13 novembre 2015 : il y a un
an. Inutile de revenir sur le détail de faits dont tout le monde se
souvient. Mémoire de chiffres : 130
morts, 413 blessés, l’attentat le plus meurtrier perpétré en France depuis la
Seconde Guerre mondiale. Et puis une immense sidération. Et, dans l’onde de
choc de la sidération, la parole... La parole qui témoigne, qui se soigne, la
parole qui tente de comprendre, celle qui prétend avoir tout compris, la parole
qui pense, celle qui a toujours-déjà-pensé, celle qui vomit, la parole qui
enferme, celle qui ouvre des fenêtres, qui voudrait réparer, la parole qui
récupère, la parole-colère… Une vingtaine de livres sont parus en un an autour
du 13 novembre, plusieurs centaines d’articles : journalistes,
philosophes, sociologues, politologues, médecins du RAID, survivants, proches
ou parents de victimes (citons tout de
même la très belle lettre d’Antoine Leiris Vous
n’aurez pas ma haine, adressée aux assassins de sa femme et parue dans le
Monde quelques jours après les attentats).
Au milieu de tous ces textes, un
opuscule particulièrement saisissant : un texte d’une trentaine de pages
(faut-il l’appeler un « long poème » ?), dont on n’a guère parlé
dans la presse et qui ne figure pas dans la liste bibliographique que
dresse Wikipedia à la fin de son article
sur le 13 novembre. Un texte écrit par un écrivain qui n’appartient à aucune
des catégories citées plus haut, qui vit à Montréal et ne se trouvait pas à
Paris ce soir-là. Mais l’impact des attentats a généré, dans la dévastation,
des cercles concentriques parfois très éloignés de son cœur névralgique. Un
petit livre rare, fragile et pourtant d’une force étonnante. Un livre qui fait
de l’hébétude le lieu possible de sa propre parole et avance au-dessus du vide
vers quelques questions…
Un texte qui se déplie doucement,
hésite. Hésite à aller au-delà de ce qu’il sait, croit savoir. On croit (on croyait ?)
savoir qui l’on est : « Je vis
aujourd’hui à Montréal. /Je suis marié à une femme de 44 ans. / Elle a une
fille de 7 ans. / Je suis écrivain. / Et prof de théâtre. » On croit
savoir ce que l’on aime (le rock, manger, rouler en voiture). On est « un
homme impur », on pense aussi être « capable de souffrir ». On souffrait avant d’une souffrance
« diluée ». On est un homme
comme beaucoup, qui évolue dans un espace à la fois ouvert et restreint. Ce
n’est peut-être pas suffisant. Nous sommes nombreux à avancer ainsi :
« Je m’étais mis à croire en la
possibilité d’un monde réduit. / A portée de main. / Fait d’écriture et de
politique infime. / Ma politique. / Une main tendue dans l’obscurité. »
Et puis il y a une autre
souffrance qui survient avec le 13 novembre. Quelque chose que l’on ne voyait
pas car nous ignorions « la violence
qui cherche à nous rapatrier. / Qui cherche à se faire patrie. ». Nous
avions poussé sur un territoire de brume douce : « J’ai grandi aveugle / Apatride. / Nous
grandissons aveugles, ici. / Pas par choix. / C’est un voile sur le monde
autour. » Après le 13 novembre, on voudrait retisser ce voile, mais
quelque chose est déchiré. Quelque chose
a mis le doigt sur l’os de l’existence : « Je ne joue plus à vivre. / Depuis ce Vendredi 13, nous sommes en
vie. » Et nous voilà contraints à nous demander « pourquoi nous sommes ce que nous sommes. »,
à poser les mots autrement, parce que nous n’avons plus le choix : « Réapprenons à parler. / En vrai. / Avec des
mots et des pauses. / Des yeux ouverts. / Nous écoutons. / Insatisfaits. /
Reprenons. »
Le poème de Terzian invite à une reprise de la parole, s’y essaye. Mais s’y
essaye dans un tremblement où la certitude n’a pas de place. C’est une parole
qui tente de se retrouver au cœur de ce qui l’a dévastée. Une parole qui
accepte de ne pas saisir, et qui s’adresse aussi aux auteurs des attentats :
« Est-ce que tout va bien chez
vous ? / Est-ce que vous croulez aussi sous les
questions ? Nous, nous constations l’ampleur du désastre. / Nous
voyons clairement que nous ne savons pas. / Ni pourquoi. / Ni comment. /
