dimanche 13 novembre 2016

> Il paraît que nous sommes en guerre - Pierre Terzian

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13 novembre 2015 : il y a un an. Inutile de revenir sur le détail de faits dont tout le monde se souvient.  Mémoire de chiffres : 130 morts, 413 blessés, l’attentat le plus meurtrier perpétré en France depuis la Seconde Guerre mondiale. Et puis une immense sidération. Et, dans l’onde de choc de la sidération, la parole... La parole qui témoigne, qui se soigne, la parole qui tente de comprendre, celle qui prétend avoir tout compris, la parole qui pense, celle qui a toujours-déjà-pensé, celle qui vomit, la parole qui enferme, celle qui ouvre des fenêtres, qui voudrait réparer, la parole qui récupère, la parole-colère… Une vingtaine de livres sont parus en un an autour du 13 novembre, plusieurs centaines d’articles : journalistes, philosophes, sociologues, politologues, médecins du RAID, survivants, proches ou parents  de victimes (citons tout de même la très belle lettre d’Antoine Leiris Vous n’aurez pas ma haine, adressée aux assassins de sa femme et parue dans le Monde quelques jours après les attentats).  



Au milieu de tous ces textes, un opuscule particulièrement saisissant : un texte d’une trentaine de pages (faut-il l’appeler un « long poème » ?), dont on n’a guère parlé dans la presse et qui ne figure pas dans la liste bibliographique que dresse  Wikipedia à la fin de son article sur le 13 novembre. Un texte écrit par un écrivain qui n’appartient à aucune des catégories citées plus haut, qui vit à Montréal et ne se trouvait pas à Paris ce soir-là. Mais l’impact des attentats a généré, dans la dévastation, des cercles concentriques parfois très éloignés de son cœur névralgique. Un petit livre rare, fragile et pourtant d’une force étonnante. Un livre qui fait de l’hébétude le lieu possible de sa propre parole et avance au-dessus du vide vers quelques questions…






Un texte qui se déplie doucement, hésite. Hésite à aller au-delà de ce qu’il sait, croit savoir. On croit (on croyait ?) savoir qui l’on est : « Je vis aujourd’hui à Montréal. /Je suis marié à une femme de 44 ans. / Elle a une fille de 7 ans. / Je suis écrivain. / Et prof de théâtre. » On croit savoir ce que l’on aime (le rock, manger, rouler en voiture). On est  « un homme impur », on pense aussi être « capable de souffrir ». On souffrait avant d’une souffrance « diluée ». On est un homme comme beaucoup, qui évolue dans un espace à la fois ouvert et restreint. Ce n’est peut-être pas suffisant. Nous sommes nombreux à avancer ainsi : « Je m’étais mis à croire en la possibilité d’un monde réduit. / A portée de main. / Fait d’écriture et de politique infime. / Ma politique. / Une main tendue dans l’obscurité. »


Et puis il y a une autre souffrance qui survient avec le 13 novembre. Quelque chose que l’on ne voyait pas car nous ignorions « la violence qui cherche à nous rapatrier. / Qui cherche à se faire patrie. ». Nous avions poussé sur un territoire de brume douce : « J’ai grandi aveugle / Apatride. / Nous grandissons aveugles, ici. / Pas par choix. / C’est un voile sur le monde autour. » Après le 13 novembre, on voudrait retisser ce voile, mais quelque chose est déchiré.  Quelque chose a mis le doigt sur l’os de l’existence : « Je ne joue plus à vivre. / Depuis ce Vendredi 13, nous sommes en vie. » Et nous voilà contraints à nous demander « pourquoi nous sommes ce que nous sommes. », à poser les mots autrement, parce que nous n’avons plus le choix : « Réapprenons à parler. / En vrai. / Avec des mots et des pauses. / Des yeux ouverts. / Nous écoutons. / Insatisfaits. / Reprenons. »


