Le dernier roman d’Hélène Gaudy (en librairie le 8 janvier prochain) a
quelque chose d’un objet insaisissable, capable de changer de couleur dès qu’on
le fait tourner dans sa main. Il est à la fois puissant et fragile et nous invite à une expérience de lecture particulière.
Plein hiver est pourtant construit autour d’un fil narratif relativement simple : un jeune garçon revient, après quatre ans d’absence, dans la petite ville du Nord des Etats-Unis où il avait été porté disparu. Ce retour sème le trouble, ravive les doutes et les interrogations. Pourquoi et comment avait-il disparu ? Que s’est-il passé pendant ces quatre années ? Qu’a-t-il fait ou que lui a-t-on fait ? Qui est coupable de quoi ? Pourquoi est-il revenu ? On a là un cadre, une intrigue et, se dit-on (pour peu que l’écrivain soit un peu en jambes), les germes d’un thriller rondement mené. Ce qui n’est pas une simple illusion : le rythme du récit, ses ellipses, les chassés croisés incisifs entre présent et passé nous font bel et bien entrer dans un texte où le suspense et la peur occupent une place non négligeable. Mais dans un thriller pur jus, fût-il bien écrit, la plupart des traits d’ambiance et des ingrédients narratifs, stylistiques ou psychologiques servent généralement un seul maître : le dénouement. Or, ici, s’opère un décentrement : les distracteurs sont autant de bonnes réponses et les voies apparemment sans issue nous ouvrent des portes immenses. Plein hiver, tant par sa poésie que par la trouble densité de son propos et de ses personnages, n’est pas un simple jeu de piste. C’est un roman habité.
Plein hiver est pourtant construit autour d’un fil narratif relativement simple : un jeune garçon revient, après quatre ans d’absence, dans la petite ville du Nord des Etats-Unis où il avait été porté disparu. Ce retour sème le trouble, ravive les doutes et les interrogations. Pourquoi et comment avait-il disparu ? Que s’est-il passé pendant ces quatre années ? Qu’a-t-il fait ou que lui a-t-on fait ? Qui est coupable de quoi ? Pourquoi est-il revenu ? On a là un cadre, une intrigue et, se dit-on (pour peu que l’écrivain soit un peu en jambes), les germes d’un thriller rondement mené. Ce qui n’est pas une simple illusion : le rythme du récit, ses ellipses, les chassés croisés incisifs entre présent et passé nous font bel et bien entrer dans un texte où le suspense et la peur occupent une place non négligeable. Mais dans un thriller pur jus, fût-il bien écrit, la plupart des traits d’ambiance et des ingrédients narratifs, stylistiques ou psychologiques servent généralement un seul maître : le dénouement. Or, ici, s’opère un décentrement : les distracteurs sont autant de bonnes réponses et les voies apparemment sans issue nous ouvrent des portes immenses. Plein hiver, tant par sa poésie que par la trouble densité de son propos et de ses personnages, n’est pas un simple jeu de piste. C’est un roman habité.
On aura bien sûr envie de lire Plein hiver au miroir du précédent roman
d’Hélène Gaudy, Si rien ne bouge, (publié en 2009 aux Editions du Rouergue) et avec
lequel il partage plusieurs caractéristiques. L’adolescence, tant par ses
personnages que par les troubles interrogations qu’elle inspire, en constitue
le noyau dur ; une forme de glissement entre différents genres littéraires
brouillent discrètement les termes du contrat de lecture ; on note
également la même prégnance déterminante du cadre, du décor ainsi que le
traitement très personnel du suspense. Mais cette fois, ces éléments se
resserrent davantage, se creusent et le style de l’auteure a encore gagné en
maturité, en force et en compacité. A moins que ce ne soit justement là l’un
des impacts du cadre où Hélène Gaudy
a planté son décor : un microcosme ciselé dans le froid mordant des
confins de l’Ohio, aux antipodes de l’été balnéaire et dilaté de Si rien ne bouge.
Car entrer dans Plein hiver, c’est avant tout pénétrer
dans Lisbon, une petite ville forclose
et perdue à la lisière du Grand Nord américain, telle une huître dans l’océan.
Dès le début Hélène Gaudy parvient à
en faire plus qu’un décor : une présence froide, magique et désolée, un
vide vénéneux qui semble s’être disséminé dans le sang de ses habitants –
presque un personnage à part entière. Homonyme improbable de la grande ville portugaise
(que seul rappelle la présence d’un motel, Le
Bacalhau), Lisbon en est tout autant le négatif – une sorte d’avatar
lointain et dévoyé. On pourra voir là un clin d’œil à Edouard Levé, qui avait exploré, dans un beau travail
photographique, une partie de ces doublons toponymiques de capitales du monde éclos
aux quatre coins des Etats-Unis.