NI quand. / Ni qui. / Ni où. » Ce temps de l’ignorance, cette
reconnaissance de l’ignorance a une importance capitale. Et cette parole-là,
pauvre, éberluée, se cherchant un chemin dans la forêt des chemins, on l’aura
finalement très peu entendue. La scène a été très vite occupée par des paroles
sûres d’elles-mêmes, des solutions, des plans, des théories : « Depuis ce Vendredi 13, c’en est devenu
terrifiant. / Tout le monde professe. » Et surfant sur la peur, le
besoin de certitude, il y aura bientôt les brasseurs de « vent mauvais » qui « remplissent les urnes de crottin chaud. »
Pourtant, de cette parole
éberluée, infra-politique, va se dégager peu à peu quelque chose comme un
contour, le contour flou de ce que « nous
sommes » et ne sommes pas. La seconde force du texte de Terzian, c’est justement la mise à jour de la friabilité de « notre »
identité. Au discours qui voudrait opposer à la radicalité intégriste, la
radicalité d’autres valeurs (la France, la République, la Cohésion, la Culture
de paix, que sais-je), Terzian
préfère une autre vision, probablement plus médiocre mais plus juste :
nous sommes égaux dans l’impureté, pas de « retour
en arrière possible » : nos femmes se tatouent, boivent, nous
avons « des amis pédés », « les hommes donnent le biberon ».
Mais contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire nous ne sommes
pas dépositaires d’une culture avec un grand C qui pourrait bomber le torse
face à la monstruosité de Daesh. Parce que nous sommes perdus, nous doutons,
« Parce que nous sommes seuls. /
Absolument seuls. / Dans l’océan des propositions paralysantes. Nous n’avons
pas de culture. / Enracinée. / Utile, dans ces cas-là. » Là où la
situation de douleur, de violence inacceptable pourrait nous contraindre à nous
inventer une culture opposable, Terzian préfère
regarder ce qu’il en est pour de vrai, tout en bas. Bien sûr, il dit « je », mais c’est un « je »
pour beaucoup, celui des cafouilleurs lambdas, descendants directs de « la culture de la mort de la culture »,
avec leurs enfants pixellisés qui avalent tout « comme des éponges », avec leur envie aussi d’en finir avec
tout ça, leur « radicalisation sous
le manteau » - entendons, ce désir que le système se fissure pour
recommencer mieux et autrement. Nous ne brandissons pas de fierté nationale
au-dessus de nos têtes, nous nous débattons dans la merde, nous sommes capables
d’avoir honte de ce que nous faisons. Ce n’est ni bien, ni mal, c’est ainsi :
« A chaque coin de rue. / Nous
détruisons nos propres armes. ». Nous cherchons comment nous refaire,
par où recommencer, mais « modestement »,
une vie « pas éternelle »,
nous voulons réinventer, mais réinventer quelque chose « qui part de ce que nous sommes, et nous
ramène où nous nous trouvons. » Si ce n’est dans le viseur des
combattants invisibles qui nous tuent (mais qui sont-ils au fait, se demande,
leur demande Terzian : des
révolutionnaires ? des barbares ? des aliens ? des monstres que
nous avons fabriqués, nous qui ne « sommes
pas capables de croire que quelque chose n’a pas été fait par nous »)
« Personne, ici, n’est
l’Occident. »
Nous n’avons pas la carrure de
l’ennemi idéal … « Trop en guerre
contre nous-mêmes pour être en guerre contre vous. » Ce « vous » auquel s’adresse sans cesse
Terzian pourra nous tuer, nous déchiqueter. Mais nous ne somme pas en guerre. C’est
pourquoi nous ne la perdrons pas. Pas cette guerre-là.
Il faudra aller jusqu’à la
dernière page de ce très beau texte pour remettre les pendules à l’heure. Se
souvenir de ce que serait une belle guerre, une vraie, auprès de « Ceux qui sont partis. / Ceux qui vont partir » (éternels
œufs cassés de toutes les omelettes de l’histoire). Ceux qui, aujourd’hui chez
nous - et pour peu que l’on se retrousse les manches, nous offrent peut-être
l’occasion de réapprendre notre dignité.
Pierre Terzian, Il paraît que nous sommes en guerre.
Sun/Sun éditions. Mai 2016.
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