Le poème de Terzian invite à une reprise de la parole, s’y essaye. Mais s’y essaye dans un tremblement où la certitude n’a pas de place. C’est une parole qui tente de se retrouver au cœur de ce qui l’a dévastée. Une parole qui accepte de ne pas saisir, et qui s’adresse aussi aux auteurs des attentats : « Est-ce que tout va bien chez vous ? / Est-ce que vous croulez aussi sous les questions ? Nous, nous constations l’ampleur du désastre. / Nous voyons clairement que nous ne savons pas. / Ni pourquoi. / Ni comment. / NI quand. / Ni qui. / Ni où. » Ce temps de l’ignorance, cette reconnaissance de l’ignorance a une importance capitale. Et cette parole-là, pauvre, éberluée, se cherchant un chemin dans la forêt des chemins, on l’aura finalement très peu entendue. La scène a été très vite occupée par des paroles sûres d’elles-mêmes, des solutions, des plans, des théories : « Depuis ce Vendredi 13, c’en est devenu terrifiant. / Tout le monde professe. » Et surfant sur la peur, le besoin de certitude, il y aura bientôt les brasseurs de « vent mauvais » qui « remplissent les urnes de crottin chaud. »


Pourtant, de cette parole éberluée, infra-politique, va se dégager peu à peu quelque chose comme un contour, le contour flou de ce que « nous sommes » et ne sommes pas. La seconde force du texte de Terzian, c’est  justement la mise à jour de la friabilité de « notre » identité. Au discours qui voudrait opposer à la radicalité intégriste, la radicalité d’autres valeurs (la France, la République, la Cohésion, la Culture de paix, que sais-je), Terzian préfère une autre vision, probablement plus médiocre mais plus juste : nous sommes égaux dans l’impureté, pas de « retour en arrière possible » : nos femmes se tatouent, boivent, nous avons « des amis pédés », « les hommes donnent le biberon ». Mais contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire nous ne sommes pas dépositaires d’une culture avec un grand C qui pourrait bomber le torse face à la monstruosité de Daesh. Parce que nous sommes perdus, nous doutons, « Parce que nous sommes seuls. / Absolument seuls. / Dans l’océan des propositions paralysantes. Nous n’avons pas de culture. / Enracinée. / Utile, dans ces cas-là. » Là où la situation de douleur, de violence inacceptable pourrait nous contraindre à nous inventer une culture opposable, Terzian préfère regarder ce qu’il en est pour de vrai, tout en bas. Bien sûr, il dit « je », mais c’est un « je » pour beaucoup, celui des cafouilleurs lambdas, descendants directs de « la culture de la mort de la culture », avec leurs enfants pixellisés qui avalent tout « comme des éponges », avec leur envie aussi d’en finir avec tout ça, leur « radicalisation sous le manteau » - entendons, ce désir que le système se fissure pour recommencer mieux et autrement. Nous ne brandissons pas de fierté nationale au-dessus de nos têtes, nous nous débattons dans la merde, nous sommes capables d’avoir honte de ce que nous faisons. Ce n’est ni bien, ni mal, c’est ainsi : « A chaque coin de rue. / Nous détruisons nos propres armes. ». Nous cherchons comment nous refaire, par où recommencer, mais « modestement », une vie « pas éternelle », nous voulons réinventer, mais réinventer quelque chose « qui part de ce que nous sommes, et nous ramène où nous nous trouvons. » Si ce n’est dans le viseur des combattants invisibles qui nous tuent (mais qui sont-ils au fait, se demande, leur demande Terzian : des révolutionnaires ? des barbares ? des aliens ? des monstres que nous avons fabriqués, nous qui ne « sommes pas capables de croire que quelque chose n’a pas été fait par nous ») « Personne, ici, n’est l’Occident. »


Nous n’avons pas la carrure de l’ennemi idéal … « Trop en guerre contre nous-mêmes pour être en guerre contre vous. » Ce « vous » auquel s’adresse sans cesse Terzian pourra nous tuer, nous déchiqueter. Mais nous ne somme pas en guerre. C’est pourquoi nous ne la perdrons pas. Pas cette guerre-là.


Il faudra aller jusqu’à la dernière page de ce très beau texte pour remettre les pendules à l’heure. Se souvenir de ce que serait une belle guerre, une vraie, auprès de « Ceux qui sont partis. / Ceux qui vont partir » (éternels œufs cassés de toutes les omelettes de l’histoire). Ceux qui, aujourd’hui chez nous - et pour peu que l’on se retrousse les manches, nous offrent peut-être l’occasion de réapprendre notre dignité.












Pierre Terzian, Il paraît que nous sommes en guerre. Sun/Sun éditions. Mai 2016.






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