Lisbon, parsemé de remparts
invisibles, inscrit d’entrée de jeu le roman dans un huis-clos propice à des
formes variables de tragédie (vendetta, ostracismes, secrets sulfureux…) :
«Ceux qui habitent ici y vivent depuis des générations, ils ont ce
qu’on appelle des racines, de nombreux contentieux et de vieilles
connaissances, presque toutes les familles se saluent mais se mélangent
rarement, en souvenir d’une époque où l’on ne savait pas encore qui était qui,
où tout semblait possible et dangereux, où certains venaient des grandes
villes, du Canada, de New-York parfois, débarqués des cargos, harassés par la
route, où l’on avait encore envie de bâtir une ville, de fonder une famille.
Petit à petit, le temps a resserré tout cela comme un nœud sur un sac – ce
qu’il contient retombe au fond, y macère.»
Autant de pistes romanesques qui
ne seront pas pour autant développées mais qui imprègnent fortement le cadre du
récit. Lisbon est une ville dure, un îlot de froideur et d’humidité où les
gosses n’osent pas se relever la nuit pour sortir pisser ; une ville de
gel et de pluie traversée par l’impersonnalité hoppérienne de cars jaunes maculés
de «miettes de pains de mie King Size
entre les sièges» pour mener les enfants à l’école. Quelques boutiques, la
silhouette des Monts Bearhead pas très loin, et puis rien. Une gangue d’ennui
qui fait de chaque enfant un fugueur potentiel. Mais le plus souvent, les
escapades ne mènent pas loin, telle celle de Prudence, revenue dans sa chambre
après une fugue avortée dont elle ne conservera que le souvenir d’une blessure
à l’épine d’un rosier. Et puis il y a aussi des légendes qui contiennent les gamins
dans le cercle de Lisbon. Personne n’oublie la présence menaçante et diffuse de
Nathaniael Bar-Jonah, un ogre invisible qui se mitonne des petits plats avec la
chair des enfants aventureux. On pense à la réclusion collective que mettait en
scène Night Shyamalan dans son film The Village, celle d'une communauté figée dans
le passé qui s’était inventée des créatures dangereuses et surnaturelles
interdisant à tout un chacun de s’aventurer au-delà de ses dernières rues.
C’est donc dans ce petit univers
que réapparaît la silhouette diaphane de David Horn, disparu quatre ans plus
tôt, l’année de ses quatorze ans. Il est reconnu et interpellé par deux flics
(même pas alcooliques…) qui l’interrogeront quelque temps avant de le «rendre»
à sa mère. La nouvelle se répand, tranquillement mais sûrement : David
Horn est revenu. A partir de cet événement, Hélène Gaudy tresse un récit fuselé qui, à coup de courts
chapitres, déplace le lecteur comme une boule de billard entre différentes
strates du présent et du passé, sans jamais le perdre. C’est aussi entre
différents personnages qui ont gravité de près ou de loin autour de David Horn
que l’on fait son chemin dans le livre. Il y a Samuel, le voisin qui observait David
de sa fenêtre et qui était devenu son ami et frère de sang. Jude et Tom, deux
frères ensauvagés et livrés à eux-mêmes qui vivent dans un mobile home à
l’extrême limite de la ville et au bord de cet Atlantic River, qu’ils se battront vainement pour faire figurer
dans le Record Guinness Book au titre
de la plus petite rivière du monde. Personnages magnifiques que ces deux frères,
qui semblent échappés, sous une forme contenue et assagie, de l’univers
délétère du Délivrance de John
Boorman. Et puis il y a bien sûr Prudence Montgomery, jeune fille amoureuse de «tous ses garçons» avec lesquels elle
vit en bande, mais qu’une passion profonde et silencieuse attache plus
fortement encore à David Horn.
Hélène Gaudy nous immerge avec brio dans ce petit collectif d’ados assoiffés de liberté, bousculés par l’ennui et le désir, un peu étranges, décalés et pourtant extrêmement crédibles et vivants. On les voit naviguer dans leurs premiers émois, s’avancer au bord de précipices qui ne disent pas encore leurs noms, s’essayer parfois à des gestes bruts, furtifs ou maladroits. David Horn, taiseux, insondable, est un peu l’astre central de cette micro-constellation que sa disparition laissera se désagréger tranquillement. Plusieurs autres figures traversent encore ce récit, en plein ou en creux, y apportant toutes leur touche d’ombre ou de lumière. La mère de David est le seul personnage adulte qui occupe une place centrale dans Plein hiver. On la voit d’abord, à la naissance de son fils, se débattre dans les fadeurs d’une maternité qui ne l’inspire guère plus que sa vie conjugale, traîner, subir. Jusqu’à ce que prenne forme un jour entre eux une complicité silencieuse devant un film de Science-Fiction projeté sur l’écran du drive-in de Lisbon. Est-ce seulement dans ces espaces interstellaires qu’ils sont capables de se rejoindre ?
