchée au
four» ; le poète et ami Göran Tunström avec lequel Lindgren s’est un
jour rendu à Paris - peut-être seulement, quand on y réfléchit, pour nous
offrir dans ses Souvenirs quelques
pages irrésistiblement caustiques sur notre belle patrie des Lettres.
Torgny Lindgren est l’un des écrivains suédois les plus traduits au monde. On trouvera sur Internet des pistes éclairantes sur une œuvre prolixe, que nous ne connaissons pas. C’est dans la zone la plus périphérique de cette œuvre que nous nous sommes donc promenés. Il y a toujours le risque, lorsqu’un grand et vieil écrivain s’adonne à l’exercice canonique qui consiste à rassembler ses mémoires, d’obtenir une somme pontifiante volontiers cousue avec le fil rouge du Destin. Rien de tel ici. Souvenirs est une commande. Torgny Lindgren, lui, ne croit pas aux souvenirs. Ou si peu. Nous voilà donc plutôt, comme il le fait lui-même remarquer à son éditrice en lui remettant son manuscrit, avec «un recueil de nouvelles». C’est pourtant drôle (parfois même très drôle) et en même temps empreint d’une pudique et tenace mélancolie. Un mille-feuille suédois auquel il serait dommage de ne pas goûter.
Lorsqu’on lève les yeux des Souvenirs de Lindgren pour parcourir la
notice consacrée à l’auteur sur Wikipedia, on se demande un instant s’il s’agit
du même écrivain. Difficile de retrouver dans les pages que nous lisons le
souffle d’une «saga réaliste et épique»
inspirée par «la tradition du roman
prolétarien scandinave». On pourra encore chercher longtemps dans ces
fragments autobiographiques un quelconque «éloge
de la nature», pourtant présenté comme omniprésent dans l’œuvre romanesque
de Lindgren. Sur un autre plan, on ne saura rien non plus de sa conversion au
catholicisme dans les années 80, pas plus que de son rayonnement au sein de
l’illustre cercle de l’Académie suédoise.
Ici, c’est plus léger et plus acide, plus discrètement grave. Plus faussement désinvolte. Il faut dire que Torgny Lindgren ne semble pas très convaincu par l’idée de raconter sa vie. C’est l’une de ses éditrices (il ne sait plus laquelle) qui lui en fait la demande. Une opération commerciale, en somme. Et voici la réponse de l’écrivain à cette requête :
«Je ne m’imagine pas me souvenir de quoi que ce soit, ai-je dit. Ça
fera bientôt un demi-siècle que mes imaginations me font vivre. Elles sont
considérables. Se mettre à les appeler souvenirs serait gênant.»
Le voilà néanmoins qui se lance tant
bien que mal, à petites foulées. Et on ne le regrettera pas. On est pourtant
loin ici d’une autoscopie qui se déploierait comme un fleuve bien installé dans
son cours. Les chapitres se succèdent sans lien direct, au gré d’une mémoire
vagabonde. Les souvenirs apparaissent plutôt comme des lépidoptères surpris de
se retrouver dans le même filet, sans hiérarchie apparente de couleur ni de
beauté. Et Lindgren garde souvent une salutaire distance avec l’exercice mnésique,
qui n’est jamais à ses yeux qu’un protocole littéraire comme un autre. C’est
ainsi qu’il émet parfois des hypothèses variées sur ce qu’il a pu dire ou faire
dans telle circonstance selon qu’il était soûl ou non. Ou qu’il complète une
scène d’une petite touche comme celle-ci :
«Et je peignai mes cheveux et me brossai les dents de devant avec une
solution saline, je sortis mes vêtements du dimanche du réduit de la chambre.
Puis je m’habillai de mon mieux de la chemise blanche et du beau pantalon de
golf aux plis marqués au fer à repasser et je mis les souliers noirs parfaitement
lustrés qui étaient devenus trop petits pour mes grands frères. Je me préparai.
Car aujourd’hui j’allais être décrit dans mes Souvenirs.»
C’est aussi une galerie de
portraits qui se tisse peu à peu en mosaïque. Le grand-père maternel, un géant
dont les os finiront par se briser parce qu’il aura refusé l’amputation qui
aurait pu stopper sa tumeur («un manchot,
cela ne vaut pas un pet de lapin») ; les parents enterrés dans le
vieux «cimetière désert de Näset» ;
l’oncle Hjalmar, un rouquin prognathe de cent trente kilos, prêt à prouver à n’importe
qui le bien fondé de ses nombreuses théories, telles que le
communisme de Churchill ou le fait que «toute
musique classique venait de Russie».