Hélène Gaudy nous immerge avec brio dans ce petit collectif d’ados assoiffés de liberté, bousculés par l’ennui et le désir, un peu étranges, décalés et pourtant extrêmement crédibles et vivants. On les voit naviguer dans leurs premiers émois, s’avancer au bord de précipices qui ne disent pas encore leurs noms, s’essayer parfois à des gestes bruts, furtifs ou maladroits. David Horn, taiseux, insondable, est un peu l’astre central de cette micro-constellation que sa disparition laissera se désagréger tranquillement. Plusieurs autres figures traversent encore ce récit, en plein ou en creux, y apportant toutes leur touche d’ombre ou de lumière. La mère de David est le seul personnage adulte qui occupe une place centrale dans Plein hiver. On la voit d’abord, à la naissance de son fils, se débattre dans les fadeurs d’une maternité qui ne l’inspire guère plus que sa vie conjugale, traîner, subir. Jusqu’à ce que prenne forme un jour entre eux une complicité silencieuse devant un film de Science-Fiction projeté sur l’écran du drive-in de Lisbon. Est-ce seulement dans ces espaces interstellaires qu’ils sont capables de se rejoindre ?
L’une des grandes forces d’Hélène Gaudy, déjà décelable dans son précédent roman mais poussée encore plus loin ici, est sa capacité à rendre compte avec justesse et précision des comportements ou sentiments de ses personnages en tournant pourtant le dos à toute analyse psychologique. Elle reconstitue une sorte de vérité humaine et tangible (et en premier lieu celle de l’adolescence) en passant par des correspondances singulières, des symptômes et des biais non répertoriés.
Une fois David revenu, le petit groupe d’amis tente un temps de se reconstituer. Mais quelque chose est passé par là : le temps. Un temps troué par le silence de ces quatre années qui invite aussi bien les personnages que le lecteur à toutes les supputations : David Horn a été trimballé dans le coffre d’une voiture, séquestré pendant des années ; David Horn a connu la frénésie des grandes villes et des nuits de lumière ; David Horn a été maltraité ; David Horn est devenu un homme loin de la ville rabougrie de son enfance ; David Horn a enfoui son cœur d’adolescent dans le froid des forêts... Pour les autres, le temps passé s’est délité. Peut-être ont-ils mûri un peu trop tôt sur les branches de leur arbre, entre leurs frontières étriquées. Prudence a connu des garçons qui ne lui ont pas apporté ce que lui offrira fugacement (mais trop tard) David Horn. Jude et Tom ont appris à se battre comme des bûcherons…
Les habitants de Lisbon, eux aussi, tournent et retournent cette histoire dans leur tête. Ils avaient tissé leur toile autour de cet événement incompréhensible. On avait lancé des recherches, soupçonné chaque habitant de la ville, fouillé la maison de Prince, ce vieux marginal qui ouvrait sa porte aux enfants comme Léautaud aux chats de sa rue. Ils s’étaient nourris de l’absence de David Horn et ne comprennent pas le sens de ce retour. Ils veulent savoir et ils finiront même par se rendre, telle une foule soudain prête à en découdre, jusqu'à la résidence familiale où le garçon s’est replié...
David Horn ne dit rien et Plein hiver se construit magnifiquement autour d’un vide, d’un blanc. Les policiers qui ont interrogé le garçon se retrouvent avec quelques feuillets en main ressassant un scénario qui ne leur parle pas (et qu’ils ne se donneront même pas la peine de nous faire lire). Peut-être le scénario est-il ailleurs, quelque part dans les souvenirs enfouis de Samuel, dans cette rivière glacée où il avait un jour laissé son ami s’enfoncer, à moins que ce ne soit dans ce coin de forêt où, quelques années plus tôt, il lui avait fait la farce de l’abandonner ; dans l’absence discrète de la mère auprès de qui David Horn revient s’inventer une enfance ; dans les silences de Prudence Montgomery ou, pourquoi pas, dans cette vieille histoire colportée d’un OVNI qui aurait un jour touché le sol de Lisbon… S’agit-il là seulement du fantasme ancien de quelques ploucs perdus au cul de l’Amérique ou le signe d’autre chose - susceptible d’être connecté avec la passion de l’enfant David pour les espaces sidéraux devant la toile du drive-in ?
Pourtant, il n’y a rien de ludique ni de cosmétique dans cette multiplication apparente des pistes. Chacun pourra suivre la sienne, à moins qu’elles ne se rejoignent toutes en un certain point. Mais le lecteur, quoiqu’il en soit, ne se sentira pas floué. A preuve, la scène finale de Plein hiver, d’une beauté renversante, et dans laquelle David Horn pourrait nous apparaître soudain comme un lointain et tragique descendant de Peter Pan.
Il y a dans ce roman une force d’écriture permanente, indiscutable. Le suspense n’y est finalement qu’un épiphénomène, un accident de l’intranquillité qui habite le monde qui s’y déploie. Et si cette dimension qui fait encore vibrer la corde du thriller dans l’œuvre d’Hélène Gaudy venait à disparaître (disparition que nous irions même jusqu’à appeler de nos vœux, comme ça, juste pour voir…), nous sommes convaincus que nous continuerions à la lire les yeux grands ouverts.
(cet article peut également être lu sur Culturopoing)
Hélène Gaudy, Plein
hiver. Actes Sud. 2014.
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