Mais à côté de ces quelques
piliers de l’arbre généalogique on verra passer de nombreuses autres
silhouettes, prégnantes ou plus volatiles. Parmi elle un ancien dignitaire de la ligne suédoise nazie devenu aveugle, qui supplie un jour Lindgren, tel un Borges
maléfique, d’écrire sa biographie. Ou une voyante croate au bel accent allemand
qui lui prédit la fin d’Olof Palme. Et bien d’autres encore, du chanteur d’opéra
à l’ami anonyme en passant par toute une gamme de personnages qui ont un jour croisé le chemin de Torgny Lindgren.
Chaque chapitre fonctionne un peu
comme un micro-récit, une courte histoire close sur elle-même constituant un
souvenir (ou une séquence de souvenirs) qui pourrait se passer des autres.
Pourtant, derrière cet archipel composé souvent d’îles miniatures, on retrouve
les grands traits d’une existence. Il y a l’écriture, à laquelle se voue très
tôt Lindgren, au grand désespoir d’une famille paysanne pour laquelle écrire ne
saurait constituer un métier. C’est pourtant sans aucune forme de
grandiloquence que l’auteur évoque sa vocation – ou lorsqu’il y a un début d'emphase, c'est toujours avec autodérision. De la même manière, Lindgren
conserve le plus souvent une distance amusée avec l’incompréhension que
manifestent ses parents. Des parents que rien ne fait fléchir dans leurs
convictions et qui continueront à attendre que leur fils trouve un vrai métier alors même qu' il sera déjà devenu l’un des écrivains les plus
célèbres de son pays, vivant confortablement de sa plume.
Il y a aussi la maladie, toujours
au rendez-vous, et qui traverse sa vie d’enfant et d’adulte. Lindgren revient également
sur son internement psychiatrique dans les années soixante… Mais les mauvaises
passes comme les mauvais coups du sort sont toujours traités avec beaucoup d’humour.
Dès qu’il est question de lui, le ton est décalé, jamais pesant et c’est alors
au lecteur de prendre la mesure de la réalité inscrite en creux de ce ton-là.
Dans le registre du sarcasme et
de la cocasserie mordante, l’écrivain suédois fait parfois des étincelles… Le
regard que les autres portent sur son lointain pays fait parfois l’objet d’échanges
assez savoureux, comme ici, avec la voyante rencontrée en Allemagne :
«La Suède ? dit-elle. Elle n’a pas été anéantie pendant la Guerre
Mondiale ?
Non, dis-je, d’un point de vue strictement géographique, nous sommes toujours là.»
Non, dis-je, d’un point de vue strictement géographique, nous sommes toujours là.»
Il faut aussi voir Lindgren
déambuler sous les portraits des nobélisés à Stockolm ou le voir assister aux funérailles de Thomas Mann depuis la terrasse d'un restaurant de Zurich. Une délégation russe vient déposer dans l’église une gigantesque banderole
sur laquelle on peut lire en lettres capitales : «Les ouvriers du
monde rendent hommage au héros de l’écriture». Mais le passage le plus
inoubliable reste probablement celui du séjour de Tunström et Lindgren à Paris.
L'égo français surdimensionné en prend pour son grade… Les deux amis échangent avec un passant qui
ne croit tout simplement pas à la possibilité qu’il puisse exister des
écrivains suédois et leur présente Paris comme une ville où à chaque coin de
rue, derrière chaque porte, chaque fenêtre a vécu un immense écrivain français.
Un grand moment…
L’émotion est pourtant aussi au
rendez-vous, discrète mais palpable, derrière les notes d’humour souvent et
quelquefois sans écran. Le dernier dialogue de Lindgren avec sa mère mourante
fait partie de ces moments forts. Un moment de parole à nue.
Les souvenirs n’existent pas. Dès
qu’on écrit, seule existe la littérature. Et écrire, confesse Torgny Lindgren
au détour d’un dialogue (comme le fit Beckett en son temps) : «je n’aurai
été bon qu’à ça». On veut bien le croire, et l'on se trouve bien aise d’avoir fait
avec lui le voyage dans ces quelques fragments de vie ballotés entre doute,
humour et nostalgie.
Torgny Lindgren, Souvenirs. Actes Sud. 2013. Traduit du suédois par Lena Grumbach
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire